PERSPECTIVES HISTORIQUES

Nous vivions dans des clairières.
L'Islam, lui, brillait de tous ses feux...

Par Maurice Lombard

Ce texte est paru dans Le Temps stratégique No 20, printemps 1987.

L'auteur des ces lignes est décédé en 1965. Mais sa vision nous est apparue si forte, si originale, en ces temps d'anti-islamisme primaire, que nous avons décidé d'en donner ici un aperçu. Pour Maurice Lombard en effet, à l'époque où, en Europe, nous vivions notre haut Moyen Age, L'islam, lui, réussissait à fondre dans son creuset les restes des plus hautes cultures de l'Orient, et ranimait par contrecoup notre civilisation occidentale, alors gravement affaiblie par les invasions barbares. Nous inaugurons avec ce texte, sous le label "Classiques", la présentation, qui sera épisodique, de textes déjà publiés ailleurs, mais riches en enseignements pour notre temps.

Maurice Lombard (1904-1965) enseignait l'histoire économique du Moyen Age méditerranéen à l'École pratique des hautes études et à l'École normale supérieure de Paris. Le texte présenté ici est extrait de son ouvrage posthume L'islam dans sa première grandeur (Paris, Flammarion, 1971). Parmi ses autres ouvrages importants on notera Espaces et réseaux du haut Moyen Age (Paris, Mouton, 1972) et Monnaie et Histoire d'Alexandre à Mahomet (Paris, Mouton, 1971).

Le monde musulman du VIIIe au XIe siècle n'est pas seulement le point de départ d'une longue histoire: celle des civilisations musulmanes. Il est aussi le point d'arrivée - et jusqu'à présent- d'apogée d'une histoire encore plus longue: celle des civilisations urbaines de l'Orient antique, les plus vieilles civilisations connues de l'humanité déjà un moment regroupées dans l'empire d'Alexandre...

Jetons d'abord un regard vers l'époque des conquêtes arabes (milieu du VIIe-milieu du VIIIe siècle). C'est alors que le monde musulman prend ses visages essentiels.

Ces conquêtes sont, d'abord, le fait des Arabes d'Arabie, chameliers bédouins qui constitueront la première force militaire de l'islam, sous la direction des chefs de La Mecque, eux-mêmes citadins commerçants et armateurs des grandes caravanes. Hors du désert et des zones de pâturage de la péninsule arabique, les Arabes viseront les pays du Croissant fertile: Mésopotamie, Syrie, Égypte.

Les conquérants
arabes? Une poignée
de chameliers reçus
en libérateurs

Mais, à côté de cet élément arabe, les armées de l'islam s'ouvriront aux contingents levés parmi les populations subjuguées, contingents qui prolongeront le mouvement initial: c'est ainsi que les Iraniens pousseront vers l'Asie centrale, les Syro-Égyptiens vers l'Afrique du Nord, les Berbères d'Afrique du Nord, à leur tour, vers l'Espagne et la Sicile.

L'élément arabe s'est donc limité à une seule vague d'envahisseurs, partis d'un désert et non d'un de ces hinterlands de forêts aux clairières cultivées (Europe centrale) ou de steppes à pâturages (Asie) qui ont toujours constitué le réservoir des envahisseurs barbares dont les vagues successives sont venues s'installer dans un Occident rural, forestier et peu peuplé. Ici, une poignée de conquérants s'absorbe rapidement, se fond dans des foules urbaines de civilisation supérieure.

Comment expliquer la facilité et la rapidité de cette conquête? Les Arabes avaient en fait toutes chances d'être accueillis comme des libérateurs par les vieilles populations du monde sémitique de Syrie et de Mésopotamie et par les Égyptiens. Ces peuples, outre la parenté ethnique et linguistique qui liait certains d'entre eux aux Arabes, étaient soumis depuis longtemps à Rome puis à Byzance à l'ouest, à l'Empire perse sassanide à l'est. Ils étaient en état de révolte permanente contre les administrations de Constantinople et de Ctésiphon; révolte, comme toujours en Orient, à coloration religieuse et à fond social. Le domaine byzantin est secoué par des hérésies; le nestorianisme et le monophysisme surtout s'opposent à l'orthodoxie dirigeante. Dans le domaine sassanide se développent le manichéisme, le judaïsme et le christianisme, toutes confessions dirigées contre la religion officielle, le mazdéisme.

Or, les tendances démocratiques, égalitaires et cosmopolites du message islamique répondaient à ces mouvements de révolte sociale et religieuse. D'où, partiellement du moins, la facilité de la conquête.

Le souci d'ordre et de paix pousse aussi les populations citadines à se rallier au conquérant, dont elles attendent une protection contre l'anarchie et les déprédations des nomades. La seule résistance opiniâtre viendra finalement des Berbères qui, comme ils s'étaient jadis soulevés face à Carthage et face à Rome, et comme ils se soulèveront plus tard face aux Turcs, resteront toujours, face à la domination musulmane, en état de résistance ouverte ou larvée.

Les rapports avec les peuples soumis ont été, dans tous les cas, facilités par la tolérance des envahisseurs, gens assez indifférents religieusement, voire sceptiques. Aussi pas de persécutions, pas de conversions forcées. La seule exigence manifestée par les vainqueurs est d'ordre fiscal: un traité de capitulation en bonne et due forme, passé avec les autorités religieuses, garantit, en échange de la levée de l'impôt par les notables des différentes communautés, la liberté du culte et la poursuite de l'activité économique.

La conquête a été si rapide qu'il n'y a pas eu hiatus, coupure, mais bien continuation de l'état préexistant, dans tous les domaines: institutions, rouages et personnel administratifs, procédures, bureaux, impôts et, enfin, monnaies.

La conquête ne s'est pas non plus traduite par des destructions. Il n'y a pas eu de villes brûlées ou mises à sac, la seule exception notable étant le pillage des palais sassanides riches d'or. Donc, pas de désorganisation: les populations soumises fournirent tout naturellement les cadres de l'administration, l'outillage mental de peuples cultivés. Les nouveaux convertis chrétiens, juifs ou perses, ces mawali (clients) comme on les appelle alors, vont jouer un rôle décisif dans l'élaboration de cette civilisation syncrétique qu'est la civilisation "musulmane". Même dans la codification de la grammaire arabe, même dans l'établissement du texte définitif du Coran, interviendront les non-Arabes, fils des vieux peuples de l'Orient rompus aux techniques intellectuelles.

L'Orient musulman, c'est-à-dire les anciens territoires sassanides (Mésopotamie et Iran) et byzantins (Syrie et Égypte), se comporte ainsi comme le creuset d'une civilisation de synthèse qui s'étendra ensuite sur l'ensemble du domaine de l'islam: du côté oriental, vers l'Asie centrale, du côté occidental, vers l'Ifriqiya (Tunisie et Est algérien), le Maghrib al-aqsa (Extrême-Occident), la Berbérie, l'Espagne et la Sicile.

Au vrai, la conquête
musulmane a sauvé
l'Occident de
sa nuit barbare!

Contrairement à la thèse de Henri Pirenne, c'est, je crois, grâce à la conquête musulmane que l'Occident a repris contact avec les civilisations orientales et, à travers elles, avec les grands mouvements mondiaux de commerce et de culture. Alors que les grandes invasions barbares des IVe et Ve siècles avaient entraîné la régression économique de l'Occident mérovingien puis carolingien, la création du nouvel empire islamique entraîna, pour ce même Occident, un étonnant développement et la relance de sa civilisation.

Si l'on considère maintenant les conséquences profondes de la conquête, trois problèmes doivent être posés nettement et séparément: l'islamisation, l'arabisation, la sémitisation.

L'islamisation c'est la conversion des anciennes populations à la nouvelle religion, l'islam, conversion favorisée par les avantages fiscaux que retiraient de leur ralliement les nouveaux convertis: la suppression de la jizya ou capitation.

L'arabisation doit se comprendre uniquement dans le sens linguistique. Il n'y a pas eu d'infusion notable de sang "arabe". Très peu de traditions proprement "arabes" se sont implantées dans les pays conquis. Ce que l'on appelle souvent à tort l'arabisation, c'est la sémitisation, l'orientalisation, c'est-à-dire l'adoption d'un ensemble de concepts de morale, de tabous, de cosmogonies, de cadres mentaux et de pratiques, qui est celui des populations sémitiques (ou, mieux, sémitisées) de Syrie-Mésopotamie, et surtout de la partie de ces populations qui est motrice, pilote: les populations urbaines, sur lesquelles se sont accumulées les strates de toutes les vieilles civilisations depuis l'antiquité la plus reculée, civilisations qui leur ont communiqué la finesse et le raffinement, les techniques intellectuelles et commerciales, le besoin d'un ordre solidement établi, mais le manque de "vertus guerrières" - si général parmi les populations de la basse Antiquité - qui nécessite l'appel aux mercenaires.

La civilisation
musulmane?
Un creuset où se
sont fondus Arabes,
Chrétiens, Juifs
et Perses

Les conquêtes musulmanes, ce sont d'abord les batailles remportées par les bédouins d'Arabie sortant de leurs déserts par des routes déjà nettement tracées et fonçant sur les agglomérations grouillantes du pourtour, noyaux de citadins avec, pour subvenir à leurs besoins, un cercle de fellahs. Par la suite, elles seront le fait des Berbères, nomades Sanhaja ou solides montagnards Kutâma, et, plus tard, le fait des Turcs, des Kurdes, des Daylémites. C'est dans ces réservoirs de guerriers mercenaires que l'islam a puisé sa force militaire.

La sémitisation, c'est tout autre chose: c'est la civilisation urbaine du vieil Orient syncrétique - empire perse puis royaumes hellénistiques -, diffusée hors du domaine sémitique par plusieurs canaux et par plusieurs moyens. Tout d'abord par le truchement de la langue arabe, langue religieuse du Coran, langue de gouvernement, langue officielle et de bureau, langue du grand commerce et des échanges lointains, langue de civilisation littéraire et scientifique. Les pensées grecque, iranienne, indienne, chinoise, nous ont été transmises en grande partie par des traductions en arabe, c'est-à-dire par un instrument sémitique. Sémitisation aussi par les routes de la diaspora commerciale levantine, depuis la région des isthmes, grâce, en somme, à la dispersion, à la migration de petits effectifs et à la constitution de communautés religieuses aux points stratégiques du grand commerce. Ces petits groupes de pionniers se gonflent peu à peu grâce à de nouveaux arrivants. En même temps, ils prolifèrent, poussent vers l'avant, prospectent, établissent de nouveaux centres tout en conservant à l'arrière des positions de repli assuré avec lesquelles ils maintiennent des liens plus ou moins lâches, parfois rompus par des schismes, parfois renforcés par des regroupements ou leur rattachement à un même centre. Ainsi naissent les communautés juives dont la langue écrite est l'hébreu ou l'araméen, la langue parlée l'arabe, et les communautés nestoriennes dont la langue écrite est le syriaque et la langue parlée l'arabe.

Par sa position centrale au coeur de l'Ancien Monde, par sa domination de la région des isthmes entre les deux grands domaines maritimes - océan Indien et Méditerranée -, par sa possession de la grande route continentale, route des steppes, des déserts et des oasis qui depuis l'Asie centrale mène à l'Afrique occidentale, le monde musulman est alors en rapport direct avec d'autres grands centres urbains et civilisés. Il entretient des échanges fructueux, d'égal à égal, avec l'Inde, la Chine et Byzance. Mais il est aussi en rapport direct avec des mondes jeunes - nomades ou forestiers - encore barbares ou barbarisés: steppes turques, régions des fleuves russes, monde noir, Occident chrétien, sur lesquels il fera sentir son rayonnement tout en leur empruntant leurs forces vives. Il est un pont entre des mondes périphériques.

D'où l'importance des routes qui rendent compte de la marche, de la progression rapide ou lente, continue ou interrompue, des influences à travers cette zone de passage privilégiée que constitue le monde musulman jusqu'au XIe siècle. Diffusion vers l'ouest - Occident musulman et au-delà - des résultats acquis par les vieux pays d'Orient, modifiés et enrichis par la confrontation à l'intérieur d'une même aire spatiale, cheminement de nouvelles influences apportées par les routes du commerce lointain, depuis l'Inde, l'Asie centrale et la Chine.

D'où l'importance également du réseau urbain. De ville à ville se tendent les liens des relations économiques et culturelles. La route sert au transport d'influences urbaines. C'est le réseau des métropoles qui constitue l'armature économique, sociale, culturelle du monde musulman. Du VIIIe au XIe siècle, les points forts de ce grand axe, Bagdad, Damas, Le Caire, Kairouan Fès, Palerme: grands relais sur la route qui va de Samarkand à Cordoue, témoignent de l'extraordinaire unité d'une civilisation syncrétique, où circulent largement les hommes, les marchandises et les idées et qui se surimpose au vieux fond régional rural ou nomade.

D'où, enfin, l'importance de l'économie monétaire: frappe abondante de dinars due à l'afflux d'or neuf d'Afrique du sud-est et du Soudan et essor du crédit qui double la circulation des espèces. Au IXe siècle, Ibn Khurdadhbeh note que le développement de la richesse et des transactions commerciales est si grand qu'on peut voir des pièces de numéraire circuler dans les plus petites bourgades, là où jusqu'alors le simple troc était seul pratiqué. Ainsi, à la zone de circulation monétaire agrandie correspond le pouvoir plus grand des villes sur les campagnes.

Au XIe siècle, la crise
économique (déjà!)
fit éclater le
monde musulman.
Le temps de
l'Europe était venu...

Mais l'économie du dinar a sa force et sa faiblesse. Elle dépend du commerce. Elle est accrochée au maintien des routes, liée à la domination du réseau de relations lointaines grâce auxquelles le monde musulman peut et doit se procurer les produits dont il manque et qui sont indispensables à son économie et à sa civilisation en expansion -or, avant tout, bois, métaux et armes, esclaves - économie et civilisation habituées à tout acheter à prix d'or et au loin. Que les relations lointaines viennent à s'affaiblir: routes détournées ou interrompues, que l'or arrive moins régulièrement et c'est la baisse du tonus général, les crises en chaîne, la régression urbaine et, dès lors, l'impossibilité de résister à la convoitise des Barbares liée à l'introduction de mercenaires dans les armées, la remontée des routes de commerce par les invasions, la dislocation de l'ensemble.

Et, de fait, dans la seconde moitié du XIe siècle, surviennent les crises, les troubles, les invasions et, avec eux, le déclin urbain et l'interruption des courants économiques: des quartiers de Bagdad et du Caire sont en ruine; Kairouan est abandonné pour Mahdiyya, la Qal'a des Banu Hammad pour Bougie; Fès est pris par les Almoravides; au califat de Cordoue démembré succèdent les Reyes de Taifas. A la rupture des routes correspond la cassure du monde musulman en un islam turc, un islam égyptien, un islam maghrébien, un islam espagnol. Les particularismes sous-jacents resurgissent et les vieux fonds, préexistants à la conquête musulmane mais refondus par elle, donnent les civilisations musulmanes.

Après le XIe siècle, le centre de gravité de l'Ancien Monde bascule. Désormais, les centres moteurs et rayonnants d'une économie en expansion continue ne sont plus en Orient, dans les grandes villes du monde musulman; ils ont émigré en Occident et sont maintenant fixés dans les cités marchandes d'Italie et des Flandres et, à mi-chemin sur la grande route commerciale qui les relie, dans les foires de Champagne, où s'échangent les produits des pays nordiques et des pays méditerranéens. Avec des à-coups, des heurts, des périodes triomphales et des moments de dépression, la puissance économique, la force d'expansion matérielle, l'activité créatrice seront dès lors - et pour des siècles - le privilège de l'Europe occidentale.

Pourtant, même en son déclin économique, l'aire musulman continuera longtemps encore de rayonner intellectuellement sur le monde par ses sciences, sa philosophie: pour la médecine notamment, il jouera un rôle important non seulement dans le mouvement de la Renaissance, mais jusqu'au XIXe siècle.

Entre la Chine, l'Inde, Byzance et les barbaries médiévales - turque, noire et occidentale -, de la fin des empires antiques à l'éveil des États modernes, la civilisation musulmane dans sa première grandeur aura été un creuset chronologique et géographique, un plan d'intersection, une immense conjoncture, un fabuleux rendez-vous.

 
Bibliographie

© Le Temps stratégique, No 20, Genève, printemps 1987. le.temps@edipresse.ch

'Ilm al Yaqin

'Ayn al Yaqin

[haut de la page]

© @rchipress 1998

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