Quel Islam?
Par Jacques Berque
Ce texte est paru dans Le Temps stratégique
No 64, juin 1995.
Jacques Berque a, dans sa jeunesse, étudié
l'arabe en vivant en tribu dans la région du Hodna algérien
et le droit musulman avec des cheikhs de l'Université
de Qarawiyin à Fès. Plus tard il a occupé,
un quart de siècle durant, la chaire d'histoire sociale
de l'Islam contemporain au Collège de France, et servi
comme expert de l'Unesco. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages
d'histoire sociale et d'islamologie, parmi lesquels: Les Arabes
d'hier à demain (Paris, Seuil, 1960), L'Intérieur
du Maghreb (Paris, Gallimard, 1978) et L'Islam au temps
du monde (Paris, Sindbad, 1984). Retiré depuis 1981
dans son village familial des Landes, Jacques Berque a publié
encore une nouvelle Traduction du Coran (Paris, Sindbad,
1991), un volume de souvenirs, Mémoires des deux rives
(Paris, Seuil, 1989) et un essai plus général,
Il reste un avenir (Paris, Arléa, 1993).
Le terme d'Islam couvre à la fois le déploiement
géopolitique et les contenus sociaux et spirituels de
la plus jeune des trois grandes religions monothéistes.
Formulée en Arabie dans la première moitié
du VIIe siècle, elle s'est répandue tant par voie
de conversion et d'attraction culturelle que de conquête,
au point de constituer aujourd'hui l'un des systèmes les
plus actifs dans le monde, tout en y restant largement méconnue
d'autrui.
L'Islam est
la plus jeune
des trois grandes
religions
monothéistes
I. LA SITUATION. A la mi-décembre 1994 se réunissait
à Casablanca en congrès l'Organisation de la Conférence
islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de
mouvements se réclamant de l'Islam. L'impressionnante
diversité répondant à cette enseigne confrontait
les sociétés, les images et les phases les plus
différentes du développement. L'évocation
de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de
l'Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle
des caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait
l'insurrection des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s'enquérait
de manuscrits auprès d'un lettré damascène.
A qui eût reporté cet arc-en-ciel humain sur la
mappemonde se fût découverte toute une écharpe
terrestre de part et d'autre du quadrilatère arabe, siège
de la révélation coranique voici quatorze siècles.
Arabe, en effet, s'était voulu le Coran: lui-même
l'affirme. De là une sorte de droit d'aînesse pour
l'Arabe. Il est, selon la formule de Louis Massignon, axial à
l'Islam autant que l'Islam l'est à lui.
Arc-en-ciel humain
sur la mappemonde,
haute civilisation,
écrite et non-écrite
Et pourtant, dans la réunion mêlée de
Casablanca se croisaient bien des idiomes, dont certains partagent
avec l'arabe le privilège d'un classicisme reconnu de
tous: ainsi le persan et le turc, pour ne citer que ces langues
chargées de chefs-d'oeuvre. Mais seul un pédantisme
rabougri aurait pu s'en tenir à ce panthéon académique.
Dans l'enceinte de la conférence s'activaient aussi des
représentants de riches cultures populaires, de profondes
traditions non-écrites. Et l'Afrique musulmane, également
conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage
de ses misères celui de ses trésors saccagés.
C'est d'Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément
du Soudan, que le fondamentalisme, ou intégrisme, ou islamisme,
apportait avec les thèses du Dr.
Hasan al-Turabi l'argumentation la plus provocante. Défrayant
depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent
à la conférence, il en avait été
proscrit, dès l'allocution d'ouverture, par le roi du
Maroc, président de session. L'Islam, disait Hassan II,
le rejetait, au nom de ses traditions de tolérance et
de juste milieu. Quel beau débat en perspective!
Mais le débat n'eut pas lieu. La Conférence s'en
tint, à l'exemple de semblables réunions internationales,
à résoudre des conflits entre délégations
et à discuter de cas ponctuels, sans traiter des problèmes
de fond, auxquels cet article aura l'audace de s'attaquer.
L'impérialisme, où nous verrons, sans la moindre
sentimentalité, l'expansion de la révolution industrielle
en rapports inégaux sur la planète, y aura perverti
durablement l'échange entre peuples et entre cultures.
L'Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné
sur des secteurs délaissés par le progrès
technologique, et de ce fait livrés à l'intervention
de l'étranger. Il n'avait pas non plus suivi, depuis deux
ou trois siècles, les chemins de la rationalité
occidentale, historiquement liée à cet essor. Tout
comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche Orient, l'Iran,
l'Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations
dénuées de performances mécaniques. Le retard
matériel alimenta chez ces peuples un complexe d'infériorité
- admiration et révolte mêlées - qui ne devait
se résoudre que longtemps après coup. On ne peut
même pas dire qu'il ait entièrement disparu, non
plus d'ailleurs que les rapports objectifs qu'il traduisait.
Mais civilisation
ayant accédé tard
aux performances
technologiques
Les cultures tricontinentales (pour user d'un néologisme
commode) auront subi une dépréciation corrélative
à celle de l'ensemble du corps social. Écartées de l'efficacité, celle des machines et celle des concepts,
elles s'écartelèrent entre les reliefs de leur
classicisme et la charge folklorique que leur concédaient
les agitateurs de l'histoire. La projection du modèle
européen reléguait ainsi des cultures jadis prospères
ou inventives dans une dépendance que leurs soubresauts
défensifs, pour énergiques qu'ils fussent parfois,
ne devaient pas soustraire plus tard à la dure loi du
rattrapage et comme à un vertige de l'imitation. Cela
jusqu'au moment où la reprise politique de ces peuples
impliqua un renversement du processus. Avec une force croissante
depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles
nations, beaucoup se réclamant de leur caractère
islamique, s'attelèrent alors à une tâche
immense d'éducation et de reconstruction, dont on ne peut
dire qu'elle soit encore achevée.
L'Islam en tant que credo et que legs spirituel n'aurait, pas
plus que les autres monothéismes, dû être
affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses affinités
naturalistes lui épargnaient même le dualisme de
base qui, dans le christianisme, oppose la grâce à
la nature. N'avait-il pas, durant ses siècles d'or, adopté
et enrichi la tradition hellénique de la physis [nature]?
En théorie rien ne le gênait dans la poursuite du
progrès matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait
à l'envahissante sécularité des temps modernes.
Celle-ci défiait en lui l'indivision ou plutôt la
convergence que sa Loi établit entre le spirituel et le
temporel.
Avec l'Occident est-ce
l'inter-compréhension?
Non: l'acrimonie
et l'altérité
Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa
doctrine que dans ses comportements. Aujourd'hui même,
l'adaptation croissante du cadre de vie et des idées peut
bien agir sur l'Islam. Les rapports de travail avec l'Autre,
ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes inédits,
qu'il lui faut résoudre. Enfin l'expatriation de ses travailleurs
par centaines de mille et d'une partie de sa jeunesse instruite
fait jouer chez lui à différents niveaux et sur
différents modes des phénomènes d'acculturation.
Cependant, force est de constater que ce qui en résulte
entre systèmes, dans la période présente,
est moins l'inter-compréhension des cultures et des peuples
que l'acrimonie réciproque, et moins l'harmonie que l'altérité.
II. INTÉRIORITÉS. Voilà donc un système
ardemment unitaire. Il s'autorise de la création de l'homme
par Dieu et de ce que j'appellerai hardiment les adhérences
cosmiques de l'humain. Le naturalisme s'y mêle à
l'idée de la transcendance d'une façon difficile
à comprendre pour nous, habitués que nous sommes
à confronter diamétralement ces notions. Simone
Weil n' a-t-elle pas souligné le contraste entre le Dieu
biblique, qui serait un Dieu "naturel", et celui des
Chrétiens, le seul à s'exalter en Sur-Nature? Cela
peut aider à comprendre, par contraste, l'idée
de Dieu propre à l'Islam. Il est pourtant ressenti par
les siens comme le même Dieu qu'adorent les deux autres
monothéismes. "Notre Dieu ne fait qu'un avec le vôtre"
(Coran XXIX, 46).
Un dieu d'une puissance infinie et qui écraserait notre
liberté, s'il n'octroyait à celle-ci la plénitude
de ses responsabilités. Bien entendu, les penseurs de
l'Islam auront agité, comme ceux du Christianisme, le
difficile débat de la prédestination.
Or ils le tranchent, non pas dans le sens du fatalisme, qu'on
leur prête, mais dans celui de la liberté. Que dire
d'aphorismes tels que celui-ci: "Lorsque tu n'éprouves
pas de honte, agis à ta guise" (hadîth). [Les
hadîths sont de courts récits rapportant le détail
du comportement et des propos de Mahomet, l'envoyé d'Allah;
la somme des hadîths forme la Sunna, la Tradition.]
C'est là, dit un commentateur, "le pivot autour duquel
tourne l'Islam tout entier". L'Islam est une religion du
yusr, "libre cours". Immediacy and wholyness,
disait le grand Iqbal pour caractériser
le système. Deux termes que le français pourrait
rendre par "immédiateté" et "globalité",
si l'on osait risquer ces néologismes.
Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion
féminine, de la Guerre sainte, du voile, aspects sévères
ou arrogants qu'elle prend pour nous interpeller, cette dureté
offensive qu'elle affecte dans les propos des islamistes, ne
procéderaient que d'un juste instinct que nous portons
en nous? L'Islam, ce serait l'élan d' un Vicaire
Savoyard gratifié des joies de la vie? Le birr
ou "vertu", dit Nawawi, juriste et traditionnaire damascène
(1233-1277), se ramène à la "bonté
de nature", husn al-khalq : "facilité
de comportement, aménité du visage, gentillesse
du langage". Avouons nos perplexités.
Nos scolastiques semblent avoir compris
cet Islam mieux que nous, eux qui, dans des dialogues signés
de noms aussi illustres qu'Abélard
et Ramon Llull, faisaient de l'interlocuteur
musulman le champion de la philosophie antique. Tels d'ailleurs
se qualifiaient un Kindi, un Farabi, un Avicenne,
un Averroès enfin, lequel
n'en exerçait pas moins les responsabilités d'un
magistrat d'Islam.
Le naturalisme, en effet, ou si l'on veut l'objectivité
du credo islamique se fonde sur une conception de l'univers où
prend également sa source une rationalité inhérente
à l'humain. Cette fitra, "prime nature",
où s'entrelacent ainsi la "dévotion foncière",
ikhlâç, la raison initiale et la finalité
cosmique, l'Islam y voit la matrice "selon laquelle Dieu
instaura les humains, sans qu'il y ait de substitution possible
à la création de Dieu". (Coran,XXX, 30).
Qu'est-ce que le Coran? Il y a une génération encore
ou deux, l'étude du Coran constituait le bagage essentiel
de l'éducation. Référons-nous là-dessus
à l'analyse poignante qu'en donne Taha Husein, grand écrivain
égyptien, dans le Livre des Jours (1929). Bien
que les choses aient changé sur ce point, et que la détérioration
de la mémoire fasse comme ailleurs son uvre dans les sociétés
musulmanes, il s'y produit plutôt atténuation que
changement radical. Nul ne peut parler d'Islam encore aujourd'hui
sans écouter au préalable la parole fondatrice,
présente et agissante en tous lieux de l'Islam, du Maroc
à l'Indonésie. On ne doit sans doute plus définir
le Coran comme cette sorte d'objectivation de la conscience qu'il
avait longtemps constitué pour des millions de fidèles.
Mais il leur offre toujours un pôle de référence.
Il prodigue toujours son conseil à qui le lui demande
et garde son rôle de guide dans l'inconscient individuel
et collectif.
Ouvrons-le. C'est un ensemble touffu de plus de six mille versets,
articulés en 114 sourates de longueurs très inégales.
L'une s'étale sur 286 versets, l'autre n'en comprend que
3. Quel principe peut commander une telle irrégularité?
L'exégèse balbutie là-dessus depuis quatorze
siècles.
Il est vrai que l'impression de désordre s'évanouit
devant la splendeur de la forme. Ce flot de langage (plus de
323 000 lettres groupées en 6 616 mots) vibre d'un rythme
assonancé plus subtil et plus prenant que ceux de la vieille
poésie. L'effet de son multiplie le sens avec tout ensemble
une précision sémantique et des connotations étagées
dont s'émerveille depuis quatorze siècles la rhétorique
arabe. Cela "passe" parfois même en traduction. Écoutons plutôt l'étonnante bucolique qui interrompt
la Sourate XVI, "Les abeilles":
65. (...) Ainsi Dieu fait-Il descendre du ciel sur la terre une
eau pour l'en faire revivre après qu'elle sera morte
- En quoi réside un signe pour qui écouterait!
66. Assurément réside une leçon pour vous
dans les bêtes de troupeaux. Nous vous donnons de ce qui
dans leur ventre fait transition entre le sang et le chyme: un
lait pur, si doux à passer quand on en boit
67. des fruits des vignes et des palmiers vous prélevez
ce qui enivre et l'attribution profitable
- En quoi réside un signe pour qui raisonnerait!
68. Ainsi ton Seigneur révèle-t-Il aux abeilles:
Accommodez-vous des demeures à partir des montagnes, des
arbres et des rochers
69. et encore butinez de tous les fruits. Dès lors suivez
les chemins de votre Seigneur, bien humbles. De leur corsage
sourd une boisson de couleur variée, qui recèle
guérison pour les hommes
- En quoi réside un signe pour qui réfléchirait
"Lorsque tu
n'éprouves pas
de honte, agis
à ta guise"
Parenthèse I. "Vois-tu", interrompit
le cheikh, "les nations passent, et les systèmes.
L'Islam demeure. Je ne parlerai pas de vos grandeurs éphémères
par pure courtoisie. Regarde seulement de notre côté:
que reste-t-il de Saladin, de Méhemet Alî, de Nasser?"
Des multitudes ferventes, à l'heure de la prière,
affluaient aux porches de la Mosquée de Sâyyîd-nâ'l-Husayn,
au Caire, puis en refluaient rythmiquement. L'appel des nourritures
planait à l'enseigne des rôtisseurs, spécialistes
de la viande de chevreau. "Mangez des choses bonnes que
Nous vous assignons" (Coran II, 57), proclamaient leurs
enseignes. Tout miroitait de conscience tranquille. Religion
et bombance se hérissaient de désir mâle
quand de-ci, de-là, dans la foule surchauffée,
une belle femme à demi-voilée promenait un piment
furtif. Cependant un colporteur proposait aux clients du café
Fishâwî des livres d'exégèse empilés
sous son bras.
Le cheikh régnait débonnairement sur ce concordat
de la Loi et de la Nature. Je lui rappelai un propos du leader
marocain 'Allâl al-Fâsi
(1906-1974). Revenant d'un voyage en URSS, il me racontait l'issue
d'un banquet auquel on l'avait invité en Transcaucasie.
L'accompagnateur russe avait roulé sous la table, et le
mufti Uzbek, jusque là muet, lui avait alors confié,
dans un arabe rocailleux, ses rancunes et ses espoirs. Et 'Allâl
de conclure: "Le communisme sera tombé, qu'il y aura
toujours l'Islam."
Je n'eus pas alors l'audace de lui demander: "Quel Islam?"
Mais la même question me hantait, cheminant en compagnie
du cheikh égyptien, dans cette rue d'Al-Azhar dont les
devantures de libraires étalaient, plus que de raison
me sembla-t-il, les ouvrages de Sayyîd Qutb, un théologien,
et de Mutawallî Sha'rawî, un prédicateur connu
pour son rigorisme et sa véhémence.
Mon interlocuteur s'abstenant à ce constat de tout commentaire,
la courtoisie m'imposait de changer de sujet. Nous prîmes
le parti de déplorer les méfaits de l'urbanisme
qui plaque désormais sur la cité fatimide, telle
l'immense araignée des temps modernes, un réseau
de freeways.
Que dit le Coran?
Que la foi est
la vertu cardinale
et, comme la raison,
innée à l'homme
Que dit le Coran? La foi, restée jusqu'à présent
la vertu cardinale de l'Islam, situe l'homme dans le cosmique
en position de responsable. Elle lui est innée (fitra),
sous forme de "dévotion foncière". Tel
est sans doute l'axe à la fois social et métaphysique
de la Révélation. Il s'assortit, en amont, d'une
étiologie qui fait appel, pour leur vertu démonstrative,
aux catastrophes des peuples qui ont manqué aux morales
premières, et, en aval, d'une eschatologie contrastée:
d'un côté le châtiment des réprouvés,
de l'autre le bonheur sensuel des élus, lequel d'ailleurs
pourrait bien n'être qu'allégorique.
Ces lignes structurelles se recroisent avec des lignes conjoncturelles
où joue la temporalité: allusions à la chronique
de l'époque: vicissitudes de la communication du message,
notations discrètes et espacées sur les épreuves
du messager lui-même, en tant qu'agent pleinement humain.
Ces coordonnées sont partout à l'uvre dans le Coran.
Gageons qu'il n'est pas de passage où elles ne se combinent
de quelque façon. Ce n'est d'ailleurs là qu'un
constat tautologique, la Révélation impliquant
une liaison entre deux catégories infiniment dénivelées,
celle du divin ou absolu et celle du temps ou relatif. Nos scolastiques
parlaient à ce propos de communication des idiomes...
L'Islam s'écartait du Mosaïsme
par sa grande parcimonie en matière de rites et d'interdits.
Sur le christianisme il tranchait
par son refus du péché originel, son option pour
la Nature, ses attitudes sans complexe à l'égard
de la sexualité. "Désirez autant que Dieu
vous l'assigne" (Coran, II, 187). Pas plus de deux cent
cinquante normes dans le Coran, disent certains, d'autres disent
cinq cents! Revenons à Nawawî, commentateur autorisé
du hadîth: "Lorsque tu n'éprouves pas de sentiment
de honte agis à ta guise". C'est un impératif
permissif, pour autant qu'on puisse se permettre un tel binôme.
Toute action qui ne tombe pas sous le coup d'un interdit légal
est loisible. La morale, devenue ainsi tributaire du libre arbitre
et de la subjectivité, ressortit davantage à une
esthétique de la vie qu'à l'application d'un décalogue.
Parcimonie
de rites, refus
du péché originel,
naturalisme mêlé
de transcendance
Il est vrai que depuis longtemps, et bien qu'insoutenable en
théorie, le suivisme des jurisprudences aura compromis
ce que les oscillations entre grands exégètes pouvaient
ménager de liberté. Malgré toutes les plaidoiries
contre le "conformisme" ou "culte du précédent"
(taqlîd), rares furent en effet, depuis le milieu
du Xe siècle, les recours véritables des jurisconsultes
à l'"initiative doctrinale" (ijtihâd),
et encore moins à l'"innovation" (tajdîd),
plus souvent d'ailleurs qualifiée d'"impiété"
(bid'a), que de "réforme" (islah).
Parenthèse II. Le psychanalyste hocha la tête:
"En somme", dit-il, "c'est une
inverbation sur quoi se fonde l'Islam, plutôt que sur
une incarnation, comme disent les Chrétiens.
- Mais non!, protesta le cheikh. La langue du Coran procède
bien de Dieu, elle ne l'est à aucun titre.
- N'empêche que vous revêtez cette parole d'une autorité
surnaturelle, bien qu'il s'agisse, selon vos dires, du langage
même de la tribu du Prophète, Quraysh."
J'admirais, à part moi, l'érudition du spécialiste.
Né au Maroc, il avait une bonne pratique de l'arabe. Je
crus néanmoins à propos de préciser qu'il
s'agissait bien en l'espèce d'un parler humain, mais sublimé
au sens fort, par ce rôle éminent et comme réinstitué
dans son système. De parole toute terrestre, encore que
chargée de valeurs profanes, il est devenu une autre langue,
la langue coranique, véhicule de la Révélation.
J'opposais intentionnellement ces deux mots, selon la distinction
qu'en fait de Saussure. Le psychanalyste
me coupa:
"Et du même coup, l'Islam escamote la béance
qui, dans d'autres systèmes, sépare initialement
la chose brute des signes du langage propre à l'exprimer.
C'est ainsi qu'étant venu le troisième (après
Moïse et le Christ), il se targue de proximité par
rapport à l'originel. La langue maternante lui épargne
le meurtre du père. C'est-à-dire la fracture initiale
de toute signification." [Daniel Sibony dans Les trois
monothéismes].
Religion du
"libre cours"
de l'immédiateté
de la globalité
Le débat s'égarait. La querelle du "fichu
islamique", au moment même où nous parlions,
occupait la France. Il y allait, aux yeux de beaucoup, de la
laïcité de notre pays, condition affichée
de sa tolérance à l'égard d'un pluralisme
religieux et culturel. Élargissons le débat. Ne pourrait-on
pas dire que le statut de la femme et ses signes extérieurs
constituent un critère majeur d'évolution pour
une société? Et c'est là-dessus, justement,
qu'achoppe, aux yeux de beaucoup, l'adaptation de l'Islam à
la marche générale du monde.
III. DISCORDANCES. L'Islam pâtit en effet dans l'opinion
mondiale d'un discrédit qu'il ne partage ni avec le Japon,
plus redouté que réprouvé, ni avec la Chine,
formidable client à ménager, ni avec l'Inde, géant
que son penchant métaphysique fait tenir pour inoffensif.
Le Musulman, lui, demeure l'éternel Sarrasin, rendu plus
dangereux encore par une modernité à quoi il n'accèderait
que pour le pire. Ne cumule-t-il pas, tel l'Iraq de Saddam, le
sous-dévelopement avec l'aptitude à se doter de
la bombe atomique? Soyons francs. Plus encore que par des stratégies
particulières, il impressionne par cette sorte d'exception
qu'il s'arroge et où lui-même cherche un refuge,
qui lui "rende tout le reste par surcroît". Glorifier
Dieu, voire pratiquer les cinq prières, dans un monde
de plus en plus profane; lier le politique au religieux alors
que tout milite pour la sécularité; ériger
enfin la mémoire du message initial au cur du présent
dans l'accélération générale des
situations et des idées, de telles attitudes résistent
à l'intimidation comme aux bonnes manières. C'est
donc à ce grand réfractaire que l'opinion internationale
attribuera l'irréductibilité des Palestiniens,
malgré le rôle majeur joué par des Chrétiens
dans cette résistance, les menaces de terrorisme à
partir de la Syrie, du Soudan ou de la Libye, les assassinats
d'intellectuels en Algérie, etc.
Hélas, le Musulman
reste trop souvent
pour les Occidentaux
l'éternel Sarrasin,
réprouvé, agressif
Essayons de faire calmement le point sur trois accusations
principales: une agressivité poussée parfois jusqu'au
terrorisme; une propension à mobiliser le religieux en
politique; une certaine répugnance à se soumettre
aux droits de l'homme, dont ceux de la femme sont aujourd'hui
le critère le plus sûr.
Agressif? Lentement, difficilement, la démocratie s'est
frayée un chemin en Occident, et de là un peu partout.
Si telle est bien l'évolution réelle ou présumable,
reconnaissons qu'elle n'élimine pas encore les effets
régressifs que la constance de l'agression subie, le sentiment
de l'injustice produisent sur le comportement de beaucoup de
Musulmans, sans que la dynamique d'ensemble, voulons-nous croire,
en soit compromise pour autant. Mais la marche en avant hésite
encore et s'éparpille. Certains mouvements ou partis brandissent
le refus, agitent le recours à la violence comme seul
propre à résoudre les problèmes et à
réussir là où échoue la plaidoirie.
Ajoutons l'attrait ou la nécessité de l'action
clandestine, l'évidence que seul un certain type de lutte
peut équilibrer les moyens disproportionnés de
l'adversaire, et l'on verra surgir le terrorisme, arme trop tentante
pour qui ne dispose ni d'hélicoptères ni de blindés...
Faire allusion à ces noires péripéties,
c'est mettre en cause leurs agents tant collectifs qu'individuels
et les motivations dont ils se réclament, plutôt
qu'une métaphysique. Ils invoquent pourtant l'Islam à
l'appui de leurs actes. On accordera que le Coran ne prêche
pas plus de tels ravages que l'Evangile n'anticipait les massacres
des barons francs au temps des Croisades. Soulignons donc, au
risque de pécher par didactisme, que la racine du mot
j.h.d. ne vise que l'"effort", la "peine".
Le jihâd majeur, le plus méritoire,
est, selon les théologiens, celui que le croyant porte
sur lui-même, contre ses propres passions. Quant au jihâd
mineur, il a, selon le Coran, un contenu avant tout défensif.
Il perd toute légitimité pourvu que puisse s'exercer
la foi. C'est manifestement le cas dans l'Europe d'aujourd'hui.
Agressif vraiment?
Il se défend
comme il peut,
dangereusement
La religion dans la politique. Quand, en mars 1924, les Turcs
ont aboli le califat, la communauté musulmane dans le
monde (la umma) perdit un cadre institutionnel qui, pour n'être
depuis longtemps et en bien de contrées que nominal, n'en
gardait pas moins une valeur symbolique. L'Etat islamique n'avait
plus de clef de voûte, de légitimité ni même
de légalité. Sartre eût dit à l'époque,
qu'il était privé de Sur-Moi collectif.
Les analystes du temps colonial n'évaluèrent pas
l'événement à sa juste importance. C'est
lui pourtant qui par action ou réaction déclencha
la revendication intégriste indienne du Mouvement de la
Khilâfa et, plus près de nous, le réformisme
canonique de Rashid Rida en Egypte.
Avec le premier, Gandhi cultiva des liens paradoxaux à
nos yeux. Le second anticipait des mouvements de même inspiration
en Tunisie et en Algérie.
L'indivision première et essentielle entre les diverses
catégories de l'humain constitue, pour cette école,
une donnée de base. Dîn wa dunyâ, "le
bas-monde et l'Au-Delà": une formule maîtresse
qui annexe l'institution civile au théologal, sans prendre
garde que la copule qui unit les deux termes les distingue. Car
il s'agit bien d'indivision, voire de convergence, nous l'avons
déjà dit, mais non de confusion. C'est pourtant
de cette interprétation extensive que procède le
mouvement par nous qualifié d'"islamisme", de
"fondamentalisme", ou d'"intégrisme".
Il appartenait au penseur pakistanais Mawdûdî (1903-1980),
fondateur du parti islamiste Jamâat at i-Islâmi,
d'en systématiser une idéologie, axée moins
sur le spirituel que sur le politique. Ses thèses trouvèrent
un relais actif dans l'uvre de Sayyîd Qutb, commentateur
intuitif et activiste tombé en martyr de la cause. Son
ouvrage Balises sur la route aura organisé le passage
de l'opposition doctrinale à une violence, qu'un de ses
disciples égyptiens, Abdul-Salam Farag devait porter aujourd'hui
jusqu'à promettre l'exécution aux partisans de
la laïcité!
L'Islam devient un
symbole identitaire,
propice aux
dérives politiques
L'Iran avait pris entre temps l'intitiative d'une révolution.
Le savant ayatollah Khomeiny, exilé
d'un pays dont le Shah avait fait un bastion de l'Occident, et
plus précisément de l'Amérique, prenait
le pouvoir (1979) en s'appuyant sur la propagande multiforme
des mollah-s [religieux, clercs] shiites, sorte de mouvement
brownien incontrôlable par le pouvoir. La République
islamique inaugura son exercice par une pénible attentat:
le blocus d'une Ambassade étrangère, au mépris
de l'usage international.
Que la religion offrît désormais, en Iran d'abord,
puis au Soudan et ailleurs, son secours non plus seulement comme
résistance primaire à l'oppression, ainsi qu'elle
avait fait à l'époque du Mahdi soudanais, fondateur,
au XIXe, d'un éphémère Etat islamique, calqué
sur celui de Médine, ou du Caucasien Shamil, chef insurgé
mis en scène par Tolstoï dans son Hadji Mourad
(1903-1904), par exemple; et pas non plus sous les traits de
l'évasion mystique, comme faisaient
et font encore les soufis; ni même
sous celle d'un parti marginal comme les Frères Musulmans
de Hassan al-Banna et de ses successeurs en Egypte; mais de cette
façon à la fois subversive et doctrinaire, effervescente
et organisée qui fait reculer les politiques occidentales,
il y avait là quelque chose de nouveau.
On s'appuie toujours, à vrai dire, sur l'indispensable
base des croyants traditionnels, masse à peine ébréchée
dans ses attitudes profondes par l'évolution du dernier
siècle. Sans doute s'était-elle laissée
remuer, dans la génération d'Après-Guerre,
par la vague nassérienne, et toucher par quelques propagandes
sociales. L'affaissement des régimes, les revers essuyés,
l'amertume que provoque l'affaire palestinienne, ont mené
les Musulmans à chercher un autre recours.
Le recours fut l'Islam. L'Islam non pas cette fois en tant que
contestataire de la modernité, tel que l'avaient compris
naguère les mouvements millénaristes et les ordres
mystiques, mais comme alternative à la démocratie,
en voie spécifique du progrès.
La cause de la femme. Deux grands pays musulmans, le Pakistan
et le Bengladesh, pour ne rien dire de la Turquie, ont des femmes
à leur tête. On ne peut dire pour autant que la
condition féminine se soit généralement
améliorée en Islam par rapport au passé...
Parenthèse III. L'ancien militant destourien qui
nous écoutait sursauta. Il nous rappela que, dès
la libération de la Tunisie, Bourguiba avait libéré
la femme. Dédaignant les chipotages par quoi d'autres
législateurs, l'égyptien par exemple, avaient apporté
quelques retouches à un sort peu enviable, il s'était
attaqué, lui, d'emblée, au vrai problème:
la polygamie et la répudiation unilatérale. Cela
se passait à la fin des années 50, dans l'allégresse
de l'indépendance.
"Sans doute", murmura le Tunisien, "faudrait-il
maintenant aller plus loin, tant il est vrai que les discriminations
qui pèsent encore sur nos femmes paralysent l'évolution
profonde de nos pays. Je ne compte pas le voile, dont la base
coranique est précaire, ni l'enfermement. L'un et l'autre,
jamais en usage chez les Bédouins et partout en recul
depuis le début du siècle, font cependant aujourd'hui,
l'intégrisme aidant, un retour offensif."
- Alors, les vraies discriminations sont ailleurs?
- Non, car le Livre, qui stipule une demi-part pour la femme
dans les héritages et la compte pour une moitié
dans les témoignages, glisse aussi, dans 1a même
sourate, la "cause" (au sens juridique du terme) de
cette réduction et suggère par là-même
la façon d'éliminer ces inégalités.
- A savoir?
- "Les hommes assument les femmes à raison de ce
dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense
sur leurs propres biens" (Coran IV, 34). Rêvons du
mujtahid ["docteur capable d'initiative en matière
doctrinale"] assez hardi pour considérer que les
femmes, à raison de l'autonomie socio-économique
dont les dote de plus en plus la modernité, ne sont plus
"assumées" par les hommes, qui perdent sur elles
l'"avantage" en question.
Le cheikh se récria. Je n'osai pas, moi, prendre parti.
Le Tunisien se tut et nous convînmes plutôt de visiter
ensemble la Gamâliya, vieil et pittoresque quartier du
Caire, théâtre poussiéreux de plusieurs romans
et nouvelles de Nagîb Mahfouz.
Que dit le Coran? La sourate IV, "Les femmes", dès
le premier verset, pose l'être féminin dans sa dignité
de créature égale à l'homme. Mais cette
égale, "essence intègre, existence brisée",
subit aussitôt la condition de l'orphelin. (Coran, IV,
2, 3).
La polygamie est tolérée, malgré une option
expresse pour la monogamie. Ce qui n'était que concession
faite aux murs de l'époque fut cependant, par une société
encore archaïque, interprété comme un droit.
L'exégèse alla plus loin. Négligeant du
Coran lui-même les suggestions, balayant ses invitations
répétées au pardon de l'épouse fautive,
elle insista sur les aspects coercitifs. S'appuyant sur deux
ou trois hadîth-s, elle invoqua même, pour lapider
la femme adultère, un verset prétendument oublié
dans la recension! On ne peut plus saintement guider le bras
de Dieu...
Quoi qu'il en soit de cet épineux problème d'exégèse
(où d'ailleurs une secte, les Kharîjites, se refuse
à suivre la majorité des Croyants), une chose est
sûre: l'Islam a frappé et frappe encore l'observateur
du dehors par sa masculinité. Que cela soit dû à
la spécificité des sociétés porteuses
plutôt qu'à la Révélation, c'est évident,
cet aspect concourt avec d'autres, énumérés
au présent chapitre, pour soulever aux Musulmans une difficulté
d'adaptation de plus. Le statut des femmes en effet, dans le
monde moderne, est devenu à juste titre l'un des critères
de l'avancement des sociétés. Des traits discriminatoires
tels que l'infériorité des droits de l'épouse
en matière testamentaire et testimoniale; la dissymétrie
des pouvoirs entre sexes quant a la répudiation; la retombée
du voile enfin, qui, après trois ou quatre générations
de recul, se manifeste à nouveau dans certains milieux
comme exigence identitaire, ont bien de quoi préoccuper.
IV. TIRER L'AVENIR DU SOUVENIR? La Mustançirîya
de Bagdad, où nous déambulions, offrait son cadre
somptueux à notre dialogue. Je l'avais connue, moi, lors
de ma première visite en ce pays (1956), véritable
champ de ruines. Ce n'était plus aujourd'hui que surfaces
lisses, magnifiques profils, délicieuses ciselures. Mon
admiration laissa percer la critique. "Nos architectes",
dis-je à mes compagnons, "quand ils restaurent un
temple grec, prennent soin de signaler leurs ajouts par des différences
perceptibles: ainsi par l'absence de cannelures sur les tronçons
de fûts rapportés. Tandis que cette Madrasa [école,
hostellerie d'étudiants] du XIIIe, la voici ramenée
de plain-pied à notre époque"
L'architecte iraquien m'expliqua que "restaurer", pour
eux, c'était rétablir une continuité existentielle
et non pas exhumer un objet d'étude. Et moi je me disais
in petto que Heidegger aurait pu
viser l'Islam dans sa célèbre formule: "Présence,
c'est à-venir, par décret de l'Immémorial"
Vitalité, temporalité. L'Islam se veut affirmation
de l'Immuable. Des centaines de milliers d'hommes témoignent
simultanément, et si l'on veut, paradoxalement, de sa
permanence et de sa temporalité. Le problème pour
lui n'est pas de demeurer, ni de croire en soi, ni même
de participer à un monde du mouvant et du relatif, c'est
de faire la jonction entre ceci et cela. C'est de se construire
une problématique à l'échelle de la variation
des époques et de la variété des milieux.
Le fait-il? Ou même en conçoit-il la nécessité?
Rien de moins sûr. C'est en ce sens que devrait porter
l'effort de ses réformateurs.
J'entends bien que tout aggiornamento, compte tenu du trait de
caractère qu'on signalait plus haut, doit s'autoriser
pour lui du passé. De là cette notion d'"authenticité"
(açala), que même le théoricien d'un parti
laïc comme le Baath, Michel Aflaq (1910-1989), inscrivit
à son programme. Açâla wa Mu'âçara
, "modernité dans l'authenticité", telle
avait été la formule-choc du discours prononcé
par Nasser pour les célébrations du millénaire
du Caire (1969). Le penseur marocain M.
Abed al-Jabri entend lui aussi pratiquer une jonction de
ce genre entre le renouveau et le "patrimoine" (turâth).
On retrouverait ainsi la ligne d'Averroès.
C'est là une position philosophique très féconde.
Mais les solutions de masse ne s'entrevoient que du côté
de la "raison pratique", celle-là même
qu'Averroès reléguait eu deuxième degré
de sa hiérarchie et qu'il appliquait en tant que grand
juge. Pourquoi? Parce que de tout temps, l'Islam a visé
la guidance des murs et que dans cette tâche, assignée
aux fuqaha ["savants" et particulièrement
"juristes"], il n'a nullement perdu la confiance des
foules. Pertinente, à cet égard, nous paraît
la recherche d'un penseur égyptien, Hasan
Hanafi, attentive à dégager, par une critique
novatrice de la jurisprudence affleurante au niveau familier
des conduites, un renouvellement qui de proche en proche irait
jusqu'aux principes.
L'inacceptable. On pourrait citer d'autres efforts. Ils n'ont
pas prévalu, jusqu'à présent sur un conservatisme
que les moyens modernes d'unanimité (presse, télévision)
rendraient plus opaque que jadis. Plus oppressif à coup
sûr que la situation qui, dans les premiers siècles
de l'Islam, opposait entre eux les champions des rites et des
sectes, celles-ci dépassant en nombre les soixante-dix.
Le foisonnement d'alors, s'il ne revendiquait nullement, bien
sûr, les droits de la libre pensée, n'en témoignait
pas moins d'un bouillonnement des esprits, d'un dévouement
à la vérité, d'un pluralisme de fait, que
l'on chercherait vainement aujourd'hui.
C'est avec tristesse, en revanche, que l'on observe le renouveau
des censures et des inquisitions, la substitution de l'anathème
à l'argument, et de l'assassinat pur et simple à
la discussion d'idées. Ainsi tomba Farag
Foda, ainsi Nagib Mahfouz, prix
Nobel, subit-il l'objection du poignard, ainsi meurent tous les
jours des intellectuels algériens. Et l'on peut dire qu'avec
Ehsan Tabari (1916-1989), penseur et poète iranien de
culture internationale, mort emprisonné, l'Iran des mollah-s
avait inauguré sinistrement ce vertige suicidaire.
Décrire une pareille situation, c'est en faire éclater
le caractère inacceptable, sous l'angle même de
la continuité islamique. Il serait peu crédible,
pour une procédure qui revendique un ressourcement dans
l'origine, de se soustraire à la connaissance de ses sources.
Que cette connaissance se veuille informée des méthodologies
modernes, on ne voit pas comment elle pourrait escamoter un tel
préambule, et s'épargner les libres recherches
des intelligentsias.
Autre trait alarmant, le tour xénophobe que prend, en
fait, chez certains, la défense de la foi. Rien de plus
étranger à l'Islam! Parmi les Compagnons du Prophète
se reconnaissaient un Africain, un Persan et un Grec, cependant
que l'épisode abyssin ouvrait des horizons encore plus
vastes. C'est pourtant en terme d'inégalité politique
que furent posés, dès les débuts de la conquête,
les rapports de l'Etat musulman avec les Gens du Livre.
Certaines de ces dissymétries se pratiquent encore, comme
en sens inversé dirait-on: par centaines de mille, des
Maghrébins, des Turcs, des Africains musulmans s'établissent
maintenant, à titre temporaire ou définitif, dans
la cité occidentale. Que faire?
Parenthèse IV. Ce cheikh d'origine indienne vit
à Paris depuis la séparation de l'Inde et du Pakistan,
dont il tient encore Gandhi pour responsable. Sa silhouette frêle
hante bibliothèques et
Facultés. Grande est son érudition, ascétique
son régime. Il subsiste, dit-on, d'une poignée
de dattes et d'une bouteille de lait par jour. Quand je lui fais
part des réflexions ci-dessus, il s'exclame:
"La solution la plus juste et la plus aisée ne serait-elle
pas, pour vos gouvernements, de nous traiter comme jadis nos
califes faisaient les Gens du Livre: en les érigeant en
communautés autogérées selon leur droit
interne, au prix d'une allégeance exacte au souverain?
Cela vous épargnerait bien des complications et des confusions,
à nous bien des problèmes".
J'éprouve un certain mal à lui soutenir que notre
République se veut unitaire et laïque, et que c'est
là la condition même de sa libéralité
à l'égard des différences. Il m'objecte
qu'en fait, aujourd'hui, beaucoup de ces différences se
crispent en habitats séparés. Et qu'aux Etats-Unis,
en Angleterre même, les choses vont bien plus loin, jusqu'à
la ségrégation.
"Ce n'est là", lui dis-je, "qu'un corollaire
du problème. Ce qui en constitue le fond, ce n'est pas
la différence de quartier, ni de figure, mais le défaut
de référence commune. Alors, vivre en scaphandre,
ou souscrire, pour l'essentiel, aux mêmes valeurs?
- Mais quel est l'essentiel?" me demande-t-il en souriant.
Le dilemme posé reste toujours celui du choix déchirant
à faire pour les minorités nombreuses que l'Islam
projette en Europe et dans les deux Amériques: ou d'accepter
une "vie en scaphandre", ou d'inventer des évolutions
compatibles au milieu d'accueil.
Tout comme une théologie de la mise à jour du patrimoine,
ne manquerait-il pas à l'Islam une théologie de
l'Autre et de l'Ailleurs?
L'espace et l'histoire dans le droit. Si l'on date de la fin
du IXe siècle de notre ère la maturité des
grandes écoles juridiques, constitutives de ce qu'on appelle
aujourd'hui la sharî'a, la "Loi", ou Sunna, le
"Système", on ne peut éluder ces constats:
Il s'était écoulé auparavant plus de deux
siècles de développement pour l'Islam: exercice
jurisprudentiel, recherche doctrinale, expérience politique
s'étalant finalement de la Transoxiane
à l'Andalousie. De telles péripéties n'auraient-elles
pas influé sur le développement de fait du kérygme
initial [du grec kêrugma, proclamation par héraut:
annonce de la bonne nouvelle]?
Comment l'histoire ultérieure, jusqu'à nos jours,
pourrait-elle être perdue de vue dans l'interprétation
et l'application?
L'aventure de l'homme islamique prend un tour inédit avec
les nouvelles vicissitudes de l'histoire des Arabes, Turcs, Persans
et autres. L'Islam se recroise à présent avec d'autres
religions et cultures sur des territoires qui ne peuvent plus
ressortir simplement pour lui d'un Dar al-Harb ou "Espace
de guerre", mais de systèmes riverains ou d'un concert
international où il doit s'intégrer sous peine
de graves mécomptes. Cela, joint au renouvellement accéléré
des situations, du cadre de vie, des problèmes, ne peut
pas ne pas retentir, jusqu'à un certain niveau, sur ses
positions.
Des solutions nouvelles, dans la projection des principes: tel
serait l'ijtihâd de notre temps. On doit au penseur iranien
Shariati, trop tôt disparu,
cette remarque d'évidence que la sharî'a dont se
réclament aujourd'hui tant d'activistes les engage non
pas au fixisme, mais au contraire à la dynamique qu'implique
l'étymologie du mot. Il évoque en effet la voie,
l'accès, le cheminement
Parenthèse V (ou Corollaire). Le Mujtahid crut
pouvoir conclure: "Une direction féconde de recherche
constituerait dans une relecture du patrimoine classique, non
plus dans un esprit d'autosatisfaction commun à tous les
académismes, mais plutôt, à l'inverse, pour
en déceler les failles, les impasses"
Et moi, je me posais, en l'écoutant, des questions perverses:
"Pourquoi des pensées aussi fécondes que celles
d'Averroès, d'Ibn
Khaldoun, ou plus récemment de Shah Waly Allah Dehlawi
(1703-1762) ou d'Iqbal, n'ont-elles pas trouvé de continuateurs?
Pourquoi en somme n'ont-elles pas abouti?
- Vous oubliez le principal, insista le Mujtahid. Pourquoi traditionnaires
et commentateurs ont-ils laissé sans lendemain les invites
à la rationalité que prodigue le Coran? Pourquoi
les philosophes, et celui que vous citez en tête, Averroès,
ont-ils commenté les Grecs plutôt que le Coran?
C'est un fait, aucun de ces Falâsifa [philosophes arabes
hellénisants] ne l'a osé. Jugez de quel prix serait
pour nous un Tafsîr [exégèse coranique]
composé par l'un d'entre eux!"
IV. VUE D'ENSEMBLE. Mais sommes-nous sûrs que l'histoire
occidentale soit tellement indemne de ravages, de déperditions
et d'impasses? Gardons-nous, quand nous examinons d'autres civilisations,
de l'eurocentrisme qui désole encore tant de travaux.
En définitive, comment faut-il voir l'Islam?
Beaucoup de ses fidèles s'étaient ralliés
aux lumières venues de l'Ouest, les tenant à tort
ou à raison pour affinitaires à leur propre legs.
D'ailleurs le cadre de vie ne cessait de se transformer. Les
peuples musulmans sont entraînés avec les autres
vers l'uniformité mondiale. Mais une part profonde de
leurs attitudes semble n'avoir dans la transformation que peu
varié. Fidélité ou inertie, résistance
au mimétisme ou acculturation inversée, elle aura
bravé aussi bien la sollicitation interne que les pressions
de l'extérieur. D'une telle défensive, la vigueur
de la revendication identitaire est à la fois l'arme et
le signe.
Dans ce contexte général, l'Islam, en tant que
religion, doit affronter ses propres problèmes. Il n'a
pas profité pour les traiter, voire pour les formuler,
de la décolonisation qui a suivi la fin des Empires. Leur
traitement eût exigé trop de risques pour les dirigeants
politiques et des exégèses trop inconfortables
de la part des ulémas [savants de l'Islam]. Les
uns et les autres ont reculé devant cette tâche,
comme avait fait avant eux, pour des raisons différentes,
le régime précédent.
Avec le temps et l'accumulation des déceptions politiques,
l'Islam apparaît à la plupart des siens comme un
recours contre la conspiration de l'étranger, l'échec
des régimes et la méchanceté des hommes.
Ce rôle-là en est venu, aux yeux de beaucoup, à
l'emporter sur le rôle spirituel, bien que subsiste entre
l'un et l'autre la synonymie la plus redoutable. On en est venu
à proscrire toute atteinte, même légère,
toute action, toute expression, toute critique susceptible de
léser le symbole souverain. De là à condamner
la démocratie il n'y a qu'un pas. Certains groupes le
franchissent. Ils font rejaillir sur la communauté musulmane
dans son ensemble les imputations d'intolérance et d'obscurantisme
qu'ils sont seuls à encourir.
Aucun Musulman éclairé, aucun ami de l'Islam ne
se réjouira de pareils amalgames, injustes envers une
Loi, une culture et une histoire des plus respectables. Il sera
pourtant permis d'observer qu'en cette fin du XXe siècle,
cette grande religion ne semble pas avoir trouvé d'ajustements
propres à servir la confiance des masses, ni le dynamisme
dont elle peut légitimement se prévaloir. L'élaboration
d'un Islam de progrès est sans doute seule capable de
lui offrir un plus grand commun diviseur entre sa vérité
propre et la marche du monde autour d'elle.
© Le Temps stratégique,
Genève, 1995. le.temps@edipresse.ch
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