{"id":896,"date":"2015-01-16T18:27:02","date_gmt":"2015-01-16T17:27:02","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=896"},"modified":"2015-01-17T12:57:57","modified_gmt":"2015-01-17T11:57:57","slug":"manifeste-mare-nostrum","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=896","title":{"rendered":"Manifeste Mare Nostrum"},"content":{"rendered":"

Alerte en M\u00e9diterran\u00e9e<\/strong>
\npar Edgar Morin<\/strong><\/p>\n

extraits du discours de Barcelone*<\/em><\/div>\n
\n

\"<\/a><\/p>\n<\/div>\n

Si mes g\u00e8nes, si mes chromosomes pouvaient parler, ils vous raconteraient une odyss\u00e9e m\u00e9diterran\u00e9enne qui partirait \u00e0 peu pr\u00e8s comme celle d’Ulysse, mais plus au sud, de la M\u00e9diterran\u00e9e asiatique, ce Moyen-Orient d’aujourd’hui; ils vous raconteraient leurs voyages dans l’empire romain, leur arriv\u00e9e dans la p\u00e9ninsule ib\u00e9rique et en Provence, ils vous diraient plus d’un mill\u00e9naire d’enracinement et pr\u00e8s de sept cent ann\u00e9es dans une Espagne plurielle aux divers royaumes et aux trois religions, jusqu’\u00e0 pour certains 1492, et pour d’autres le 17\u00e8me si\u00e8cle; mes g\u00e8nes, mes chromosomes vous diraient comment ces anc\u00eatres conversos auront connu pendant deux si\u00e8cles le bapt\u00eame de l’\u00c9glise catholique; puis ils vous narreraient leur s\u00e9jour rejuda\u00efs\u00e9 dans le grand duch\u00e9 de Toscane \u00e0 Livourne jusqu’\u00e0 la fin du 18\u00e8me si\u00e8cle, o\u00f9, pouss\u00e9s par les grands courants de l’expansion \u00e9conomique de l’occident, ils avaient gagn\u00e9, dans l’Empire Ottoman, la grande cit\u00e9 de Salonique peupl\u00e9e en grande majorit\u00e9 de s\u00e9farades qui parlaient le vieil espagnol ant\u00e9rieur \u00e0 la jota<\/em>; puis ils vous diraient le retour vers l’occident au d\u00e9but du si\u00e8cle, et enfin l’enracinement en France. Mes g\u00e8nes vous diraient que toutes ces identit\u00e9s m\u00e9diterran\u00e9ennes successives se sont unies, symbiotis\u00e9es en moi, et au cours de ce p\u00e9riple bimill\u00e9naire, la M\u00e9diterran\u00e9e est devenue une patrie tr\u00e8s profonde. Les papilles de ma langue sont m\u00e9diterran\u00e9ennes, elles appellent l’huile d’olive, elles s’exaltent d’aubergines et de poilons grill\u00e9s, elles d\u00e9sirent tapas ou m\u00e9z\u00e9s. Mes oreilles adorent le flamenco et les m\u00e9lop\u00e9es orientales. Et dans mon \u00e2me, il y a le je ne sais quoi qui me met en r\u00e9sonance filiale avec son ciel, sa mer, ses \u00eeles ses cotes, ses aridit\u00e9s, ses fertilit\u00e9s…<\/p>\n

Mes g\u00e8nes vous confieraient aussi qu’ils ont v\u00e9cu une exp\u00e9rience typiquement ib\u00e9rique, l’exp\u00e9rience marrane. Le marranisme n’est pas seulement, comme beaucoup le croient, une fa\u00e7on secr\u00e8te d’\u00eatre juif sous le masque chr\u00e9tien ou une fa\u00e7on d’avoir dissous son ascendance juive dans un christianisme sinc\u00e8re, c’est aussi l’exp\u00e9rience dans un m\u00eame esprit et une m\u00eame \u00e2me de la rencontre de deux religions antagonistes. Ou bien cet antagonisme produit la dissolution de ce que l’une et l’autre religion ont de formel et d\u00e9gage alors une prodigieuse combustion mystique, et c’est Th\u00e9r\u00e8se d’Avila. Ou bien le choc des deux religions dissout l’une et l’autre pour faire place au doute et \u00e0 l’interrogation g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e, et c’est le cas de Montaigne, lui aussi issu de conversos. Ou bien encore le Dieu transcendant se d\u00e9sint\u00e8gre et c’est la nature qui devient divine en devenant auto-cr\u00e9atrice, et c’est Spinoza. Et moi oui, je suis mystique certes \u00e0 ma fa\u00e7on, je suis rationnel, je suis sceptique, et je n’aurais pas \u00e9t\u00e9 tel sans S\u00e9farad, je veux dire les Espagnes.<\/p>\n

Mes g\u00e8nes ne m’ont pas parl\u00e9 de Barcelone, mais mon esprit a \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9 par Barcelone. J’avais 18 ans en janvier 1939 quand j’appris brutalement la chute de Barcelone. J’ai \u00e9crit dans mon livre Autocritique<\/em>: \u00ab\u00a0je pleurais, en regardant l’\u00e9norme manchette de Paris Soir<\/em>, cachant mon visage derri\u00e8re le journal, dans le salon o\u00f9 mes parents \u00e9coutaient les accord\u00e9ons de radio-Ile de France, et je ne savais pas qu’en m\u00eame temps mon camarade de classe Jacques Francis Rolland et des centaines d’autres cessaient d’\u00eatre des gamins et entraient dans l’adolescence, en pleurant ensembles, seuls, la fin de l’espoir, et que tous les autres espoirs qui se l\u00e8veraient plus tard seraient \u00e9difi\u00e9s avec ces ruines\u00a0\u00bb (p.21).<\/p>\n

Je n’avais pas id\u00e9alis\u00e9 l’Espagne r\u00e9publicaine car je savais quels conflits internes, quelle guerre civile sporadique au sein de la grande guerre civile avaient ravag\u00e9 Barcelone, provoquant notamment l’assassinat d’Andreu Nin par les services secrets sovi\u00e9tiques du g\u00e9n\u00e9ral Orlov. Mais je pressentais obscur\u00e9ment que ce d\u00e9sastre \u00e9tait le d\u00e9but d’un d\u00e9sastre historique plus terrible encore, je sentais, comme d’autres, que la chute de Barcelone \u00e9tait le d\u00e9but d’autres chutes, d’abord la chute de la France \u00e0 peine un an plus tard, puis la chute de l’Europe…<\/p>\n

Quand j’ai d\u00e9couvert Barcelone, apr\u00e8s la guerre, j’ai subi ce qu’un \u00e9crivain allemand qui parle de Barcelone justement, appelle une intoxication amoureuse. Et j’aime plus que jamais le Barcelone d’aujourd’hui, ville d’espoir, ville de paix, ville ouverte, riche de sa culture catalane, de sa culture espagnole et des cultures des migrants ib\u00e9riques qui se sont catalanis\u00e9s en son sein. C’est une ville qui dans le m\u00eame mouvement o\u00f9 elle se ressource dans son pass\u00e9, s’avance vers un futur d’association ib\u00e9rique, europ\u00e9en, m\u00e9diterran\u00e9en.<\/p>\n

Mais, de m\u00eame que j’ai ressenti la chute de Barcelone en 1939 comme le plus sinistre avertissement pour l’Europe, je ressens depuis l’an dernier un choc de la m\u00eame violence et aussi lourd de funestes pr\u00e9sages dans la d\u00e9composition de la richesse poly\u00e9thnique de la Bosnie-Herz\u00e9govine et dans le si\u00e8ge de Sarajevo. La Bosnie-Herzegovine n’\u00e9tait elle pas d\u00e9j\u00e0 en elle m\u00eame la pr\u00e9figuration de l’Europe que nous souhaitions? N’\u00e9tait-elle pas \u00e0 la fois la\u00efque et polyreligieuse? Cet assassinat de la Bosnie-Herzegovine frappe au coeur l’id\u00e9e d’Europe et la possibilit\u00e9 d’Europe.<\/p>\n

Nous voyons r\u00e9apparaitre un mal que nous croyions avoir d\u00e9pass\u00e9s en \u00e9laborant la communaut\u00e9 europ\u00e9enne. Certes, l’\u00c9tat national a jou\u00e9 un r\u00f4le civilisateur f\u00e9cond dans l’histoire de l’Europe, mais il a port\u00e9 en lui la potentialit\u00e9, trop souvent non inhib\u00e9e, de la purification.<\/p>\n

La purification nationale a d’abord \u00e9t\u00e9 religieuse. C’est 1492 en Espagne, puis c’est le triomphe du principecujus regio ejus religio<\/em>, l’expulsion des catholiques d’Angleterre, l’expulsion des protestants de France avec la r\u00e9vocation de l’Edit de Nantes, un peu partout l’expulsion ou ghettoisation des juifs.<\/p>\n

Puis au vingti\u00e8me si\u00e8cle la purification devint raciale et ethnique. Les guerres gr\u00e9co-turques ont suscit\u00e9 les transferts massifs des Hell\u00e8nes d’Asie Mineure en Mac\u00e9doine, des Turcs de Mac\u00e9doine en Turquie, puis Hitler a voulu purifier l’Allemagne des juifs, tsiganes, malades mentaux. La fin de la guerre a chass\u00e9 les allemands de Sil\u00e9sie, des Sud\u00e8tes, les polonais d’Ukraine.<\/p>\n

Aujourd’hui en ex-Yougoslavie, en Europe, en M\u00e9diterran\u00e9e tous les conflits prennent un aspect atroce de s\u00e9gr\u00e9gations ethniques et religieuses.<\/p>\n

Le seul rem\u00e8de aux conceptions closes de l’ethnie et de la nation est dans le principe associatif. Le destin de l’Europe se joue dans l’alternative: association ou barbarie. Et ce n’est pas seulement le destin de l’Europe, c’est celui de la M\u00e9diterran\u00e9e.<\/p>\n

M\u00e9diterran\u00e9e! notion trop \u00e9vidente pour ne pas \u00eatre myst\u00e9rieuse!<\/p>\n

Mer qui porte en elle tant de diversit\u00e9s et tant d’unit\u00e9!<\/p>\n

Mer des extr\u00eames fertilit\u00e9s et des extr\u00eames aridit\u00e9s!<\/p>\n

Mer dont le centre est form\u00e9 par sa circonf\u00e9rence!<\/p>\n

Mer \u00e0 la fois d’antagonismes et de compl\u00e9mentarit\u00e9s dont la compl\u00e9mentarit\u00e9 conflictuelle de la mesure et de la d\u00e9mesure!<\/p>\n

Berceau de toutes les cultures d’ouverture, d’\u00e9changes et d’aventure!<\/p>\n

Matrice de l’esprit le plus sacr\u00e9 et de l’esprit le plus profane!<\/p>\n

Matrice de religions polyth\u00e9istes et des religions monoth\u00e9istes!<\/p>\n

Matrice des cultes \u00e0 myst\u00e8re qui promettent la r\u00e9surrection apr\u00e8s la mort et des sagesses qui demandent \u00e0 accepter le n\u00e9ant de la mort!<\/p>\n

Matrice de la philosophie, de la th\u00e9osophie, de la gastrosophie et de l’oenosophie!<\/p>\n

Matrice de la rationalit\u00e9, de la la\u00efcit\u00e9 et de la culture humaniste!<\/p>\n

Matrice de la Renaissance et de la modernit\u00e9 de l’esprit europ\u00e9en!<\/p>\n

Mer de la communication des id\u00e9es et des confluences des savoirs qui a su faire passer Aristote de Bagdad \u00e0 Fez avant de le faire parvenir \u00e0 la Sorbonne de Paris!<\/p>\n

Mer tricontinentale des rencontres f\u00e9condes et des ruptures tragiques entre l’Est et l’Ouest, le Sud et le Nord<\/p>\n

Mer qui fut le Monde et qui demeure pour nous m\u00e9diterran\u00e9ensnotre<\/em> monde.<\/p>\n

Notre M\u00e9diterrann\u00e9e s’est r\u00e9tr\u00e9cie, elle est devenue un lac de l’\u00e8re plan\u00e9taire baignant le sud d’une Europe, elle m\u00eame r\u00e9tr\u00e9cie aux dimensions d’une Suisse face aux \u00e9normes masses continentales qui bordent le Pacifique, nouveau centre de gravit\u00e9 du monde. Cette M\u00e9diterran\u00e9e qui devrait donc jouir de la paix d’un lac, de la douceur d’un lac, redevient pourtant un lieu de temp\u00eates. Cette M\u00e9diterran\u00e9e marginalis\u00e9e redevient une des zones sismiques les plus importantes de la plan\u00e8te.<\/p>\n

ALERTE<\/strong><\/div>\n

Je dis alerte, parce que l’Europe tend \u00e0 se d\u00e9tourner de la M\u00e9diterran\u00e9e au moment o\u00f9 justement en M\u00e9diterran\u00e9e s’accroissent les probl\u00e8mes et p\u00e9rils.<\/p>\n

Les processus de dislocation, d\u00e9gradation, renfermement qui se d\u00e9veloppent un peu partout affectent particuli\u00e8rement la M\u00e9diterran\u00e9e.<\/p>\n

Plus encore: la mer de la communication devient la mer des s\u00e9gr\u00e9gations, la mer des m\u00e9tissages devient la mer des purifications religieuses, ethniques, nationales.<\/p>\n

Les grandes villes cosmopolites, v\u00e9ritables \u00ab\u00a0cit\u00e9s-monde\u00a0\u00bb, creusets de la culture m\u00e9diterran\u00e9enne se sont \u00e9teintes les unes apr\u00e8s les autres dans la monochromie: Salonique, Istambul, Alexandrie, Beyrouth. Sarajevo agonise.<\/p>\n

Apr\u00e8s 89, l’Europe de l’ouest, en se tournant vers l’est qui s’ouvrait, s’est d\u00e9tourn\u00e9e des probl\u00e8mes fondamentaux de la M\u00e9diterran\u00e9e qui la concernent vitalement. L’\u00e9conomie europ\u00e9enne s’est tourn\u00e9e vers les march\u00e9s potentiels de l’est, regardant au del\u00e0 l’\u00e9norme march\u00e9 chinois. La M\u00e9diterran\u00e9e est de plus en plus oubli\u00e9e.<\/p>\n

Les puissances europ\u00e9ennes se sont montr\u00e9es impuissantes face au conflit isra\u00e9lo-palestinien, \u00e0 la trag\u00e9die de l’ex-Yougoslavie, et regardent h\u00e9b\u00e9t\u00e9es la trag\u00e9die alg\u00e9rienne.<\/p>\n

Les pays du sud europ\u00e9en, particuli\u00e8rement de l’Arc Latin, n’ont pas \u00e9labor\u00e9 une conception commune pour une politique m\u00e9diterran\u00e9enne.<\/p>\n

L’Europe ouverte tend \u00e0 redevenir l’Europe du rejet. Au moment o\u00f9 avaient commenc\u00e9 les processus d’int\u00e9gration europ\u00e9enne de l’Islam, posthumes comme en Espagne qui r\u00e9int\u00e8gre en son identit\u00e9, son pass\u00e9 maure, modernes comme en France et en Allemagne avec les immigr\u00e9s maghr\u00e9bins et turcs, voil\u00e0 que revient le vieux d\u00e9mon europ\u00e9en: refouler, exclure l’Islam. L’offensive serbe en Bosnie n’est pas seulement un accident, elle est la poursuite d’une reconqu\u00eate.<\/p>\n

On a laiss\u00e9 d\u00e9truire le caract\u00e8re polyvalent et poly-ethnique de la Bosnie Herz\u00e9govine et lorsqu’elle se trouve tronqu\u00e9e pour n’\u00eatre plus qu’un r\u00e9duit musulman , on s’effraie \u00e0 l’id\u00e9e d’un \u00e9tat musulman.<\/p>\n

Partout, le partenaire n\u00e9cessaire est de plus en plus consid\u00e9r\u00e9 comme l’adversaire potentiel et cela de chacun des quatre cot\u00e9s de la M\u00e9diterran\u00e9e: nord sud et est ouest.<\/p>\n

La M\u00e9diterran\u00e9e s’efface comme d\u00e9nominateur commun.<\/p>\n

Plus encore: il faut comprendre que la grande ligne sismique, qui part du Caucase, en Arm\u00e9nie\/Azerbzadjian, qui a d\u00e9vast\u00e9 depuis pr\u00e8s de cinquante ans le Moyen-Orient, s’est \u00e9tendue vers l’ouest en M\u00e9diterran\u00e9e; elle a saccag\u00e9 la Bosnie-Herzegovine, et elle ravage l’Alg\u00e9rie. C’est la ligne o\u00f9 deviennent virulents et mortels les antagonismes Est\/Ouest, Nord\/Sud, Richesse\/Pauvret\u00e9, Vieillesse\/Jeunesse, La\u00efcit\u00e9\/Religion, Islam\/Chr\u00e9tient\u00e9\/Juda\u00efsme,…<\/p>\n

Nous pouvons aujourd’hui esp\u00e9rer, sans certitude aucune, en une progressive pacification au Moyen-Orient, notamment par l’accession de la Palestine \u00e0 l’ind\u00e9pendance nationale, mais le trou noir g\u00e9o-historique y demeure, et deux nouveaux trous noirs se sont form\u00e9s en Bosnie et en Alg\u00e9rie.<\/p>\n

En Alg\u00e9rie, il y a eu les cons\u00e9quences d\u00e9sastreuses non seulement du vote FIS mais de la n\u00e9gation de ce vote, et tout va vers l’implosion. Que sera l’Alg\u00e9rie? Quel bouleversement g\u00e9opolitique formidable ne va-t-il pas s’op\u00e9rer? Va-t-on vers une refermeture de la M\u00e9diterran\u00e9e? Un embrasement?<\/p>\n

Dans ces conditions tragiques les pires ennemis sont les seuls qui collaborent entre eux: de m\u00eame qu’il y eut en Italie les m\u00eames m\u00e9thodes et les m\u00eames objectifs entre le terrorisme noir et le rouge qui avaient pour but commun de d\u00e9truire la d\u00e9mocratie, de m\u00eame en Isra\u00ebl\/Palestine ce sont les fanatiques ennemis isra\u00e9liens et arabes qui coop\u00e8rent avec ardeur pour saboter la paix; de m\u00eame en Alg\u00e9rie, la terreur des attentats et la terreur de la r\u00e9pression collaborent pour emp\u00eacher toute entente d\u00e9mocratique. Partout les haines adverses ont un m\u00eame ennemi commun: la concorde, la r\u00e9conciliation, la compassion, le pardon.<\/p>\n

Pourrons nous sauver la M\u00e9diterran\u00e9e? Pourrons nous restaurer mieux d\u00e9velopper sa fonction communicatrice? Pourrons nous remettre en activit\u00e9 cette mer d’\u00e9changes, de rencontres , ce creuset et bouillon de culture, cette machine \u00e0 fabriquer de la civilisation?<\/p>\n

Il y a des solutions \u00e9conomiques, mais les solutions seulement \u00e9conomiques sont insuffisantes et parfois font probl\u00e8me: ainsi le FMI met les \u00c9tats dans la n\u00e9cessit\u00e9 d’ob\u00e9ir \u00e0 ses exigences pour avoir des cr\u00e9dits, mais aussi dans la n\u00e9cessit\u00e9 de leur d\u00e9sob\u00e9ir pour \u00e9viter le clash politique et social.<\/p>\n

Il faut du d\u00e9veloppement, mais il faut aussi enti\u00e8rement repenser et transformer notre concept de d\u00e9veloppement lequel est sous-d\u00e9velopp\u00e9.<\/p>\n

Ainsi il n’y a pas que l’\u00e9conomie industrielle \u00e0 installer, il y a aussi \u00e0 r\u00e9inventer une \u00e9conomie de convivialit\u00e9.<\/p>\n

D\u00e9j\u00e0 les innombrables retrait\u00e9s qui viennent sur les cotes nord-m\u00e9dit\u00e9rran\u00e9ennes cherchent non seulement du soleil et du beau temps, mais une am\u00e9nit\u00e9 du vivre, un plaisir de vivre et un art de vivre. Dans l’art de vivre m\u00e9diterran\u00e9en il y a l’extraversion de la place publique, du paseo, du corso, qui est aussi un art de la communication. Il y a notre gastrosophie qui tend \u00e0 chacun le fruit et le rameau de l’olivier. Les continentaux qui viennent s’installer pour leurs vacances ou durablement dans des lieux encore pr\u00e9serv\u00e9s viennent chercher l’antidote \u00e0 la m\u00e9canisation, \u00e0 la chronom\u00e9tisation, \u00e0 l’anonymisation, \u00e0 la h\u00e2te. Nous avons dans nos cultures les ressources pour r\u00e9sister \u00e0 la standardisation et \u00e0 l’homog\u00e9n\u00e9isation. Nos paysages, nos sites, nos monuments, nos architectures du pass\u00e9 ne sont pas seulement des objets esth\u00e9tiques, ils irradient des ondes qui nous p\u00e9n\u00e8trent, ils distillent des sucs qui nous \u00e9panchent, ils nous instillent des v\u00e9rit\u00e9s impalpables qui deviennent nos v\u00e9rit\u00e9s. Et n’avons nous pas mission de propager cet art de vivre dans le sillage de nos pizzas de nos couscous de nos taramas, de nos tapas et de nos vins?<\/p>\n

Mais la d\u00e9fense et l’illustration d’une qualit\u00e9 de la vie exigent la r\u00e9sistance \u00e0 ce qu’a de barbare le d\u00e9veloppement techno-industriel incontr\u00f4l\u00e9, le d\u00e9ferlement du profit au d\u00e9triment des relations d’entraide et de services mutuels, l’extension du b\u00e9ton et du mitage qui ont d\u00e9j\u00e0 d\u00e9natur\u00e9 tant de nos cotes…<\/p>\n

Ils exigent une politique de r\u00e9g\u00e9n\u00e9ration de la M\u00e9diterran\u00e9e qui comporte \u00e9videmment le r\u00e9assainissement de la mer, sa repopulation aquatique: tout cela a commenc\u00e9 sporadiquement, mais cela devrait devenir syst\u00e9matique et commun. Une telle politique comporterait autant que faire se peut et partout o\u00f9 cela se peut, la restauration des activit\u00e9s pastorales, le d\u00e9veloppement du mara\u00eechage et d’une agriculture de qualit\u00e9, ce qui d\u00e9j\u00e0 en viticulture se manifeste dans de nombreux pays par les progr\u00e8s qualitatifs obtenus par la s\u00e9lection des c\u00e9pages, les proc\u00e9d\u00e9s de vinification, le caract\u00e8re biologique de l’engrais. Enfin, il faut savoir que, gr\u00e2ce \u00e0 l’ing\u00e9nierie g\u00e9n\u00e9tique, nous trouverons bient\u00f4t le moyen de cultiver des plantes qui puiseront l’azote de l’air et le r\u00e9introduiront en terre, et plus largement de rendre cultivables \u00e0 nouveau des terres peu fertiles.<\/p>\n

C’est enfin, non seulement la d\u00e9fense de la qualit\u00e9 de la vie, mais la d\u00e9fense de la vie elle-m\u00eame qui exigent une politique de l’\u00e9migration, laquelle n’est possible que si nous sachons remplacer la peur d\u00e9mographique et la peur ethnique, h\u00e9las aujourd’hui li\u00e9es, par la r\u00e9surrection du noble sens de l’hospitalit\u00e9, le sentiment de la compl\u00e9mentarit\u00e9 du voisin, le respect de l’autre, l’amour de la diversit\u00e9.<\/p>\n

Mais nous devons d’abord nous mobiliser contre la grande fracture sismique qui a envahi la M\u00e9diterran\u00e9e. Il nous faut cesser de regarder l’Islam et l’arabisme comme monolithes ou comme agressions. il nous faut penser \u00e0 tant de brimades, de d\u00e9nis, de justice \u00e0 deux poids et deux mesures, \u00e0 tant de d\u00e9ceptions…<\/p>\n

Il nous faut associer, lier, redonner la primaut\u00e9 \u00e0 ce qui est commun, restituer l’identit\u00e9 commune sous et dans la diversit\u00e9 afin de faire \u00e9merger l’identit\u00e9 de citoyen de la M\u00e9diterran\u00e9e au sein de nos poly-identit\u00e9s, car nous somme tous poly-identitaires et nos diff\u00e9rentes identit\u00e9s doivent s’enrouler en spirale les unes autour des autres au lieu de s’entre-refouler les unes les autres.<\/p>\n

Il n’ y a pas de fraternit\u00e9 profonde sans maternit\u00e9: il nous faut revitaliser notre mer m\u00e8re.<\/p>\n

Il y a un mythe euphorique simpliste de la M\u00e9diterran\u00e9e qui ignore que tant de dislocations, destructions, intol\u00e9rances, viennent de la M\u00e9diterran\u00e9e elle-m\u00eame. Mais nous avons besoin d’un mythe riche qui exprime nos aspirations \u00e0 l’accomplissement du meilleur de nos possibilit\u00e9s.<\/p>\n

Ah! il nous faut de la compr\u00e9hension, beaucoup de compr\u00e9hension. Qu’est ce que la compr\u00e9hension, qui la rend diff\u00e9rente et compl\u00e9mentaire de l’explication?<\/p>\n

C’est ce qui nous permet \u00e0 nous sujets humains de consid\u00e9rer autrui comme sujet \u00e0 l’image de soi-m\u00eame, ego alter, et de comprendre de l’int\u00e9rieur ses sentiments et ses r\u00e9actions. Comprendre l’autre est un imp\u00e9ratif vital aujourd’hui.<\/p>\n

Mais cela suppose aussi une grande r\u00e9g\u00e9n\u00e9ration morale, un grand changement moral: il nous faut vouloir du fond du coeur la concorde, la r\u00e9conciliation, la compassion, le pardon.<\/p>\n

Et je terminerai mon propos par la salutation premi\u00e8re de tout m\u00e9diterran\u00e9en: que la paix soit avec vous.<\/p>\n

Que la paix soit avec nous.<\/p>\n

Edgar Morin<\/p>\n

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* discours prononc\u00e9 \u00e0 Barcelone lors de la remise \u00e0 l’auteur du prix international Catalunya 1994.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Alerte en M\u00e9diterran\u00e9e par Edgar Morin extraits du discours de Barcelone* Si mes g\u00e8nes, si mes chromosomes pouvaient parler, ils vous raconteraient une odyss\u00e9e m\u00e9diterran\u00e9enne qui partirait \u00e0 peu pr\u00e8s comme celle d’Ulysse, mais plus au sud, de la M\u00e9diterran\u00e9e asiatique, ce Moyen-Orient d’aujourd’hui; ils vous raconteraient leurs voyages dans \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":893,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-896","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/896","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=896"}],"version-history":[{"count":1,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/896\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":897,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/896\/revisions\/897"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/893"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=896"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}