La première révolution du XXIe siècle ?

par Réda Benkirane

Communication pour le colloque international Penser les révolutions arabes, Ecole Normale Supérieure, Lyon, 13, 14 et 15 décembre 2012, à paraître dans la revue Asterion.

 

Il y a eu d’innombrables travaux sur le printemps ou les révolutions arabes, se focalisant généralement sur l’aspect géopolitique, sur la question de la démocratisation et du pluralisme, ou bien sur l’aspect info-technologique et médiatique, mais il me semble que ce dossier est le tout premier qui se concentre sur la pensée, sur la dimension cognitive qui émane du processus en cours ou qui l’accompagne. De quelles pensées ce processus est-il le nom, quelles pensées produit-il, inspire-t-il ? Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre de manière pleinement satisfaisante à ces questions, mais ce que nous allons tenter est une mise en acte de l’intitulé du dossier « Penser les révolutions arabes ». 

Pour commencer, j’aimerais définir mon point de vue, mon poste observatoire mais aussi mes partis pris méthodologiques, mon biais heuristique, mon inclination épistémologique. Toute ma subjectivité de chercheur et d’observateur participant est assumée par le fait qu’elle s’est modelée selon une empiricité et des données produites par la réalité sociale, politique et culturelle de l’arabité et l’islamité contemporaines. Quand je dis « je », c’est un « je » de situation, d’observateur décentré de l’ego-histoire, et re-territorialisé dans le champ de l’observé. Je commencerai en premier par affirmer ma profession de foi : je crois en l’avenir. Je suis ainsi curieux de l’avenir des sociétés du monde arabe, alors que depuis près d’une vingtaine d’années je subissais malgré moi, une fatigue mentale, un désintéressement croissant au sujet de leur passé, probablement parce que j’en avais été au préalable trop nourri. Certes, il faut connaître l’histoire pour ne pas la voir se répéter, mais le drame de l’individu arabe depuis au moins deux siècles est qu’il n’a cessé de vouloir connaître son passé selon la pire manière de la penser, à savoir dans une perspective idéologique, ou selon le mode qu’on peut qualifier d’autodestructeur de l’identité et de la « quête de sens ». Le rapport au passé que je dénoncerais bien volontiers n’est même pas fixiste, car à force de ressasser son histoire, de l’interpréter (dans le sens le plus herméneutique du terme), de la mythifier, de la théologiser, on a fini par détruire ces relations au passé qui, en principe, auraient pu être des ancrages pour mieux nomadiser dans le temps. L’obsession du souvenir de la grandeur et de la créativité de la civilisation arabo-islamique a occulté au cours des deux derniers siècles le souci de l’avenir. Que ce soit sous le règne idéologique de l’arabisme, au moment des indépendances politiques, ou dans celui de l’islamisme, qui dure depuis près d’une quarantaine d’années, la captation du passé, la réinterprétation de l’histoire n’ont pas produit des effets créateurs sur la vision du futur. Et jusqu’à aujourd’hui, la question du projet de société au XXIe siècle est au stade du balbutiement (et c’est en ce sens que l’islamisme est critiquable dans ce qu’il a échoué à entreprendre au niveau de la vision et de la pensée) ; à moins de considérer comme opérateurs le retour aux anciens (c’est le sens même de la voie salafie), l’imitation des aspects piétiste et martial de leur mode de vie,  le cantonnement sociétal au cadre de l’islam des origines. À ce propos, l’image parlante pour décrire la situation de ses religionnaires d’un genre nouveau, saisis de la nostalgie des origines, est qu’ils cherchent à se doter d’un véhicule qui obligerait ses conducteurs à constamment regarder en arrière pour aller de l’avant. Cette posture, qui est aussi une contorsion alliant le culte des Ancêtres et le regard rétrospectif, suffit à leurs yeux à faire œuvre de piété et à devenir clairvoyant.

Le choix de l’avenir comme orientation est donc un choix majeur, qui privilégie le devenir à l’être qui, lui, n’est qu’un has been métaphysique. Et ce qui est remarquable dans ce qui s’est déclenché avec ce qu’on appelle communément le « printemps arabe », c’est le fait que nous ne sommes plus dans la répétition, dans la redondance, dans l’incantation du passé, mais que toutes sortes de motifs et patterns nouveaux affleurent à la surface du réel, que l’horizon s’élargit – même s’il ne s’éclaircit pas encore. L’avenir est incertain, imprédictible, mais ce dont l’observateur que je suis est en revanche convaincu, c’est que ce processus révolutionnaire est en train de déterminer l’évolution des cinquante prochaines années, et cela en soi contribue à une radieuse aurore de l’histoire des peuples de la région. Penser un processus révolutionnaire, hors de tout cadre idéologique, de tout credo religieux, c’est contribuer à un effort de prospective. Justement rappelons que la notion de prospective, telle qu’elle fut énoncée pour la toute première fois par le philosophe français Gaston Berger il y a une soixantaine d’années, ne se définit pas comme une prédiction ou même une divination de l’avenir ; c’est un éclairage qui permet de mieux aborder le futur, les futurs possibles. L’image que proposait Gaston Berger pour décrire la science nouvelle qu’il appelait de ses vœux était celle du conducteur automobile engagé dans une route inconnue en pleine nuit : les feux de son véhicule éclairent suffisamment son champ de vision pour lui permettre de s’enfoncer dans la pénombre, de poursuivre son chemin. C’est ce à quoi la pensée du processus révolutionnaire devrait s’atteler, éclairer les voies du futur, sachant qu’elles ouvrent à des bifurcations en chaînes, mais l’essentiel est d’être mentalement outillé pour s’enfoncer dans la réalité inaccomplie mais qui s’existentialise au fur et à mesure que nous l’abordons. En un mot, penser le futur en lieu et place de la pensée du passé – qui n’a que trop perduré, insisté dans le présent – est une option stratégique capitale pour échapper à la cécité empirique.


Partis pris méthodologiques

Tout notre travail devrait consister en une sorte de maïeutique ; c’est le travail socratique par excellence que nous devons apprendre: aider à l’enfantement de cette pensée en gestation, cette sagesse du non-équilibre (la révolution) et de la non linéarité (quand la connaissance des conditions initiales ne conduit pas à celle des conditions finales[1]). C’est dans l’expression et les modalités du printemps arabe que je vois une forme de libération qui, peut-être, n’est pas qu’arabe, mais possiblement universelle. Cette libération est double : libération de peuples et libération de pensée créatrice pour en finir avec les monocultures de l’esprit. A la logique descendante (de type top-down), où les individus sont perçus et agis en tant que véritable bétail cognitif par de gigantesques machines de pouvoir politique, religieux, médiatique, économique et financier, je vois émerger des dynamiques ascendantes (bottom-up) portées par une loi de puissance qui en font une force sociophysique à la mesure de ces phénomènes critiques tels qu’avalanche, crue, tsunami. Le pouvoir est vertical et descendant, la puissance est horizontale et émergente. C’est la puissance, la majesté que les peuples ont donné à voir avec le printemps arabe. 

La révolution est un processus rare et exceptionnel dans un paysage évolutif. Il survient de temps à autre et constitue un bouleversement dans l’ordre des choses. Beaucoup de faits inscrits dans le cours historique peuvent a posteriori expliquer son déclenchement, mais ce déclenchement relève d’un phénomène de seuil, de criticalité, où, à un moment donné, un processus quantitatif opère une métamorphose qualitative. Il y a une transition de phase, un point de sublimation qui partant d’un niveau quasi moléculaire (je parle de ces tragiques immolations, ces étincelles qui ont déclenché le feu de la révolte) subitement affecte tout un corps d’une qualité nouvelle ; l’incandescence. L’erreur méthodologique consisterait selon moi à faire une lecture uniquement politique ou politiste de ce processus révolutionnaire. Ce serait se fourvoyer que de juger de la qualité ou de la radicalité de ce mouvement révolutionnaire en évaluant la qualité ou la radicalité des équipes politiques qui se sont mises en place dans les pays ayant eu raison de l’ancienne dictature. Il y a d’abord un hiatus technique : on juge d’une situation à l’instant t (le renversement du chef libyen, la montée synchrone des islamistes dans les parlements tunisien et égyptien, la politisation des salafistes, l’intervention militaire nationale ou internationale) mais la photographie n’est déjà plus d’actualité à l’instant t+1 (la Libye de 2012 n’est pas l’Irak de 2004, la guerre en Syrie n’est pas une copie du template de l’intervention de l’OTAN en Cyrénaïque, le comportement de l’armée égyptienne n’est pas connu d’avance, les réformes au Maroc, en Algérie et en Jordanie n’ont pas véritablement ouvert le jeu politique, les islamistes au pouvoir sont contestés en Égypte et en Tunisie). Le printemps arabe n’est pas une révolution de cabinet ou de palais, un changement de tapisserie au sein des sérails, et encore moins une inspiration/conspiration étrangère contrairement à ce que certains esprits chagrins et jaloux ont avancé (parce qu’en fait ils avaient raté le train et n’étaient pas du voyage). Ce ne sont pas à proprement parler des révolutions politiques, elles sont plus profondes que cela. La contestation du pouvoir n’est pas une opposition classique pour défendre un parti, une cause politique, pour imposer un « isme » particulier. C’est un rejet qui impose justement une redéfinition de la chose politique. Ce sont des révolutions apophatiques, c’est-à-dire qu’elles avancent par négations successives face au pouvoir et à l’autorité. L’esprit de la révolution se définit par ce qu’il n’est pas, il affirme ce qu’il ne veut plus. D’où l’importance de les penser. Donc je n’évaluerai pas les avancées de ces révolutions au niveau de quelques équipes dirigeantes plus ou moins médiocres, de certains discours rétrogrades ayant fait surface à la faveur de l’élan libertaire, mais j’évaluerai le saut mental franchi sur le plan de l’effacement de la peur qu’inspiraient jusque-là les détenteurs d’autorité et les actionnaires des forces armées. La peur et le conformisme qui l’accompagne imprégnaient depuis des temps immémoriaux de vastes champs de la vie sociale et culturelle, au point qu’il était justement difficile de penser librement la société, les droits et le quant à soi de l’individu, le statut de la femme, le sort du minoritaire, la place du sacré, la soumission du religieux au politique. La traduction politique du printemps arabe n’est qu’un des aspects et peut-être pas le plus manifeste, le plus expressif dans le court terme d’un basculement qui s’apparente à une révolution copernicienne. Son effectuation, si elle passe par des régressions transitoires, se heurte à l’esprit de la révolution : le réveil des peuples est marqué par un rejet du passé, c’est le « on » qui dit « non ». Nous sommes à ce moment de l’histoire où la première affirmation est une négation. Il s’agit d’évaluer désormais tout ce que ce « non » omnipotent est susceptible de libérer comme énergie psychique créatrice. Pour la première fois, les peuples arabes affirment leur incroyance et leur incrédulité en la nature sacrale, en l’impeccabilité et l’inviolabilité du Chef, du Rais, du Za‘îm, du Sultan, de l’Émir, du Cheikh, et de l’Imam. Pour la toute première fois, ils se révoltent sans porter aux nues un chef de milice, un chef de tribu ou de clan, un vieux de la montagne, un mahdi messianique, un candidat nouveau à la royauté ancienne. Pour la toute première fois, ils n’ont pas laissé un janissaire ou à un militaire imposer son rythme et son prisme dans le processus révolutionnaire.

 

L’année-lumière de la conscience arabe

Revenons-en au déclenchement du printemps arabe car s’il est désormais un processus inscrit dans le temps long, il fut à son origine un événement d’une grande singularité. L’année 2011 fut en quelque sorte l’année-lumière de la conscience arabe contemporaine. Je parle sciemment en termes cosmologiques pour référer à la contraction de l’espace-temps. Pour décrire maintenant en termes psychanalytiques l’événement : 2011 fut une année de thérapie collective qui a mis fin à la longue dépression née au lendemain de défaite de la guerre des six jours ; cette thérapie collective a donné aux individus le sentiment de réintégrer l’histoire, de faire l’histoire selon des modalités nouvelles, où rien n’est donné, rien n’est couru d’avance. Tout un chacun éprouve une phase hautement possibiliste de l’histoire. 

Le déclenchement de ces révolutions sociales est, à l’image de notre temps du XXIe siècle, marquée du sceau de la complexité, de phénomènes de criticalité, d’imprévisibilité et d’écart à l’équilibre. Du pire des mondes possibles (celui du despotisme, du népotisme et du clientélisme), le monde arabe est en train de devenir une gigantesque Place de la Libération (Midane al Tahrir) qui universalise au sein du village global les luttes sociales et politiques de peuples jeunes que l’on croyait condamnés au silence ou à l’intégrisme. Le printemps arabe a terrassé quatre des plus anciens et plus brutaux dictateurs (en Tunisie, Égypte, Libye et au Yémen) et l’on voit mal comment ce processus ne pourrait pas, à terme, décimer un à un tous les autocrates toujours en poste. Les manifestations pacifiques des Syriens ont dégénéré, du fait de l’effroyable violence de la police politique et de l’armée, en une guerre totale. Cette lame de fond trace une crête en « bordure du chaos » – ce « moment délicieux » pour parler comme Paul Valéry [2], entre ordre et désordre, entre cristal et fumée, entre monarchie et anarchie.

Les analyses pleuvent pour tenter d’expliquer tout ce qui est advenu, mais nous sommes comme pris de court, toujours en décalage face à la vitesse et à la densité d’un réel subversif qui fomente, percole et se répand comme un défi à l’interprétation et à la signification.

Que ceci advienne aux Arabes, que l’on disait accablés par le fanatisme religieux et le fatalisme oriental – mais aussi par l’orientalisme fatal des « spécialistes » et autres « islamologues » de terrain ou de plateau – donne encore plus d’acuité à la sidérante démonstration. En fait nous sommes en train de passer d’un fatalisme passif, le fatum mohametanum énoncé par Leibniz, ce solipsisme paresseux à un fatalisme actif, à un amor fati. Il s’agit d’être à la hauteur de tout ce qui arrive. Et c’est là un autre enseignement, peut-être plus spécialement adressé à nous autres, chercheurs, auteurs, essayistes : saurons-nous – car il s’agit d’un savoir – être à la hauteur de ces événements, nous engager dans le fatalisme actif qui accueille l’empiricité comme source de renouvellement et d’évolution ? Le philosophe indo-pakistanais Mohammed Iqbal peut nous orienter dans cette acceptation confiante du fatalisme quand il disait en anglais ‘Destiny is time regarded as prior to the disclosure of its possibilities’ : « La destinée, c’est le temps considéré comme antérieur à la manifestation de ses possibilités. ». Une fois que l’on est engagé dans l’action, il s’agit de remettre le sort de sa propre personne à la destinée. C’est ce qu’ont fait partout les révolutionnaires arabes qui sont sortis au début tout pacifiquement n’ayant pour boucliers que leurs poitrines contre l’armement lourd et la répression de bien des régimes arabes. S’engager dans l’action, au péril de la vie, et remettre son sort à la destinée, se montrer digne et majestueux face à l’adversité, à la répression, c’est cela le fatalisme actif. Un verset coranique affirme que le changement social est d’abord une réalité immanente, je cite :

« Dieu ne change pas la condition d’un peuple tant qu’il n’a rien changé en lui-même ». Le tonnerre (C 13, 11)

En passant du fatalisme passif au fatalisme actif, quelques peuples considérés comme jusque-là mineurs ont changé quelque chose en eux-mêmes au point que la démonstration est faite que la puissance de la multitude métamorphosée peut l’emporter sur tout pouvoir coercitif et toute forme de tyrannie (politique, militaire, religieuse, financière…)

 

Un processus de libération et une phase possibiliste

Bien que le Maghreb et le Machreq couvrent un espace géographique composé de 22 États répartis dans une superficie qui fait près de trois fois celle de l’Union Européenne, avec de fortes disparités en termes de démographie, d’histoire, de territoire, d’économie et de revenus nationaux, ce qui est à la fois commun et spécifique des différentes sociétés de la région est la prédominance d’une certaine forme de pouvoir politique. Que l’on considère les régimes monarchiques ou les républiques, un système oligarchique s’arroge tous les pouvoirs politiques et économiques et  assure sa maintenance à travers des liens dynastiques ; ce système s’appuie sur des valeurs de nature confessionnelle (les Alaouites), tribale ou clanique (les Saoud qui ont apposé leur nom sur le territoire des lieux saints de l’islam) qui renforcent une cohésion sociale que l’historien maghrébin des civilisations, Ibn Khaldûn, avait conceptualisée dès le XIVe siècle. Cette cohésion sociale est exclusive, elle est perpétrée par généalogie, hérédité, filiation. Cette relation au pouvoir politique ou économique – des fameux « pères de » aux tristement célèbres « fils de » – est précisément ce qui est dorénavant catégoriquement rejeté par les jeunes citoyens du monde arabe. Dans le paysage politique marqué par la complexité et l’imprédictibilité, nous pouvons en revanche affirmer sans trop de risque que l’environnement a changé au point que l’espèce des dirigeants ayant légitimé leur règne sur la transcendance du pouvoir ou plutôt l’illusion de transcendance et la fausse tradition (ou si l’on veut la retraditionnalisation) sont désormais voués à l’extinction.

Et ceci est d’autant plus nouveau que cette révolution est pure de toute transcendance (ou d’illusion de la transcendance) : elle laisse présager des formes prochaines que pourrait prendre les combats démocratiques. Face à cette révolution, il n’y a donc pas à être pessimiste ou optimiste, mais ce qui advient possibilise des alternatives à l’infernal dilemme entre dictature politique et extrémisme religieux, entre peste et choléra.

On parle de retour du religieux dans l’espace des phases du printemps arabe, alors qu’il faudrait parler d’effet-retour ou à la limite de recours du religieux. De plus en plus d’observateurs, eux-mêmes fourvoyés depuis une trentaine d’années par des islamologues qui ont pour tout bagage d’islamologie la formation science po et le stage linguistique d’arabe au Caire ou à Damas, commencent à admettre ce que nous-mêmes, un très petit nombre de chercheurs, avancions dans nombre d’articles et de livres ; à savoir que l’islamisme est la forme même de sécularisation ayant cours dans le monde arabo-musulman, que le recours au religieux intervient pour avancer des projets politiques, et aussi comme réponse à une crise d’identité et à une perte généralisée du sens en Islam. Nous sommes face à une mouvance idéologique qui a considérablement évolué en l’espace de trois décennies, et à bien des égards, c’est une idéologie d’ascension, de tremplin, de transition pour une frange significative de populations ayant vécu de manière traumatique l’exode rural et l’urbanisation de masse dans des espaces sous-intégrés.

Que restera-t-il du religieux quand le processus d’intégration sociopolitique sera achevé ? Je crains que nous découvrions à ce moment-là, qui n’est plus très loin si l’on considère la manifestation areligieuse des révolutions arabes, que cette mouvance ainsi que celle du wahabisme – qui ne doit sa fortune qu’à la géologie du sous-sol – n’aient conduit à une sortie irréversible de l’Islam. Toutes ces expressions du religieux en Islam sont actuellement doublées, à gauche, par une social-démocratie à la turque et dépassées, à droite, par une théologie du marché à l’occidentale. 

Rappelons-nous que Ben Laden est la marque de fabrique du terrorisme et également le nom de l’entreprise de travaux publics qui est en train de détruire la Mecque et la Médine historiques, les plus hauts lieux saints des musulmans, ce cinquième ou ce quart de l’humanité, pour la rendre et la vendre en une copie de Las Vegas avec l’architecture factice des casinos et des malls (nouveaux temples de la contemplation postmoderne). Comme quoi la barbarie criminelle et l’abomination urbanistique des paradis infernaux (les Evil Paradises) sont les deux faces d’un même épiphénomène de désacralisation et de sortie de la religion. Le capitalisme, avec son libre-échangisme non pas sensuel mais pulsionnel, a fait du marché la première croyance collective sur terre. Rappelons-nous aussi tout ce que Max Weber  a écrit sur l’esprit du capitalisme, la pulsion du profit (c’est son expression) et la relation avec l’éthique de certaines sectes protestantes. Pour conclure sur ce volet religieux, si nous nous dirigeons à grande vitesse vers la sortie de l’islam, avec cette prédominance d’une religion d’arrivistes, matérialiste, dogmatique, formaliste, réductionniste, beaucoup d’hommes et de femmes lucides et critiques cherchent l’islam de la sortie, celui qui offre une issue métaphysique, une voie de secours et de salut à l’impasse actuelle de la raison religieuse dominante. Une des conséquences des révolutions sociales, avec cette levée de la peur et des tabous, sera de repenser le théologico-politique en Islam à la lumière des mutations sociales et de la libération mentale, de l’accroissement des connaissances, des développements scientifiques et technologiques de notre temps.

Les sociétés contemporaines du Maghreb et du Machreq représentent un bassin de population de quelque 350 millions d’habitants dont plus de la moitié (184 millions) sont âgés de moins de 24 ans et dont le quart (76 millions) est dans la classe d’âge 15-24 ans. Cette dernière classe d’âge est la force motrice de l’innovation sociale et culturelle de demain, elle n’aura pratiquement connu que l’univers numérique, elle qui représente la majorité (40-45%) des utilisateurs des réseaux sociaux et qui d’ores et déjà a un niveau éducatif jamais atteint dans l’histoire de cette région et nettement plus avancé que toutes les autres classes d’âge. Cette population jeune du monde arabe drainera demain, c’est-à-dire dans une dizaine d’années, le reste des populations vers un progrès social dont nous n’avons pas idée.

La fin est en vue, celle de la transition démographique, culturelle et des idéologies de tremplin de la modernisation (arabisme, islamisme). Nous sommes passés de la ruralité illettrée à l’urbanisation alphabétisée en un temps très court, un parcours brutal, violent, empreint d’anxiété métaphysique que les nations européennes auront accompli en plus de deux siècles. Les révolutions sociales arabes sont comme l’annonce que l’achèvement de cette transition sera complet au courant de ce siècle.

S’il me fallait maintenant identifier l’échelle de magnitude du printemps arabe, dans une perspective historique arabo-islamique, je dirais que les révoltes déclenchées en décembre 2010-janvier 2011 constituent l’événement sociétal le plus important de ces quatorze derniers siècles. 

Certes la jeunesse qui se révoltent ou qui a pris les armes en Libye et en Syrie n’est pas une génération spontanée. Son processus révolutionnaire est le précipité social de plusieurs décennies de hautes luttes pour des droits civiques et politiques. La sphère médiatique arabe a été une matrice de maturation des débats là ou la presse et la radio (qui ont joué un grand rôle dans la montée du nationalisme et la lutte contre le colonialisme), la télévision satellitaire, la toile informatique et la téléphonie mobile constituent différentes couches de complexité fertile. La jeunesse mise en avant par la socialisation de la révolte est porteuse d’une révolution mentale : au plus profond de la psyché collective, une structure archaïque – le verrou de la peur – a sauté.  Nous assistons à l’émergence de l’individu arabe contemporain, de l’acteur-citoyen et la maturation de sociétés civiles qui ne sont plus disposées à accepter qu’une minorité régnante et ses alliés étrangers prennent en main leur destinée politique et économique.

Rappelons-nous aussi comment le déclenchement de ces bouleversements sociétaux marqua aussi l’avènement d’une raison infotechnologique. Jamais les réseaux sociaux et les fils d’informations n’ont aussi bien porté leurs noms que durant les premiers mois de l’année 2011 : entre les flux de Facebook, de Twitter, les résultats de Google affleurant en temps réel et la couverture permanente d’Al Jazira qui diffusait à la volée vidéos, textos, appels téléphoniques de citoyens en prise directe avec les événements, une gigantesque boucle rétroactive (feedback positif) se mit en place. Il y fut question de vie et de mort et le journalisme citoyen fut au premier front du devoir d’informer.

Face au pouvoir politique, à la force militaire, à l’autorité religieuse, nous avons assisté à la montée en puissance des dynamiques sociales. Ces dynamiques diffèrent entre elles, d’une société à une autre, d’un régime à l’autre, mais elles furent mises en réseau et en résonance par le phénomène de synchronisation des consciences qu’a engendré la grande boucle rétroactive informationnelle Al Jazira/Facebook/Twitter/Google.

 

Nomades et monades de la sphère numérique arabe

Dans son Anthologie mondiale de la stratégie, Gérard Chaliand rappelle que, du IVe siècle avant J-C jusqu’au XIVe siècle, l’antagonisme structurant était celui qui opposait sédentaires et nomades. Il reproche aux historiens, Ibn Khaldûn excepté bien sûr, d’avoir sous-estimé, sous-étudié le rôle des nomades dans la longue durée de l’histoire des conflits de l’humanité. Ibn Khaldûn évoque quelques qualités du combattant nomade, il vaut la peine de les rappeler :

« Les nomades vivent une vie isolée, ils ne sont pas défendus par des murs. Aussi, pour se protéger, comptent-ils sur eux-mêmes. Toujours armés et aux aguets, ils sont attentifs au moindre signe de danger, ayant pleinement confiance en leur courage et en leur force. Car le courage est devenu une de leurs qualités majeures et l’audace une seconde nature. »[3]

Ce sont ces qualités de nomades – vigilance, attention, confiance en soi, courage  et audace – qui ont fait la réussite des jeunes révoltés face à des pouvoirs nécrosés par leur sédentarisation et la longévité de règnes sans partage. Il faut ici préciser que le nomade n’est pas celui qui se déplace dans l’espace, mais, comme l’avait identifié l’historien Toynbee, celui qui recherche une certaine qualité d’espace, une territorialité particulière. En ce sens, la sphère sémantique et digitale arabe est un nouvel espace sociétal propre à un certain nomadisme intellectuel et aussi de combat. Les jeunes cyberactivistes sont dans cet univers comme dans leur élément maternel (ce sont des digital natives) et, face aux gouvernements autoritaires, ils sont dans la même situation de puissance maritime que celle des nomades arabes du 1er siècle de l’hégire débarquant de leurs vaisseaux-dromadaires pour affronter et défaire les cavaleries perses et byzantines enlisées, désemparées dans l’océan de sable.

Tels sont les actants de la communauté (Oumma) numérique : ils ne se définissent pas par ce qu’ils sont, mais par ce qu’ils font, le rôle qu’ils jouent au sein de la sphère virtuelle et sémantique. Joueurs d’échecs tridimensionnels, pollinisateurs des réseaux sociaux et des nouveaux médias, connecteurs de communautés locales et globales en ligne, acupuncteurs de ses nœuds vitaux, cognitaires de l’âge de l’information : de nombreuses métaphores peuvent ainsi décrire la multidimensionnalité de leurs actions et la multiplicité de leurs appartenances.

Engagés dans les révolutions sociales, ils n’entendent pas représenter une force politique ou s’organiser en un parti. Ils représentent tout le temps, partout, un large spectre de sensibilités politiques, sociales et culturelles.

Ces nouveaux venus réprouvent d’un côté la violence et l’extrémisme et condamnent d’un autre côté l’abdication de l’intelligentsia qui, au nom du réalisme, s’est prostrée (l’inbitâh) face à l’establishment politique. Ils défient les figures politiques de l’opposition aussi bien que les clercs et autres chevaliers médiatiques patronnés par les pétromonarchies. Ils savent que l’ère des leaders charismatiques et des intellectuels « maîtres à penser » est terminée depuis longtemps ; ils scrutent l’horizon et pensent collectivement à la recherche d’avenirs possibles pour « Sa Majesté le Peuple ».

Ces révolutionnaires sont pleinement conscients de l’effet de levier né de la souplesse des réseaux et de la sagesse des foules. Ils mobilisent une intelligence collective, cognitive et connective au service du plus grand nombre. Ils ont une connaissance instinctive des propriétés émergentes de la physique et de la métaphysique de l’information qui peuvent aboutir à de l’arithmétique non linéaire où « le tout est plus que la somme des parties » (Aristote, Métaphysique).

Un des résultats les plus étonnants du printemps arabe est que ces révolutions sociales sont pures de toute transcendance (ou illusion de transcendance) : pas d’idéologie au programme, pas de maître, point de disciples, point de leaders ni de suiveurs, l’horizon n’est pas spirituel ni platonicien, mais réticulaire, rhizomatique.

Sur cet aspect de la socialité de la contestation, pour mieux pressentir ce qui advient, je recours en ce qui me concerne à la boîte à outils du philosophe français Gilles Deleuze qui avait conceptualisé il y a plus d’une trentaine d’années le rhizome, cette racine qui s’étend de manière adventice. Il avait proposé cette figure d’une biologie de la résistance et de la résilience, par le biais d’une racine qui se propage en superficie, en surface comme le chiendent et la mauvaise herbe. Il imaginait ainsi une manière d’appréhender des groupes sociaux, des individus-machines désirantes, une forme décentralisée de pouvoir politique et des possibles historiques adjacents.

Bien avant la révolution numérique, l’architecture du réseau était ainsi conceptualisée par le philosophe Gilles Deleuze et son co-auteur le psychanalyste Félix Guattari. Tous deux ont eu l’intuition de penser une forme de croissance horizontale et fractale qui peut être une alternative à l’ordre vertical et hiérarchique prévalant dans les constructions sociopolitiques. Dans leur chef-d’œuvre philosophique Mille Plateaux, publié en 1980 (ce titre reprend la notion botanique de « plateau » utilisée par l’anthropologue Gregory Bateson et employé dans l’étude des bulbes, tubercules, rhizomes), ils énoncent les caractéristiques du rhizome comme substitut du paradigme dominant de l’arbre. C’est un chamboulement théorique important :

« Nous sommes fatigués de l'arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres, aux racines ni aux radicelles, nous en avons trop souffert. Toute la culture arborescente est fondée sur eux, de la biologie à la linguistique. Au contraire, rien n'est beau, rien n'est amoureux, rien n'est politique, sauf les tiges souterraines et les racines aériennes, l'adventice et le rhizome »[4].

Leur prophétie sur la similarité entre rhizomes et neurones était établie longtemps avant la naissance de la technologie de liaison de la Toile et de ses implications cognitives dans l’émergence d’un cerveau global virtuel (hypercortex) :

« (…) Beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête, mais le cerveau lui-même est une herbe beaucoup plus qu'un arbre. »[5]

La prédiction de Deleuze-Guattari d’une forme immanente de pouvoir et de croissance triomphe pas seulement dans l’univers digital de la sphère sémantique et de tous ses artefacts mais aussi au cœur des sociétés contemporaines. Ce qu’ils décrivaient il y a trente ans, c’est l’esprit même de la socialité du XXIe siècle :

« Principes de connexion et d'hétérogénéité : n'importe quel point d'un rhizome peut être connecté avec n'importe quel autre, et doit l'être. C'est très différent de l'arbre ou de la racine qui fixent un point, un ordre. Un rhizome ne commence et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d'alliance. L'arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et…». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. »[6]

Si l’on rabat cette conception philosophique sur le plan social des révolutions arabes, on peut entrapercevoir le profil d’un nouvel individu, l’esquisse d’un nouveau collectif. Dans les monarchies théocratiques, il n’y a pas eu de révolution mais des manifestations populaires dans lesquelles on a pu voir émerger une pensée collective. Il a été question d’affirmer avec de plus en plus d’insistance « vive le peuple ! » et « Sa Majesté le Peuple ». Le « Peuple » dont il est question n’est pas un « Nous » ontique et antique, tribal et clanique sur le mode khaldûnien. Le « Nous » conventionnel et consensuel n’a rien de majestueux ni de puissant : il écrase souvent le « Je », « Elle(s) », et quelques-uns au sein du « nous autres ». Le peuple ici renvoie plutôt à un « On » postmoderne, à l’ubiquité du pronom impersonnel exprimant un devenir. Le « On » et son « Non » expriment l’individu et le collectif, s’accordent au pluriel et au singulier et en genre. « Sa Majesté le Peuple » signifie donc cette puissance immanente du « On », soit la quintessence des révolutions sociales arabes dont la grande nouveauté est qu’elles ont pu réunir individualités et multitudes, hommes et femmes (insistons sur ce point très important, les femmes sont sorties dans la rue, elles occupent le terrain, tiennent des discours et mènent la contestation), mais aussi jeunes et vieux, toutes classes sociales, confessions, ethnies confondues autour de quelques mots d’ordre incandescents « liberté, justice, dignité », « dégage ! ». Ce qui devrait être fascinant à observer ces prochaines années est cette irruption massive et irréversible du Peuple, cette montée en puissance du « On » sur la scène jusque-là transcendantalisée du pouvoir politique et de l’autorité religieuse. « On » le Peuple est un « Nous » métamorphosé, enrichi, sophistiqué (sophisticated us).  Ce « On » qui crie aujourd'hui « Non » (as « One ») est un « Nous » fibré, augmenté de filaments réticulaires pour mieux paver le plan social, mailler l'espace politique. Le « On », ce 'Anybody', 'Somebody' est un singulier universel qui pourrait manifester planétairement son émergence. C’est en cela qu’il faut voir la première révolution sociale de ce siècle.

Si l’on rabat maintenant la conception philosophique de Deleuze-Guattari sur le plan technologique, on entame un processus de discernement qui justement nous aide à penser la socialisation de la révolte au XXIe siècle et sa machine de guerre nomade. Dans cette perspective, le printemps arabe signale une modernité dont nous ne percevons pour l’instant que la signalisation sans être en mesure d’en extraire une signification aboutie. Je dis modernité car nous avons là la première démonstration empirique majeure de ce qu’envisageait l’américain Howard Rheingold, observateur des technologies de l’information et de la communication et surtout de leurs usages sociaux, qui voyait venir il y a dix ans la « prochaine révolution sociale » dans son livre sur les « foules intelligentes » (smart mobs). [7]

 

Régressions temporaires

A bien des égards, les événements qui eurent lieu fin décembre 2010 en Tunisie, Égypte, Libye, Yémen, Bahreïn, Algérie, Maroc, Mauritanie, Jordanie et en Syrie pourraient signaler le commencement de la première révolution du XXIe siècle. Cela nous laisse entrevoir les prochaines formes de combats démocratiques qui se sont répandus du sud de l’Europe à l’Amérique autour des mouvements des indignés, ‘Occupy London’, ‘Occupy Wall Street’ et peu après jusqu’au Brésil. Un peu partout sur la terre, l'enjeu est de libérer le plus grand nombre d’un « destin de bétail cognitif »[8] alors que le capitalisme semble avoir atteint son stade ultime, celui de la transcendance et de la première croyance collective sur terre.  La chute des marchés financiers en 2008, la crise économique n’ont pas été en mesure de réformer et réguler le système économique libre-échangiste. Les peuples pourraient donc finir par se réveiller et par là même imposer le changement nécessaire.

Dans un monde interdépendant où la communication est transmise à la vitesse de la lumière, les crashes financiers, les crises économiques mais tout autant les révoltes sociales sont des phénomènes épidémiques. Si tout le monde s’accorde à reconnaître la causalité qui court au sein des marchés financiers (par exemple entre la crise du crédit hypothécaire américain en 2007 et la situation de quasi faillite d’un pays comme la Grèce quelques années plus tard), j’affirme pour ma part que la socialisation de la révolte à l’échelle globale manifeste pareillement des corrélations, voire une solidarité, par exemple entre printemps arabe et érable. Il vaut la peine de rappeler que  les manifestations en Iran de juin 2009 constituaient le premier signal fort de ce qui allait survenir dix-huit mois plus tard au Maghreb et au Machrek. Le cadre transversal de ces mouvements sans leader, sans idéologie, émulé par la communication internet peut expliquer pourquoi certains gouvernements d’Asie du sud-est ont craint l’effet de contagion et ont par conséquent déployé un effort massif pour filtrer les flux d’information sur internet relatifs aux événements révolutionnaires du monde arabe. Mais la technologie reste foncièrement ambivalente, telle un pharmakon qui est à la fois le remède qui guérit et le poison qui tue. L’intelligence, c’est à la fois le développement cognitif et la surveillance des esprits. En tant qu’agents catalytiques, les outils de l’infotechnologie peuvent accélérer ou inhiber une réaction sociale. Réseaux sociaux et nouveaux médias sont des moyens de partage de l’information et de production de savoir, mais ils peuvent tout autant être utilisés pour le contrôle et la manipulation des citoyens.

Et trois ans après le déclenchement des révolutions arabes, l’heure est au désenchantement national et à la répression. L’illusion lyrique semble avoir laissé place à un réveil amer avec un peu partout une reprise en main musclée des régimes en place. L’Égypte a préféré s’engager dans un processus de démission de l’expérience électorale ayant conduit un frère musulman à la présidence de la république, au risque de poursuivre une politique violente, vis-à-vis des islamistes mais aussi vis-à-vis des jeunes révolutionnaires, qui semble comme d’avance condamnée à l’échec. Trois ans après la révolution égyptienne, c’est un maréchal qui se présente aux élections présidentielles, alors que deux anciens présidents sont en prison… Mais les partis d’inspiration religieuse ont une part égale de responsabilité dans la polarisation de la vie politique. Même le modèle turc d’islamisme conservateur, autoritaire et orienté marché ne fait plus rêver, maintenant qu’est définitivement rompue l’alliance stratégique et sous-terraine entre le Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) et le mouvement confrérique de Fethullah Gülen, maintenant que les scandales de corruption remontent en surface et que le printemps arabe a touché la place Taksim d’Istanbul. Seule la Tunisie jusqu’à présent a su contenir le niveau de violence nourrie par les mouvements salafistes et a poursuivi son processus par l’adoption d’une Constitution qui a été l’objet d’âpres débats entre les différentes sensibilités politiques et religieuses de la population. Partout les pétromonarchies sont perçues comme des agences d’influence agissant pour leurs propres comptes, mais aussi parfois au profit de puissances tierces, œuvrant en coulisse alors qu’elles sont dotées d’une puissance financière considérable dans une région où l’économie est en déshérence et où seule règne et gouverne la rente issue des énergies fossiles. Car la question peut-être la plus importante qu’il s’agit de se poser vis-à-vis de l’ensemble des pays arabes est de savoir pourquoi, cinquante ou soixante ans après les indépendances politiques, aucun pays, riche ou pauvre, ne décolle sur le plan économique, que ce soit dans le domaine de la production, celui des services ou de l’innovation. La culture de rente et l’esprit d’assisté ne seraient-elles pas les substituts de la valeur « travail » (beruf) et de l’esprit d’entrepreneur identifiés par Max Weber dans le développement du capitalisme  auprès des sectes protestantes?

Si bien entendu les processus révolutionnaires diffèrent d’un pays à l’autre, d’une expérience à l’autre, il reste à réfléchir sur ce qui demeure commun aux différents pays du Maghreb et du Machrek, et même au-delà dans le monde musulman. Ce qui apparait comme une constante, c’est effectivement la difficulté à trouver des formulations constructives, des solutions complémentaires, des réponses pacifiées et non violentes aux rapports entre religion et pouvoir, foi et raison. Comment rompre un complexe théologico-politique si ancien, si problématique et qui est aussi une épreuve douloureuse à vivre pour les individus-citoyens ? De ce fait, poursuivre une répression vis-à-vis des islamistes, en Egypte notamment où le parti des Frères musulmans a été banni de toute activité politique en 2013, ne nous projette pas vers un avenir ouvert mais nous rabat sur des expériences qui se répètent depuis un quart de siècle, notamment en Algérie et en Palestine occupée où la confrontation entre deux sensibilités politiques a conduit a des divisions et des déchirements au sein des populations.

Comme l’a fait remarquer le philosophe Hassan Hanafi, les islamistes ayant accédé au pouvoir par les urnes, au lendemain des révolutions arabes, sont des responsables politiques qui sont sortis de la case « Prison » pour se rendre immédiatement à la case « Palais ». Il faut aussi se rendre compte que les Frères musulmans ont eu leur martyr mystique, leur Hallaj en la personne de Sayed Qotb, un homme que rien ne destinait à la figure du fondamentaliste mort pour ses idées. C’était un critique littéraire qui aurait pu devenir une grande figure de la culture et de la littérature. Son entrée dans l’islamisme se fera après un voyage qu’il effectuera dans les années 40 aux États-Unis, séjour occidental qui aura eu un impact décisif dans son destin. Emprisonné sous Nasser, il sera torturé, et, comme le suggère Hassan Hanafi, il faut lire son commentaire révolutionnaire du Coran comme un immense cri de souffrance, comme une lecture de quelqu’un qui cherche à sortir de sa geôle, et à se libérer. Cet homme, qui avait la possibilité d’emprunter d’autres itinéraires, s’il n’avait pas rejoint les Frères musulmans et payé le prix de cette adhésion, sera pendu en 1966. Quelle fut donc son crime ? Et d’une certaine manière, nous payons jusqu’à nos jours le prix de cette oppression que les islamistes de par le monde relient à celles que subirent les théologiens Ibn Hanbal (par le fait de l’inquisition rationaliste du calife abbasside Al Ma’mun au IXe siècle) et Ibn Taymiya (XIVe siècle) pour ce qui relève de nos jours de simples délits d’opinion.

La destinée de Sayed Qotb résume en quelque sorte le funeste destin du mouvement des Frères musulmans en Égypte qui n’ont pu et su que reproduire des relations de confrontation, de violence et d’oppression avec les autorités politiques et militaires. Où est donc leur sens de la chose politique ? Vis-à-vis de toute cette mouvance qui, même lorsqu’elle arrive au pouvoir, continue de faire peur au pouvoir, il s’agit de réaliser que, d’une certaine manière, nous sommes coupables dans notre appréhension de l’islam politique d’avoir sous-estimé la part de souffrance, d’enfermement physique, d’isolement social et de sang versé dans l’élaboration et l’écriture d’une pensée qui reste rudimentaire sur le plan conceptuel. Penser les révolutions arabes, spécialement dans leur phase actuelle faite de régressions temporaires, implique d’ajouter à la philosophie et à la sociologie politiques une approche psychanalytique et psychothérapeutique. Ce qui a surgi dans le déclenchement des révolutions sociales, c’est justement la nécessité de revoir l’histoire de ces dernières décennies sous le prisme non pas seulement du concept, mais de l’affect (voire de l’éros), de la compassion, de l’empathie. Le débat d’idées, la confrontation politique, les ruptures fécondes avec les usages de la tradition, l’invention de nouveaux discours ne doivent pas advenir au prix de l’exclusion et de la répression d’un groupe social. Dans ce contexte transitionnel qui est amené à se déployer dans le temps long, le chercheur en sciences sociales et humaines n’est plus seulement un analyste et un praticien de la raison mais il devient aussi une sorte de thérapeute. Et la période qui s’ouvre avec la démocratisation de régimes toujours tentés par l’autoritarisme est une didactique du dialogue, par tous les moyens nécessaires d’une pensée assignée à travailler sur les révolutions sociales.   

Encore une fois, la libération en cours n’est pas seulement d’ordre politique : ses retombées économiques, sociales et culturelles seront à long terme tout simplement immenses. Si un événement d’amplitude similaire et aussi sidérant que le 11 septembre 2001 a pu susciter le rejet de l’autre, le repli identitaire et le choc des civilisations, ce processus révolutionnaire en cours, par ses idéaux universels « Liberté, Dignité, Justice », créé tout aussi instinctivement un sentiment d’empathie, un esprit animé d’une solidarité infinie. Après la guerre et le terrorisme, le temps est venu de bâtir des routes et des ponts sur le socle de cette empathie planétaire.

 

Réda Benkirane

 

 


[1] La non-linéarité et le phénomène dit de la « sensibilité aux conditions initiales » relèvent des mathématiques du chaos déterministe mises en évidence pour la première fois par le mathématicien Henri Poincaré. Même dans un système déterministe, il n’est pas possible de déduire linéairement l’avenir du passé, car le moindre petit écart des conditions initiales entraine un écart exponentiel au niveau des conditions finales. En physique et en météorologie, ce chaos déterministe a été illustré par la métaphore du papillon : ici, un simple battement d’aile de papillon peut aboutir au bout d’une chaine non linéaire de causalité à une tempête de l’autre côté de la planète. Cf. Réda Benkirane, La Complexité, vertiges et promesses. Dix-huit histoires de sciences, Le Pommier, 2013, chapitres XII et XIII.

[2] « Entre l’ordre et le désordre règne un moment délicieux », Paul Valéry, Variétés II, « Préface aux Lettres Persanes ».

[3] Cité par Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 2009, p. XLI. Le même passage apparaît formulé de manière légèrement différente dans la traduction de Vincent Monteil, Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle, Al-Muqaddima, 3e édition, Sindbad-Actes Sud, 1997, p. 194.

[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Editions de Minuit, 1980, p. 24.

[5] Mille plateaux, op. cité, p. 24.

[6] Mille plateaux, op. cité, p. 36.

[7] Cf. Howard Rheingold, Foules intelligentes. La nouvelle révolution sociale. Traduit de l’américain par Pierre-Emmanuel Brugeron, M2 Editions, 2005.

[8] L’expression est du philosophe Gilles Châtelet, cf. Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Exils, 1998, p.19.

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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