{"id":860,"date":"2015-01-16T06:31:53","date_gmt":"2015-01-16T05:31:53","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=860"},"modified":"2015-01-23T10:10:37","modified_gmt":"2015-01-23T09:10:37","slug":"metaphysique-contemporaine","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=860","title":{"rendered":"M\u00e9taphysique contemporaine"},"content":{"rendered":"

\"Bruno Pinchard, Philosophie \u00e0 outrance. Cinq essais de m\u00e9taphysique contemporaine<\/em>, E.M.E., 2010.<\/p>\n

Dans cet ouvrage, Bruno Pinchard s’attelle \u00e0 une \u00ab\u00a0th\u00e9orie des complexit\u00e9s\u00a0\u00bb et poursuit son parti pris d’une invention m\u00e9taphysique contemporaine.
\nPrenant acte de la disparition d’une philosophie de l’esprit qui se d\u00e9finisse par rapport \u00e0 l’Absolu et ne trouvant aucune raison de borner les jeux de l’intelligence au seul art commun de faire des phrases, il cherche dans des mots-concr\u00e9tions : nom, masque, tarot, occultation, polyphonie<\/em>, les r\u00e9sonances et les analogies d’une parole ant\u00e9rieure au discours. Il montre comment de telles rencontres tiennent curieusement t\u00eate au chaos et participent \u00e0 l’\u00e9dification d’un M\u00e9morial de la splendeur.
\nLa poursuite d’un dessein m\u00e9taphysique contemporain ne va pas sans de telles outrances. Apr\u00e8s Malebranche et sa critique de la repr\u00e9sentation, la m\u00e9moire du Pantagru\u00e9lisme selon Rabelais, le M\u00e9morial de Pascal et une certaine Mythodic\u00e9e issue de Leibniz sont entra\u00een\u00e9s dans une v\u00e9ritable reconfiguration du paysage sp\u00e9culatif, en hauteur et en profondeur. Mais cette fa\u00e7on de perp\u00e9tuer \u00e0 tout prix un regard m\u00e9taphysique aurait cette cons\u00e9quence impr\u00e9vue : la partie contre l’absurde n’est pas toujours perdue, pourvu qu’on cesse de penser avec des id\u00e9es (et les techniques auxquelles elles s’asservissent), pour se souvenir de l’excellence des noms, des rites et des dieux.<\/p>\n

Bruno Pinchard est professeur de philosophie \u00e0 l’Universit\u00e9 de Lyon et directeur de l’Ecole doctorale Rh\u00f4ne-Alpes. Il est l’auteur entre autres de M\u00e9ditations mythologiques<\/em> (Le Seuil\/Les Emp\u00eacheurs de penser en rond 2002), Heidegger et la question de l’humanisme<\/em> (dir., PUF 2005) et Recherches m\u00e9taphysiques, Philosophie fran\u00e7aise contemporaine<\/em> (Tokyo, 2009, Nihon University Press).<\/p>\n

Extrait de Bruno Pinchard, Philosophie \u00e0 outrance. Cinq essais de m\u00e9taphysique contemporaine<\/em>, E.M.E., 2010.<\/p>\n

Polyphonie du d\u00e9sordre<\/strong>
\npar Bruno Pinchard<\/p>\n

    \n
  1. DE LA NECESSITE DU DESORDRE<\/strong><\/li>\n<\/ol>\n

    Il est bien des fa\u00e7ons de lire et de relire la Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>de Leibniz sur la bont\u00e9 de Dieu, la libert\u00e9 de l\u2019homme et l\u2019origine du mal, pour reprendre son titre complet. Mais la plus aveugle consisterait, dans l\u2019urgence des drames contemporains, \u00e0 s\u2019emparer des solutions propos\u00e9es par l\u2019auteur, en c\u00e9dant \u00e0 la tentation de simplifier une \u0153uvre parmi les plus touffues et les plus rhapsodiques de Leibniz et de la tradition m\u00e9taphysique tout enti\u00e8re.
    \nEssayons de r\u00e9fl\u00e9chir un instant \u00e0 la fa\u00e7on dont le livre se donne \u00e0 nous : loin de s\u2019en tenir \u00e0 une \u00e9pure et \u00e0 la structure d\u2019un trait\u00e9 syst\u00e9matique, il se pr\u00e9sente comme un collage aberrant de th\u00e8mes, de diversions, de remarques lat\u00e9rales et de d\u00e9monstrations d\u2019\u00e9rudition superf\u00e9tatoire qui d\u00e9couragera toujours l\u2019homme press\u00e9 d\u2019en finir avec la question du mal. Leibniz a \u00e9t\u00e9 tout de suite conscient du d\u00e9faut de composition de son livre et s\u2019en excuse mollement : \u00ab Mais enfin j\u2019ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de ramasser mes pens\u00e9es sur tous ces sujets li\u00e9s ensemble, et d\u2019en faire part au public[1]<\/a><\/b>. \u00bb Dans un lettre \u00e0 Burnett, il se fait plus direct encore : \u00ab La plus grande partie de cet ouvrage avait \u00e9t\u00e9 faite par lambeaux[2]<\/a><\/b>\u00bb, et il rappelait alors le lien de ces sp\u00e9culations avec les d\u00e9bats d\u00e9velopp\u00e9s \u00e0 la cour de la Reine de Prusse.
    \nCes th\u00e8mes du lambeau et du rassemblement ne peuvent \u00eatre pris \u00e0 la l\u00e9g\u00e8re, d\u2019autant plus que la Pr\u00e9face de l\u2019\u0153uvre donne lieu \u00e0 l\u2019esquisse d\u2019un projet dont le livre semble marquer l\u2019\u00e9chec radical plus qu\u2019une esquisse convaincante :<\/p>\n

    \u00ab J\u2019avais t\u00e2ch\u00e9 de b\u00e2tir sur de tels fondements, \u00e9tablis d\u2019une mani\u00e8re d\u00e9monstrative, un corps entier des connaissances principales que la Raison toute pure nous peut apprendre, un corps, dis-je, dont toutes les parties fussent bien li\u00e9s, et qui p\u00fbt satisfaire aux difficult\u00e9s les plus consid\u00e9rables des anciens et des modernes[3]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

    Mais, \u00e0 quoi bon, puisque je ne faisais tant d\u2019effort que pour Pierre Bayle et qu\u2019il vient de mourir ! Soumis aux r\u00e9ciprocit\u00e9s du syst\u00e8me monadique, Leibniz n\u2019arrive jamais \u00e0 commencer l\u2019oeuvre grandiose faute de vis-\u00e0-vis appropri\u00e9. Sa vie se passe alors en dispersions accablantes. Il l\u2019avoue humblement \u00e0 son correspondant Burnett : \u00ab Si j\u2019\u00e9tais d\u00e9barrass\u00e9 de mes travaux historiques, je voudrais me mettre \u00e0 \u00e9tablir ces \u00c9l\u00e9ments de la Philosophie g\u00e9n\u00e9rale et de la Th\u00e9ologie naturelle, qui comprend ce qu\u2019il y a de plus important dans cette Philosophie pour la Th\u00e9orie et pour la Pratique. \u00bb Il se console cependant en avan\u00e7ant que \u00ab ce pr\u00e9sent ouvrage peut servir d\u2019avant-coureur, comme aussi les pi\u00e8ces d\u00e9tach\u00e9es que j\u2019ai donn\u00e9es dans les journaux d\u2019Allemagne, de France et de Hollande[4]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

    Il faut dont s\u2019y faire, les mat\u00e9riaux de la Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>sont certes li\u00e9s ensemble, mais ils ne sont pas bien li\u00e9s, en un corps d\u00e9monstratif, comme le regrettera toujours en vain son auteur. Certes, la Monadologie<\/em>, avec ses r\u00e9f\u00e9rences infra-paginales insistantes \u00e0 la Th\u00e9odic\u00e9e<\/em>, constitue comme la trame syst\u00e9matique de l\u2019\u0153uvre. Mais pour abondantes qu\u2019elles soient, ces notes sont aussi \u00e9vasives et incompl\u00e8tes que les entr\u00e9es de la Table des mati\u00e8res que Leibniz a cru devoir ajouter \u00e0 son grand \u0153uvre pour en faciliter l\u2019usage. Nous sommes loin du r\u00eave d\u2019un corps de doctrine dans sa forme syst\u00e9matique et exhaustive. Il faut s\u2019y faire, on ne peut traiter du mal que par fragments. C\u2019est le premier signe de finitude qui s\u2019impose au livre labyrinthique. Il m\u00e9rite qu\u2019on s\u2019y attarde.<\/p>\n

    Mais que le propos garde la forme des conversations de cour dont il est issu, passe encore, mais que la gravit\u00e9 du probl\u00e8me supr\u00eame du mal devienne l\u2019occasion pour pr\u00e9senter l\u2019\u00e9tat pass\u00e9 et actuel des travaux de l\u2019auteur, qu\u2019il donne lieu \u00e0 des digressions sur l\u2019histoire suppos\u00e9e d\u2019un Herm\u00e8s mondial, qu\u2019il donne lieu \u00e0 des d\u00e9bats sans fin avec un m\u00e9cr\u00e9ant comme Bayle et laisse si peu de place aux autorit\u00e9s scripturaires ou \u00e0 un d\u00e9bat en forme avec les philosophes contemporains ou du pass\u00e9, voil\u00e0 qui pourrait passer pour de la pure et simple mondanit\u00e9, pour une complaisance d\u2019auteur, pour une confusion regrettable des genres.<\/p>\n

    Que faire en effet de phrases de ce genre : \u00ab J\u2019avais publi\u00e9 un syst\u00e8me nouveau [\u2026] : il fut assez applaudi \u00bb ; \u00ab Ayant fait de nouvelles d\u00e9couvertes sur la nature de la force Active, sur les lois du mouvement[\u2026] \u00bb. Ou encore : \u00ab J\u2019ai m\u00eame d\u00e9montr\u00e9 que s\u2019il n\u2019y avait rien que de passif dans les corps, leurs diff\u00e9rents \u00e9tats seraient indiscernables [\u2026]\u00bb ? Cette fois, on a l\u2019impression de d\u00e9passer les bornes du s\u00e9rieux, d\u2019autant plus que pour faire mieux comprendre en passant comment l\u2019homme s\u2019aide du secours de la gr\u00e2ce dans la conversion, il faut entendre qu\u2019il n\u2019y a point de coop\u00e9ration dans la glace, lorsqu\u2019elle est rompue[5]<\/a><\/b>\u2026 Ce passage de la gr\u00e2ce \u00e0 la glace laisse r\u00eaveur. Il fait penser \u00e0 ceux qui ont failli perdre la vie en se laissant aller \u00e0 confondre l\u2019\u00e2me et l\u2019\u00e2ne[6]<\/a><\/b>.<\/p>\n

    Mais Leibniz se veut rassurant : \u00ab Enfin j\u2019ai t\u00e2ch\u00e9 de tout rapporter \u00e0 l\u2019\u00e9dification ; et si j\u2019ai donn\u00e9 quelque chose \u00e0 la curiosit\u00e9, c\u2019est que j\u2019ai cru qu\u2019il fallait \u00e9gayer une mati\u00e8re dont le s\u00e9rieux peut rebuter[7]<\/a><\/b>. \u00bb Et de fait, les remarques de linguistique indo-europ\u00e9enne qui suivent ne laissent pas d\u2019\u00e9tonner au milieu des sp\u00e9culations techniques de th\u00e9ologie. Mais Leibniz se veut rassurant : \u00ab Ces remarques ne d\u00e9plairont peut-\u00eatre pas aux curieux \u00bb. Il est vrai que les curieux ont mati\u00e8re \u00e0 satisfaire leur passion dans ces pages \u00e9tranges. Mais peut-\u00eatre aussi bien seront-ils d\u00e9\u00e7us par un auteur qui reconna\u00eet qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement pr\u00e9cipit\u00e9 et \u00ab distrait[8]<\/a><\/b> \u00bb en r\u00e9digeant cet ouvrage.
    \nParvenu \u00e0 ce point de notre lecture, est-il besoin d\u2019aller plus loin et de pr\u00eater une attention d\u00e9mesur\u00e9e \u00e0 un livre de cette forme ? Quel pourrait en \u00eatre le centre de gravit\u00e9 ? L\u2019\u0153uvre n\u2019est-elle pas manqu\u00e9e et ne faudrait-il pas directement passer \u00e0 l\u2019\u00e9tude de Kant si nous voulions nous faire une id\u00e9e sur l\u2019origine radicale du mal et sur les impossibilit\u00e9s de toute th\u00e9odic\u00e9e ?
    \nAvant d\u2019en finir aussi vite, il convient cependant de peser notre jugement. Et si notre d\u00e9ception n\u2019\u00e9tait que le fait d\u2019une superficialit\u00e9 navrante ? Et si le mal ne se livrait pas de face, mais toujours de biais, selon quelque anamorphose ? Ce mod\u00e8le n\u2019est pas \u00e9tranger \u00e0 Leibniz, il l\u2019emploie pr\u00e9cis\u00e9ment pour nous donner \u00e0 entendre comment le bien surpasse le mal dans ce monde chaotique en apparence :<\/p>\n

    \u00ab C\u2019est comme dans ces inventions de perspective, o\u00f9 certains beaux dessins ne paraissent que confusion, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019on les rapporte \u00e0 leur vrai point de vue, ou qu\u2019on les regarde par le moyen d\u2019un certain verre ou miroir. C\u2019est en les pla\u00e7ant et s\u2019en servant comme il faut, qu\u2019on les fait devenir l\u2019ornement d\u2019un cabinet[9]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

    L\u2019anamorphose est la pudeur de toute pens\u00e9e du mal, la trace de l\u2019onde de choc qu\u2019elle cr\u00e9e. Le mal indicible a paru, a jet\u00e9 son d\u00e9sordre dans la repr\u00e9sentation, a scell\u00e9 sa pr\u00e9sence en se rendant \u00e0 jamais invisible de face. Restent les points de vues lat\u00e9raux. Mais qui saura d\u00e9terminer le vrai point de vue pour entendre une telle Th\u00e9odic\u00e9e de la pudeur selon sa juste perspective ? Qui nous donnera le vrai point de vue sur les \u00ab d\u00e9formit\u00e9s apparentes de nos petits mondes \u00bb afin qu\u2019elles se r\u00e9unissent \u00ab en beaut\u00e9s dans le grand \u00bb ? Elles n\u2019auraient plus rien alors \u00ab qui s\u2019oppose \u00e0 l\u2019unit\u00e9 d\u2019un principe universel infiniment parfait[10]<\/a><\/b>. \u00bb Mais qui peut surmonter les aveuglements de notre finitude, qui sont autant de marques de nos \u00e9preuves ? Dans ses d\u00e9formations irr\u00e9ductibles, le livre de Leibniz donne \u00e0 lire la r\u00e9sistance de notre souffrance \u00e0 la certitude de sa fin universelle.<\/p>\n

    Ainsi faut-il suivre jusqu\u2019au bout la s\u00e9rie des analogies dans lesquelles nous sommes entra\u00een\u00e9s : voici un livre confus qui nous donne \u00e0 entendre comment s\u2019ordonne la confusion apparente de la condition humaine et qui le fait en montrant comment nos vies, comme nos livres, sont choisies et rang\u00e9es \u00ab non pas tant suivant leur excellence, que suivant la convenance \u00bb qu\u2019elles ont avec le plan de Dieu[11]<\/a><\/b>, c\u2019est \u00e0 dire avec le grand monde. Un livre ordonn\u00e9, un discours ma\u00eetris\u00e9 ne proc\u00e9derait-il pas \u00e0 l\u2019inverse de ce qu\u2019il chercherait \u00e0 d\u00e9montrer ? C\u2019est le d\u00e9sordre qui porte ici tout l\u2019effort de la d\u00e9monstration. L\u2019homme, nous le devinions d\u00e9j\u00e0 \u00e0 l\u2019occasion du jeu sur la gr\u00e2ce et sur la glace, n\u2019est pas appel\u00e9 \u00e0 coop\u00e9rer \u00e0 l\u2019\u0153uvre divine. Coop\u00e9rer ici serait simplement r\u00e9sister. Il suffit de convenir qu\u2019il y a des degr\u00e9s <\/em>dans la r\u00e9sistance, et c\u2019est ce qui fait la diff\u00e9rence entre les hommes. Les circonstances contribuent \u00e0 notre attention \u00e0 ce qui nous est donn\u00e9, ainsi qu\u2019aux mouvements de notre \u00e2me. C\u2019est le concours de tous ces facteurs qui d\u00e9cide des effets de la gr\u00e2ce sans les rendre jamais seulement n\u00e9cessaires[12]<\/a><\/b>. Comment s\u2019\u00e9tonner d\u00e8s lors que le livre qui transmet de telles v\u00e9rit\u00e9s ait \u00e9t\u00e9 compos\u00e9 au gr\u00e9 des circonstances ?<\/p>\n

    Il y a donc lieu de pr\u00eater d\u2019abord attention \u00e0 la symphonie de l\u2019argumentation leibnizienne et de ne pas se laisser prendre au th\u00e8me simple du \u00ab proc\u00e8s de Dieu \u00bb ou de la \u00ab cause de Dieu \u00bb. On peut, en effet, abr\u00e9ger la controverse, et la r\u00e9duire \u00e0 des arguments en forme, et Leibniz joint \u00e0 la fin de son livre un essai significatif de cet ordre. Mais ce jeu logique est pauvre. Surtout il n\u2019est pas \u00e0 la mesure des mouvements n\u00e9cessaires pour poursuivre jusque dans ses cons\u00e9quences les plus extr\u00eames la n\u00e9cessaire analogie entre l\u2019homme, le livre et Dieu, entre le petit monde, les repr\u00e9sentations livresques qu\u2019il se donne sur le tout, et la fa\u00e7on dont il parvient, par expressions successives, \u00e0 se donner la repr\u00e9sentation la moins limitative possible de la cit\u00e9 sainte ou r\u00e9publique des esprits, celle qu\u2019il est amen\u00e9 \u00e0 contempler depuis sa naissance ou son \u00e9mergence comme monade rationnelle.<\/p>\n

    Il nous appartiendrait donc de recueillir de la fa\u00e7on la plus attentive les volutes de la Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>si nous voulions nous p\u00e9n\u00e9trer de sa doctrine la plus f\u00e9conde et de ses strat\u00e9gies d\u2019enveloppement de la question du mal. Rien dans le fond n\u2019est \u00e9tranger au probl\u00e8me du mal. Tout savoir, toute exp\u00e9rience, toute \u00e9rudition, toute mod\u00e9lisation y sont convoqu\u00e9s. On ne traite pas s\u00e9par\u00e9ment du probl\u00e8me du mal et du probl\u00e8me de la connaissance. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment la sup\u00e9riorit\u00e9 de Leibniz sur Kant que d\u2019avoir impliqu\u00e9 sa Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>dans son ontologie, son ontologie dans sa th\u00e9orie de la connaissance, et sa th\u00e9orie de la connaissance dans son explication de la beaut\u00e9 de l\u2019univers. C\u2019est en tous les cas une autre fa\u00e7on de se mettre \u00e0 la hauteur du probl\u00e8me et de sa propension \u00e0 se r\u00e9pandre sur tous les versants de la manifestation. Le mal se propage, le livre doit aussi se propager. C\u2019est le r\u00e9sultat d\u2019un monde dans lequel le mal est consubstantiel \u00e0 toute r\u00e9alit\u00e9 en tant qu\u2019elle est seulement possible.<\/p>\n

    C\u2019est ce que Leibniz enseigne en une phrase : \u00ab Il y a une imperfection originale de la cr\u00e9ature avant le p\u00e9ch\u00e9, parce que la cr\u00e9ature est limit\u00e9e essentiellement[13]<\/a><\/b>. \u00bb Le livre qui dit cette imperfection doit \u00e9pouser son objet. Se lib\u00e9rant du traitement global du probl\u00e8me que la th\u00e9ologie propose pour r\u00e9pondre au plus vite \u00e0 l\u2019inqui\u00e9tude humaine, il r\u00e9pond \u00e0 un autre d\u00e9sir, celui de trouver une forme d\u2019ordre en mouvement qui prenne en compte les r\u00e9sistances, et comme l\u2019inertie des cr\u00e9atures. Il ne sera pas d\u00e9sordonn\u00e9 pour autant, il se contentera de prendre en compte le rythme de la question, c\u2019est-\u00e0-dire la fa\u00e7on dont le bateau de l\u2019auteur est lui-m\u00eame charg\u00e9 sur le fleuve des doutes et des circonstances qu\u2019il doit, comme tout \u00eatre vivant, descendre en se fiant au courant universel. Seulement il n\u2019y a pas de cheminement unique, ni exemplaire. Chaque p\u00e9niche a son gabarit et son chargement influe sur la vitesse avec laquelle elle descend le fleuve :<\/p>\n

    \u00ab La mati\u00e8re est port\u00e9e originairement \u00e0 la tardivit\u00e9, ou \u00e0 la privation de vitesse ; non pas pour la diminuer par soi-m\u00eame, quand elle a d\u00e9j\u00e0 re\u00e7u cette vitesse, car ce serait agir, mais pour mod\u00e9rer par sa r\u00e9ceptivit\u00e9 l\u2019effet de l\u2019impression, quand elle le doit recevoir[14]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

    Ainsi Leibniz lui-m\u00eame n\u2019agit-il pas lui-m\u00eame quand il consent au d\u00e9sordre de son \u0153uvre, il ne fait qu\u2019exprimer les modalit\u00e9s propres de sa r\u00e9ceptivit\u00e9 originaire. Il y a une inertie de l\u2019\u00e9criture comme il y a une inertie de la volont\u00e9. Mais l\u2019un et l\u2019autre naviguent sur le m\u00eame courant universel. Tout vivant est pris dans ce courant cosmique et sa fragilit\u00e9 cro\u00eet \u00e0 mesure qu\u2019il s\u2019y expose davantage. Plus son \u00e2me est charg\u00e9e d\u2019\u00e9v\u00e9nements et de savoirs, plus elle est sensible \u00e0 sa propre passivit\u00e9. Une philosophie cons\u00e9quente n\u2019\u00e9chappe pas \u00e0 cette marque de la condition humaine.<\/p>\n

    Et continuant la m\u00e9taphore du fleuve, il ajoute encore : \u00ab Dieu est aussi peu la cause du p\u00e9ch\u00e9, que le courant de la rivi\u00e8re est la cause du retardement du bateau[15]<\/a><\/b>. \u00bb C\u2019est pourquoi le livre de Dieu ne ressemblera jamais au livre d\u2019un philosophe. Leibniz a soin de lib\u00e9rer l\u2019exposition de la philosophie de toute procession d\u00e9finitive du Logos qui pr\u00e9tendrait aller \u00e0 tout ce qui est possible[16]<\/a><\/b>. Au contraire, l\u2019imperfection sera la marque d\u2019une singularit\u00e9 vivante et l\u2019attestation que ce livre, qui passe pour pr\u00e9senter de grands arguments pour vaincre l\u2019insatisfaction qu\u2019on \u00e9prouve \u00e0 l\u2019\u00e9gard du tout, en r\u00e9alit\u00e9 se raconte \u00e0 lui-m\u00eame, et \u00e0 sa propre limitation, le parcours qu\u2019il lui faut encore effectuer pour consid\u00e9rer sa place dans l\u2019ordre de la manifestation universelle.<\/p>\n

      \n
    1. LE DETAIL DE L\u2019ORDRE<\/strong><\/li>\n<\/ol>\n

      Au c\u0153ur de sa libre revue des th\u00e8mes principaux du leibnizianisme, la Pr\u00e9face de l\u2019\u0153uvre, d\u00e9j\u00e0 bien sollicit\u00e9e par notre premi\u00e8re approche, livre comme en passant un principe de grand poids pour l\u2019intelligence de cette \u00e9tonnante libert\u00e9 de la philosophie de l\u2019harmonie \u00e0 l\u2019\u00e9gard d\u2019un irr\u00e9ductible d\u00e9sordre : \u00ab Il n\u2019y a point de chaos dans l\u2019int\u00e9rieur des choses[17]<\/a><\/b> \u00bb. Dans ce passage, il s\u2019agit de la pr\u00e9formation du vivant. Leibniz dans les lignes pr\u00e9c\u00e9dentes rappelait les motifs classiques d\u2019un auteur des choses, qui fait tout avec ordre. Cependant cet ordre n\u2019est pas seulement l\u2019ordre du pr\u00e9sent, c\u2019est un ordre pr\u00e9\u00e9tabli programmant tout \u00ab artifice futur \u00bb. Soudain le texte prolif\u00e8re et voici qu\u2019il devient n\u00e9cessaire de consid\u00e9rer qu\u2019une pens\u00e9e du mal, pour peu qu\u2019elle veuille maintenir un lien avec la vie, doit reconna\u00eetre pour commencer que l\u2019organisation est partout, jusque dans la mati\u00e8re.<\/p>\n

      Leibniz n\u2019en est pas moins \u00e9tranger au partage qui voudrait reconna\u00eetre d\u2019un c\u00f4t\u00e9 l\u2019angoisse invincible du mal et poser de l\u2019autre l\u2019affirmation optimiste que tout est vivant. En r\u00e9alit\u00e9, ces deux affirmations sont les deux faces de la m\u00eame pacification de notre regard sur le tout. Nous sommes face \u00e0 un v\u00e9ritable d\u00e9placement. Nous pensions avoir affaire \u00e0 un proc\u00e8s en bonne et due forme, f\u00fbt-il celui de Dieu. En r\u00e9alit\u00e9, le th\u00e9\u00e2tre de l\u2019action a chang\u00e9 insensiblement. Nous attendions la m\u00e9ditation d\u2019un myst\u00e8re, nous voici face \u00e0 une ontologie. Il se pourrait que le proc\u00e8s de Dieu ne soit qu\u2019une occasion :<\/p>\n

      \u00ab Comme la mati\u00e8re est sur le tapis, que d\u2019habiles gens y travaillent encore, et que le public y est attentif, j\u2019ai cru qu\u2019il fallait se servir de l\u2019occasion pour faire para\u00eetre un Echantillon de mes pens\u00e9es[18]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

      L\u2019ampleur de la pol\u00e9mique n\u2019est donc ressaisie, de fond en comble, que pour que paraissent les automates syst\u00e9miques leibniziens, ces fragments axiomatis\u00e9s que suscite la grande Architectonique harmonique. La joie de la liaison universelle \u00e0 laquelle ils contribuent l\u2019emporte sur l\u2019angoisse du mal et il n\u2019y a de d\u00e9livrance que par la multiplication de ces tentatives d\u2019intelligibilit\u00e9 qui nous donnent un aper\u00e7u sur l\u2019infinit\u00e9 de l\u2019univers : \u00e0 nous de continuer \u00e0 diviser les ph\u00e9nom\u00e8nes, comme la nature l\u2019a fait elle-m\u00eame[19]<\/a><\/b>. L\u00e0 est la puissance de l\u2019esprit, l\u00e0 est la source de toute joie, qui s\u2019identifie avec la d\u00e9couverte du principe de pl\u00e9nitude de l\u2019univers.<\/p>\n

      La sc\u00e8ne du d\u00e9bat a donc chang\u00e9 : elle fut d\u2019abord dans l\u2019ar\u00e8ne des th\u00e9ologiens et le \u00ab Discours de la Conformit\u00e9 de la foi et de la raison \u00bb nous entra\u00eene de Sorbonne en consistoires, au travers de toutes les religions, de tous les partis pris, de toutes les sectes, de toutes les h\u00e9r\u00e9sies et les pol\u00e9miques. Mais c\u2019est pour nous emmener bient\u00f4t dans un d\u00e9tail de l\u2019univers qui nous fait mesurer l\u2019ordre, non plus dans les formes globales manifest\u00e9es par le monde ph\u00e9nom\u00e9nal, mais dans la combinatoire infinit\u00e9simale des op\u00e9rations int\u00e9rieures du plan substantiel : \u00ab il y a de l\u2019organisme partout, quoique toutes les masses ne composent point des corps organiques[20]<\/a><\/b>. \u00bb Nous sommes ainsi invit\u00e9s \u00e0 nous d\u00e9livrer des \u00ab masses \u00bb pour entrer dans l\u2019int\u00e9rieur des choses, et c\u2019est sur ce plan seul que la solidarit\u00e9 du bien et du mal peut \u00eatre appr\u00e9ci\u00e9e, hors de la port\u00e9e de toute tentation manich\u00e9enne.<\/p>\n

      Finie la d\u00e9ification des formes apparentes. Il est autrement d\u00e9cisif de laisser aux ph\u00e9nom\u00e8nes leurs apparences, de quitter le plan des agr\u00e9gats visibles pour parvenir aux vraies sources de l\u2019intelligibilit\u00e9, au plan des actions monadiques, qui, dans le d\u00e9tail des transformations, constituent le vrai plan o\u00f9 bien et mal \u00e9changent leurs f\u00e9condit\u00e9s, sans que la pr\u00e9cipitation d\u2019un regard anthropocentrique vienne faire obstacle aux compensations in\u00e9vitables de l\u2019action et de la passion. Les plus grands maux soufferts par les hommes sur la terre deviennent alors des projections macroscopiques de variations infinit\u00e9simales dans l\u2019ontologie sous-jacente : \u00ab il fallait qu\u2019il y e\u00fbt des diff\u00e9rents degr\u00e9s dans la perfection des choses, et qu\u2019il y e\u00fbt aussi des limitations de toute sorte[21]<\/a><\/b> \u00bb.<\/p>\n

      Prenons y garde, une grande philosophie est en train, non pas de r\u00e9soudre le probl\u00e8me du mal, mais de s\u2019en d\u00e9barrasser. A la place du pathos de la souffrance et de la faute, voici un univers de spontan\u00e9it\u00e9, dont la faute n\u2019est qu\u2019une privation qui remonte aux sources de l\u2019univers et \u00e0 laquelle la volont\u00e9 et la puissance de Dieu cr\u00e9ant le monde, ne saurait rien changer. Les fautes qui apparemment d\u00e9figuraient la cr\u00e9ation n\u2019\u00e9taient que des fautes macroscopiques, mais au plan des \u00e9nergies fondamentales, tout \u00e9tait conforme \u00e0 l\u2019ordre, d\u00e8s lors qu\u2019on reconnaissait que l\u2019univers vivant ne pouvait, \u00e0 lui tout seul, \u00eatre un autre Dieu. Le monde est un tout continu, il n\u2019y a pas place pour deux causes ordonnatrices et il suffit que la puissance du Dieu unique conf\u00e8re l\u2019existence \u00e0 la pond\u00e9ration particuli\u00e8re de pl\u00e9nitude et de privation qui a constitu\u00e9 l\u2019id\u00e9e de ce monde, pourvu qu\u2019il ait \u00e9t\u00e9 reconnu comme le Meilleur des mondes qui devait exister et qui, de fait, existe.<\/p>\n

      Leibniz aimait correspondre avec Bayle dont il ne cesse de faire l\u2019\u00e9loge : \u00ab on a trouv\u00e9 un beau champ pour s\u2019exercer en entrant avec lui dans le d\u00e9tail[22]<\/a><\/b><\/sup>. Cette \u00e9mergence du d\u00e9tail laisse entendre mieux que toute explication logique quelle est la nouvelle forme d\u2019unit\u00e9 d\u2019un monde qui a renonc\u00e9 \u00e0 une syst\u00e9matique superficielle. Cette unit\u00e9 n\u2019a rien \u00e0 faire avec les agr\u00e9gats ext\u00e9rieurs : la seule \u00e9nergie porteuse d\u2019ordre se trouve au niveau des singularit\u00e9s. L\u2019ordre total est une consonance, mais ne constitue pas un organisme contraignant ou englobant. Dieu fonde le monde, il ne le r\u00e9duit pas \u00e0 ne constituer qu\u2019un accident de ses attributs principaux.
      \nPlus encore, l\u2019accident, loin d\u2019\u00eatre un moment instable de la substance et de se r\u00e9soudre dans une unit\u00e9 sup\u00e9rieure, est le point d\u2019articulation du r\u00e9el et la seule attestation de la v\u00e9rit\u00e9 de la substance, qui ne serait rien si elle ne constituait pas le lien entre les accidents. L\u2019accident est signe de substantialit\u00e9 et c\u2019est depuis l\u2019accident, l\u2019\u00e9v\u00e9nement, le fortuit, le passager ou l\u2019incongru que la ligne de la substance r\u00e9v\u00e8le sa complexit\u00e9 et donc sa richesse ontologique : \u00ab Ainsi le tout revient souvent aux Circonstances, qui font une partie de l\u2019encha\u00eenement des choses
      [23]<\/a><\/b>\u00bb.
      \nL\u2019ordre leibnizien n\u2019est pas un ordre g\u00e9om\u00e9trique, c\u2019est un ordre moral. Ce n\u2019est pas une mise en forme d\u2019un divers r\u00e9calcitrant, c\u2019est un monde<\/em>. Le mal appartient au myst\u00e8re du monde, seul un monde peut lui r\u00e9pondre, avec tous ses accidents \u00ab repr\u00e9sent\u00e9s d\u00e9j\u00e0 parfaitement dans l\u2019id\u00e9e de ce monde possible
      [24]<\/a><\/b>. \u00bb Mais qu\u2019est-ce qu\u2019un monde ?<\/p>\n

        \n
      1. DIALOGUE DE MONDES<\/strong><\/li>\n<\/ol>\n

        \u00ab J\u2019appelle Monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu\u2019on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en diff\u00e9rents temps et diff\u00e9rents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez un Univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu\u2019on les aurait pu remplir d\u2019une infinit\u00e9 de mani\u00e8res, et qu\u2019il y a une infinit\u00e9 de Mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu\u2019il ne fait rien sans agir suivant la supr\u00eame raison[25]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

        En entrant dans la question du monde, chacun sent bien que la question prend une autre ampleur, car elle ouvre vers des questions qui nous sont contemporaines. Heidegger a fond\u00e9 sa volont\u00e9 de destruction de la m\u00e9taphysique traditionnelle sur l\u2019argument qu\u2019il \u00e9tait le premier \u00e0 poser la question du monde pour un \u00eatre fini. Nous le voyons pourtant, la question du monde est au centre de la logique et de la th\u00e9odic\u00e9e leibnizienne. Est-ce \u00e0 dire que Heidegger reprocherait \u00e0 Leibniz de s\u2019en \u00eatre tenu \u00e0 des mondes \u00abpossibles \u00bb et fuirait dans l\u2019entendement divin le s\u00e9rieux de l\u2019existant? L\u2019objection n\u2019est gu\u00e8re pertinente car il est assez clair que le monde dans lequel nous sommes est pour Leibniz la collection des choses \u00ab existantes \u00bb. Quant \u00e0 Heidegger, loin de s\u2019en tenir au cosmos clos des anciens, il fait de la tournure du monde l\u2019\u00e9mergence d\u2019un sens possible<\/em>, un projet dans la possibilit\u00e9 que l\u2019Etre ouvre \u00e0 chaque instant au Dasein. La possibilit\u00e9 leibnizienne est bien cet horizon de l\u2019existant qui cerne chacun des \u00e9tats du monde pr\u00e9sent et ouvre, \u00e0 chaque bifurcation, aux chemins nouveaux qu\u2019exige le maximum pour se r\u00e9aliser.
        \nCette maximalisation est remplac\u00e9e par l\u2019authenticit\u00e9 de la r\u00e9solution chez Heidegger. L\u00e0 encore, un dialogue serait admissible et Heidegger lui-m\u00eame a reconnu ce que le Dasein <\/em>devait \u00e0 la monade. Il est pourtant un point o\u00f9 le monde selon Leibniz se distingue du monde heideggerien, c\u2019est celui du continu et des liens qu\u2019il exige. Leibniz pr\u00e9cise sa pens\u00e9e en ces termes sans ambigu\u00eft\u00e9 :<\/p>\n

        \u00ab Car il faut savoir que tout est li\u00e9 dans chacun des Mondes possibles : l\u2019Univers, quel qu\u2019il puisse \u00eatre, est tout d\u2019une pi\u00e8ce, comme un Oc\u00e9an [\u2026] et chaque chose a contribu\u00e9 id\u00e9alement avant son existence \u00e0 la r\u00e9solution qui a \u00e9t\u00e9 prise sur l\u2019existence de toutes les choses[26]<\/a><\/b> . \u00bb<\/p>\n

        Il est important de citer en entier ce texte capital car nous y retrouvons une \u00ab r\u00e9solution \u00bb, mais cette fois suspendue \u00e0 l\u2019id\u00e9alit\u00e9 solidaire de chaque \u00e9l\u00e9ment qui compose le monde. Cette pr\u00e9c\u00e9dence du possible sur le r\u00e9el passe peut-\u00eatre pour le comble de la m\u00e9taphysique, mais m\u00eame chez Heidegger, il faut bien que mes actes soient possibles pour qu\u2019ils deviennent proprement les miens. En revanche, ce qui est inconcevable pour le Dasein<\/em>, c\u2019est que les possibles soient li\u00e9s entre eux et que leur puissance de monde repose sur cette continuit\u00e9 id\u00e9ale. Le parti pris du lien, on le sait, est le propre des \u00ab Visions du monde \u00bb dans l\u2019analytique existentiale[27]<\/a><\/b>. Il semblerait qu\u2019il faille choisir entre lier et questionner. Penser, c\u2019est toujours d\u00e9lier pour Heidegger et c\u2019est ce qui le s\u00e9pare le plus fondamentalement de cette monadologie dont il parle pourtant avec faveur. Mais il a cru qu\u2019il n\u2019y avait d\u2019urgence du lien que pour une pens\u00e9e soumise au principe de raison, alors que sans doute il aurait fallu raisonner \u00e0 l\u2019envers : c\u2019est la n\u00e9cessit\u00e9 du lien qui commande l\u2019universalit\u00e9 du principe de raison, car seule l\u2019unit\u00e9 permet d\u2019interroger le sens de l\u2019\u00eatre. Chez Heidegger au contraire, le d\u00e9c\u00e8lement de la v\u00e9rit\u00e9 est suspendu \u00e0 un temps discontinu et c\u2019est sur ce culte de la diff\u00e9rence que se fondent les apories de l\u2019h\u00e9ro\u00efsme ontologisant qui en d\u00e9coule.<\/p>\n

        S\u2019il faut r\u00e9sumer la fonction du \u00ab monde \u00bb leibnizien dans l\u2019approche du mal, c\u2019est bien dans la constitution id\u00e9ale des liens qu\u2019il suppose. Mais s\u2019il y a lien, que devient le partage du bien et du mal ? \u00catre leibnizien, est-ce donc cela, lier le bien et le mal ? Et en finir avec le proc\u00e8s de Dieu, n\u2019est-ce pas supposer que l\u2019antique conflit du bien et du mal doit se r\u00e9soudre dans le tissage de leurs rapports \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du monde le plus riche possible ? On le voit, en refusant les liens, Heidegger est plus proche des religieux que le philosophe Leibniz. Le luth\u00e9rianisme va mieux au catholique Heidegger qu\u2019au protestant Leibniz.<\/p>\n

        Tandis, en effet, que le th\u00e9ologien d\u00e9lie au nom de la transcendance, principe de d\u00e9liaison, le philosophe lie au nom de la raison con\u00e7ue comme l\u2019 \u00ab encha\u00eenement des V\u00e9rit\u00e9s[28]<\/a><\/b>\u00bb :<\/p>\n

        \u00ab Les Myst\u00e8res surpassent notre raison, car ils contiennent des v\u00e9rit\u00e9s qui ne sont pas comprises dans cet encha\u00eenement ; mais il ne sont point contraires \u00e0 notre raison, et ne contredisent \u00e0 aucune des v\u00e9rit\u00e9s o\u00f9 cet encha\u00eenement nous peut mener[29]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

        C\u2019est pourquoi le mod\u00e8le supr\u00eame de l\u2019intelligibilit\u00e9 leibnizienne sera toujours l\u2019harmonie. C\u2019est elle qui fait toujours \u00ab la liaison, tant de l\u2019avenir avec le pass\u00e9, que du pr\u00e9sent avec ce qui est absent[30]<\/a><\/b>. \u00bb Il faut entrer dans les mati\u00e8res religieuses avec un tel dessein de liaison, de commerce, de s\u00e9rialit\u00e9, qui doit nous apprendre \u00e0 reconna\u00eetre la continuit\u00e9 du temps comme de l\u2019espace. C\u2019est encore l\u2019harmonie qui va unir l\u2019\u00e9l\u00e9ment diabolique, qui introduit en toute chose la d\u00e9liaison, avec l\u2019id\u00e9alit\u00e9 du bien. Le th\u00e9ologien voudrait d\u00e9lier le monde face \u00e0 l\u2019horreur du mal, le philosophe propose d\u2019introduire le mal jusque dans l\u2019entendement divin et de fonder l\u2019id\u00e9alit\u00e9 du mal qui lui assure une combinaison avec les principes du bien, m\u00eame si son action ne sera une action que par d\u00e9ficience ou privation :<\/p>\n

        \u00ab C\u2019est la Region des verit\u00e9s \u00e9ternelles, qu\u2019il faut mettre \u00e0 la place de la mati\u00e8re, quand il s\u2019agit de chercher la source des choses. Cette R\u00e9gion est la cause id\u00e9ale du mal (pour ainsi dire) aussi bien que du bien [31]<\/a><\/b><\/sup>. \u00bb<\/p>\n

        Notre auteur, on le voit, mesure l\u2019\u00e9normit\u00e9 du propos, mais il le maintient. Introducteur d\u2019un nouveau concept de monde dans la philosophie, qui repose sur la primaut\u00e9 du lien sur l\u2019\u00eatre, Leibniz \u00e9vite tous les \u00e9cueils des pens\u00e9es solitaires et des transcendances unilat\u00e9rales. Ainsi suivra-t-il, on l\u2019a dit, les lignes du mal jusque dans l\u2019entendement divin. Il ne s\u2019en tient pas \u00e0 la m\u00e9taphysique solaire de Platon et accepte une remont\u00e9 de la privation jusque dans les principes. Fid\u00e8le \u00e0 la tradition de la guerre des dieux dans l\u2019Edda, il introduit le conflit dans les id\u00e9es divines. Il fait de Dieu un \u00eatre en proie au mal, au moins par ses id\u00e9es, un \u00eatre en lutte avec lui-m\u00eame par la rivalit\u00e9 entre ses volont\u00e9s ant\u00e9c\u00e9dentes et sa volont\u00e9 cons\u00e9quente :<\/p>\n

        \u00ab Cette volont\u00e9 cons\u00e9quente, finale et d\u00e9cisive, r\u00e9sulte du conflit de toutes les volont\u00e9s ant\u00e9c\u00e9dentes, [\u2026] et c\u2019est du concours de toutes ces volont\u00e9s particuli\u00e8res, que vient la volont\u00e9 totale[32]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

        La volont\u00e9, m\u00eame en Dieu, \u00e0 ses degr\u00e9s, et la volont\u00e9 totale, m\u00eame en lui, a son histoire. Dieu domine le mal, il ne l\u2019ignore jamais. Cette philosophie du monde repose peut-\u00eatre sur une th\u00e9ologie sp\u00e9culative du bien, elle est tout aussi bien une th\u00e9osophie \u00ab faustienne \u00bb du mal. Ce n\u2019est pas dire qu\u2019elle se tienne \u00ab par-del\u00e0 \u00bb le bien et le mal, mais elle se d\u00e9ploie avec <\/em>le bien et le mal, et au prix de leur r\u00e9ciprocit\u00e9. Cette oeuvre est une oeuvre d\u2019alchimiste : si fata volunt, bina venena juvant<\/em>, si les dieux le veulent, un venin redoubl\u00e9 peut gu\u00e9rir, \u00abcomme deux corps froids et t\u00e9n\u00e9breux produisent un grand feu[33]<\/a><\/b>. \u00bb
        \nTel est le prix d\u2019une Th\u00e9odic\u00e9e qui ne s\u2019en tient pas au d\u00e9fi des valeurs. Leibniz s\u2019est en effet rapidement d\u00e9gag\u00e9 de la discussion en termes \u00e9thiques pour se fonder sur le jeu de l\u2019action et de la passion. Les perfections et les imperfections ont pour nature d\u2019\u00eatre \u00ab m\u00eal\u00e9es et partag\u00e9es \u00bb, remarque-t-il : \u00abC\u2019est ce qui nous fait attribuer l\u2019Action \u00e0 l\u2019un, et la Passion \u00e0 l\u2019autre
        [34]<\/a><\/b> . \u00bb C\u2019est donc au sein du m\u00e9lange, et de l\u2019action r\u00e9ciproque, que naissent les nouveaux partages de l\u2019ontologie et rien ne serait plus abstrait que d\u2019introduire ici un discours de la simple s\u00e9paration. Il faut choisir entre le jugement \u00e9thique et l\u2019optimisme ontologique. On ne peut avoir les deux. Leibniz nous importe parce que, dans le fond, malgr\u00e9 bien des retours, il a tranch\u00e9 en faveur du primat de l\u2019ontologie sans c\u00e9der pour autant \u00e0 une pens\u00e9e tragique.
        \nCette ontologie n\u2019annonce en effet aucune ivresse de la puissance car elle ne c\u00e8de \u00e0 aucun principe de n\u00e9cessit\u00e9 aveugle. Elle ne fait qu\u2019enregistrer un crit\u00e8re de v\u00e9rit\u00e9 universel qui ne se limite pas aux privil\u00e8ges du monde humain : premi\u00e8re \u00e9mergence d\u2019une pens\u00e9e de la vie o\u00f9 les conditions de sa perp\u00e9tuation l\u2019emportent sur des fixations qui ne respectent pas l\u2019immense mouvement de la m\u00e9tamorphose universelle.
        \nRien n\u2019est plus clair \u00e0 cet effet que le paragraphe o\u00f9 Leibniz avance que quand bien m\u00eame les hommes seraient tous mauvais, on pourrait encore montrer qu\u2019il y a un choix au fondement de l\u2019existence qui r\u00e9pond \u00e0 des raisons. Car il y a bien des diff\u00e9rences <\/em>entre les mani\u00e8res d\u2019\u00eatre mauvais
        [35]<\/a><\/b> <\/sup>! Le simple crit\u00e8re logique de la diff\u00e9rence l\u2019emporte ainsi sur l\u2019objection th\u00e9ologique du mal universel. La vari\u00e9t\u00e9 est sauve, le monde peut \u00eatre, il a une raison. Par ce rapport fondateur \u00e0 l\u2019ontologie, nous ne sommes pas loin \u00e9videmment de Spinoza, qui y a trouv\u00e9 aussi des raisons de relativiser l\u2019opposition du bien et du mal. Mais au lieu de fonder le monde sur une substance indiff\u00e9renci\u00e9e, Leibniz discerne des diff\u00e9rences, op\u00e9ratoires jusque dans l\u2019ab\u00eeme du mal. En s\u2019\u00e9loignant des th\u00e9ologies du mal, il ne d\u00e9laissait pas les \u00e2mes et les corps qui y \u00e9taient expos\u00e9s.<\/p>\n

          \n
        1. UNE PENSEE SYMPHONIQUE<\/strong><\/li>\n<\/ol>\n

          \u00ab Ces d\u00e9sordres sont all\u00e9s dans l\u2019ordre[36]<\/a><\/b> \u00bb. Tel est le mot de Leibniz dans la Th\u00e9odic\u00e9e<\/em>. La g\u00e9om\u00e9trie, avec ses \u00e9quations capables d\u2019ordonner les courbes les plus al\u00e9atoires, l\u2019arithm\u00e9tique, avec ses lois de variation dans les nombres, y sont plus significatifs en v\u00e9rit\u00e9 que bien des travaux de logique pour donner un aper\u00e7u de la puissance d\u2019ordre qui r\u00e9side dans le parti pris de l\u2019individuel : \u00ab il y a quelques fois des apparences d\u2019irr\u00e9gularit\u00e9 dans les Math\u00e9matiques, qui se terminent enfin dans un grand ordre, quand on a achev\u00e9 de les approfondir[37]<\/a><\/b>. \u00bb Apr\u00e8s cet approfondissement, on est confront\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9vidence que \u00ab tous les \u00e9v\u00e9nements individuels, sans exception, sont des suites des volont\u00e9s g\u00e9n\u00e9rales. \u00bb<\/p>\n

          Seulement, il reste \u00e0 souligner que l\u2019extraordinaire marquetterie d\u2019une Th\u00e9odic\u00e9e ainsi r\u00e9\u00e9crite selon le point de vue des al\u00e9as de l\u2019individuel, ne peut \u00eatre entendue dans toute sa puissance d\u2019ordre la\u00efque que si nous sommes sensibles \u00e0 la polyphonie qui la gouverne. Leibniz n\u2019est pas seulement un penseur de l\u2019harmonie, c\u2019est d\u2019abord un polyphoniste. Que faut-il entendre par l\u00e0 ?<\/p>\n

          La Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>ne pr\u00e9sente pas seulement des paquets de relation, elle croise de s\u00e9ries, elle superpose des trajectoires, elle marie des discours et rend ainsi les temps et les espaces tous simultan\u00e9s dans une structure unifi\u00e9e. Pour comprendre jusqu\u2019au bout la Th\u00e9odic\u00e9e<\/em>, et se donner une id\u00e9e de la musique qu\u2019elle abrite, il faudrait \u00eatre dou\u00e9 de la facult\u00e9 d\u2019audition int\u00e9rieure de Mozart. Mozart disait :<\/p>\n

          \u00ab Je veux dire qu\u2019en imagination, je n\u2019entends nullemment les parties les unes apr\u00e8s les autres dans l\u2019ordre o\u00f9 elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble \u00e0 la fois. Instants d\u00e9licieux ! D\u00e9couverte et mise en oeuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe, tr\u00e8s lucide. Mais le plus beau, c\u2019est d\u2019entendre ainsi tout \u00e0 la fois[38]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

          Tr\u00e8s curieusement, ce texte a retenu l\u2019attention de Heidegger[39]<\/a><\/b>. Il en tire des remarques assez \u00e9l\u00e9mentaires sur l\u2019unit\u00e9 du voir et de l\u2019entendre. On n\u2019y voit aucun approfondissement sur l\u2019id\u00e9e centrale de la polyphonie. La polyphonie, ce n\u2019est pas un ordre cosmique, nous le savons assez puisque les Anciens ont pu c\u00e9l\u00e9brer l\u2019ordre musical du cosmos sans pratiquer la polyphonie et en ne connaissant des accords que les notes \u00e9gren\u00e9es des modes. La polyphonie ce n\u2019est pas pour autant un simple agr\u00e9gat (le \u00ab cluster \u00bb des compositeurs des ann\u00e9es 70 ou paquet de note) car l\u2019agr\u00e9gat est un chaos sans unit\u00e9, alors que la polyphonie propose une unit\u00e9 dans l\u2019instant et dans le d\u00e9veloppement de la dur\u00e9e. Cette unit\u00e9 nouvelle, \u00e0 la fois instantan\u00e9e et discursive, est si forte qu\u2019un homme comme Mozart pouvait la saisir en un seul instant, comme une saisie pr\u00e9socratique du monde : ama panta.<\/em><\/p>\n

          Il y a un lien entre la polyphonie musicale selon Mozart et l\u2019id\u00e9e leibnizienne de monde. Dieu a une vision mozartzienne du meilleur des mondes quand il prononce son fiat<\/em>. Mais Leibniz ne dit pas si Dieu peut encore conna\u00eetre l\u2019autre mouvement familier de Mozart : reconstituer une partition en lisant l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre chaque partie. C\u2019est pourtant ce qu\u2019a fait le compositeur apr\u00e8s avoir entendu un motet \u00e0 deux ch\u0153urs de Bach. Mozart demande \u00e0 lire la partition :<\/p>\n

          \u00ab Mais on n\u2019avait pas de partitions de ces chants ; il se fit donner les parties manuscrites, et ce fut une joie pour ceux qui l\u2019observaient de voir avec quelle ardeur Mozart parcourut ces papiers qu\u2019il avait autour de lui, dans les deux mains, sur les genoux, sur les chaises \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, oubliant toute autre chose et ne se levant qu\u2019apr\u00e8s avoir parcouru tout ce qu\u2019on avait l\u00e0 de Bach. Il supplia qu\u2019on lui en donne une copie[40]<\/a><\/b> . \u00bb<\/p>\n

          Cette copie apr\u00e8s coup figure assez bien le mouvement par lequel l\u2019\u00e9rudition infinie de Leibniz a pu un jour nous donner \u00e0 lire la totalit\u00e9 de la Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>car c\u2019est dans la suite des savoirs lus et relus, par la combinaison de toutes les disputes th\u00e9ologiques particuli\u00e8res, par le maintien co\u00fbte que co\u00fbte de l\u2019id\u00e9e d\u2019Harmonie que finalement Leibniz a pu entendre le ch\u0153ur du monde et le donner \u00e0 lire aux autres : \u00ab A peine avois-je appris \u00e0 entendre passablement les livres Latins, que j\u2019eus la commodit\u00e9 de feuilleter dans une Biblioth\u00e8que, j\u2019y voltigeais de livre en livre[41]<\/a><\/b> \u2026 \u00bb<\/p>\n

          C\u2019est dans cette direction, o\u00f9 l\u2019art de la fugue joue \u00e9videmment un r\u00f4le d\u00e9terminant, qu\u2019il faudrait approfondir les d\u00e9veloppements incongrus de la Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>sur Hermann et sur Herm\u00e8s, quand Leibniz expose que la gnose manich\u00e9enne est d\u2019abord n\u00e9e de guerres des temps primitifs et qu\u2019elle ne fait qu\u2019en exprimer la signification politique. Hermann, le guerrier celte, est le symbole de ces temps recul\u00e9s. A c\u00f4t\u00e9 de lui, il y a encore place pour une autre lign\u00e9e, celle de Zoroastre, de Mo\u00efse, de Mercure ou d\u2019Odin, qui incarnent tous la sagesse universelle. A c\u00f4t\u00e9 de la s\u00e9rie guerri\u00e8re, il y a place pour la s\u00e9rie issue de la cha\u00eene d\u2019Herm\u00e8s, comme il y a place encore pour la lign\u00e9e scientifique et moderne dont la Th\u00e9odic\u00e9e elle-m\u00eame est l\u2019aboutissement. De l\u2019un \u00e0 l\u2019autre, l\u2019ontologie est toujours la m\u00eame, celle de la force, mais la conduite est diff\u00e9rente, toujours plus accord\u00e9e aux limitations de l\u2019autre et favorisant la variation plut\u00f4t que le heurt des petits mondes monadiques. Ainsi la violence de l\u2019histoire, les traditions sacr\u00e9es et la raison pure \u00e9crivent-elles ensemble la m\u00eame histoire, sur des plans diff\u00e9rents, depuis les basses fondamentales jusqu\u2019aux motifs d\u2019une m\u00e9lodie continue, et contribuent \u00e0 \u00e9crire, par leurs mouvements consonants qui s\u2019enrichissent mutuellement, l\u2019histoire du monde.<\/p>\n

          Le Sarastro-Zoroastre de la Fl\u00fbte enchant\u00e9e <\/em>tend ici la main au Gesamtkunswerk <\/em>wagn\u00e9rien pour reconstituer l\u2019histoire des origines sans omettre aucun plan, en diversifiant au contraire leurs gen\u00e8ses, dans la certitude d\u2019\u0153uvrer ainsi pour le d\u00e9ploiement d\u2019un style fugato toujours plus complexe et pourtant garant de la m\u00e9lodie infinie. Leibniz a d\u2019ailleurs pr\u00e9cis\u00e9 lui-m\u00eame son propre mod\u00e8le polyphonique. La Th\u00e9odic\u00e9e <\/em>donne le mod\u00e8le des tuyaux d\u2019orgue, o\u00f9 chaque tuyau, avec sa longueur propre, illustre un plan de la manifestation dans l\u2019instrumentation globale[42]<\/a><\/b>. Il y a aussi le mod\u00e8le du chantre employ\u00e9 dans un ch\u0153ur :<\/p>\n

          \u00ab Il suffit qu\u2019on se figure un chantre d\u2019Eglise ou d\u2019op\u00e9ra gag\u00e9 pour y faire \u00e0 certaines heures sa fonction de chanter ; et qu\u2019il trouve \u00e0 l\u2019Eglise ou \u00e0 l\u2019op\u00e9ra un livre de Musique [\u2026]. Son \u00e2me chante pour ainsi dire par m\u00e9moire [\u2026] C\u2019est parce que toute la tablature de ce livre ou des livres qu\u2019on suivra successivement en chantant est grav\u00e9e dans son \u00e2me virtuellement d\u00e8s le commencement de l\u2019existence de l\u2019\u00e2me ; [\u2026]. Mais l\u2019\u00e2me ne sauroit s\u2019en apercevoir, car cela est envelopp\u00e9 dans les perceptions confuses de l\u2019\u00e2me, qui expriment tout le d\u00e9tail de l\u2019univers[43]<\/a><\/b> . \u00bb<\/p>\n

          Nous autres humanistes, nous nous croyons des hommes, alors que nous ne sommes sur la terre que pour \u00eatre des musiciens. Le chantre, que chacun d\u2019entre nous sommes, est deux fois ignorant, mais c\u2019est sa chance : il ne conna\u00eet pas les autres parties que la sienne et quand il chante sa propre existence, il ignore qu\u2019il ne lit pas dans une partition, mais qu\u2019il se souvient. Que fait-il d\u2019autre en effet que lire en lui-m\u00eame depuis qu\u2019il est n\u00e9 ? Nous sommes, chacun d\u2019entre nous, renferm\u00e9s sur notre livre de chant et nous manquons \u00e0 la fois le concert universel et le caract\u00e8re \u00e9ternel de la partie r\u00e9ciproque que nous jouons. Nous ne pouvons pas esp\u00e9rer d\u00e9passer cette condition oublieuse tant que nous ne disposons pas d\u2019une pens\u00e9e du tout assez complexe pour y placer notre existence dans toutes ses particularit\u00e9s. Mais si, pers\u00e9cut\u00e9s par le mal et la souffrance, nous sommes \u00e9lev\u00e9s au-del\u00e0 de nous-m\u00eame et que nous parvenons \u00e0 comprendre que chaque plan individuel fait mieux que poursuivre son d\u00e9sordre apparent au gr\u00e9 des circonstances, mais est appel\u00e9 \u00e0 une convergence qui n\u2019est pas fusion, alors le d\u00e9sordre va \u00e0 l\u2019ordre, non qu\u2019il y soit d\u2019abord, mais il s\u2019y meut. Le mal aura eu alors sa t\u00e2che, celle d\u2019\u00e9veiller \u00e0 la polyphonie du tout une \u00e2me singuli\u00e8re qui \u00e9tait en train de mourir de la chance de son individualit\u00e9.<\/p>\n

            \n
          1. ENVOLS POLYPLANAIRES<\/strong><\/li>\n<\/ol>\n

            Essayons de mesurer les ouvertures qui nous sont offertes par le parti pris du continu. Le continu est le principe d\u2019esp\u00e9rance des philosophes. Le continu est l\u2019\u0153uvre philosophique, comme la pri\u00e8re est l\u2019\u0153uvre religieuse.<\/p>\n

            Tout d\u2019abord l\u2019ontologie du continu nous a d\u00e9livr\u00e9 de la t\u00e2che impossible du proc\u00e8s de Dieu en montrant tout simplement la vanit\u00e9 des plaignants. On r\u00e9p\u00e8te trop que Leibniz est un grand juriste. S\u2019il l\u2019est en la circonstance, c\u2019est par sa capacit\u00e9 \u00e0 nous \u00e9viter un proc\u00e8s inutile. En ce sens, la Th\u00e9odic\u00e9e s\u2019ach\u00e8ve comme le livre de Job, par une th\u00e9ophanie. Comme le r\u00e9p\u00e8te Leibniz, c\u2019est assez de ne pas \u00eatre m\u00e9content de l\u2019auteur de ce monde.<\/p>\n

            Mais ce ne sont pas seulement les plaignants qui sont renvoy\u00e9s \u00e0 leurs foyers, mais les d\u00e9fenseurs outr\u00e9s ou pervers. Augustin, Luther, Calvin, Bossuet n\u2019ont pas commenc\u00e9 \u00e0 penser parce qu\u2019ils n\u2019ont pas su demander aux possibles la solution de leurs angoisses fig\u00e9es. Au d\u00e9tour d\u2019une analyse du D\u00e9cret absolu, Leibniz rencontre les \u00ab Rigides \u00bb et montre que leurs adversaires le sont encore davantage[44]<\/a><\/b>. Mais celui qui, au contraire, place l\u2019intelligence du monde dans les possibles, et y cherche la \u00ab source des choses[45]<\/a><\/b> \u00bb, est \u00e0 jamais d\u00e9livr\u00e9 de la mentalit\u00e9 des rigides. Les possibles introduisent \u00e0 une pens\u00e9e du ressort des choses, inaccessible aux th\u00e9ologiens dogmatiques. Ils ne manquent peut-\u00eatre pas de foi, ils manquent de physique et de dynamique, ils ne mesurent pas les \u0153uvres vives de Dieu. Ils viennent de l\u2019ancien monde, ils n\u2019ont pas su prendre en compte le tournant des modernes, de Copernic \u00e0 Giordano Bruno :<\/p>\n

            \u00ab Les anciens avaient de petites id\u00e9es des ouvrages de Dieu, et S. Augustin, faute de savoir les d\u00e9couvertes modernes, \u00e9tait bien en peine, quand il s\u2019agissait d\u2019excuser la pr\u00e9valence du mal[46]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

            Une pens\u00e9e polyphonique, \u00ab polyplanaire \u00bb pour reprendre le n\u00e9ologisme du musicien fran\u00e7ais Georges Migot, se donne d\u2019autres objectifs. Chaque individu d\u00e9veloppe un m\u00e9lisme propre et le monde n\u2019est que la somme de ces plans expressifs qui s\u2019enchev\u00eatrent en un feuilletage infini. Rien n\u2019est moins totalitaire que la fa\u00e7on dont Leibniz entreprend d\u2019excuser Dieu : il ne sacrifie jamais la ligne de chaque d\u00e9tail au tout o\u00f9 il prend place car l\u2019infinit\u00e9 des cr\u00e9atures ne constitue jamais \u00e0 ses yeux un tout substantiel<\/em>, elle ne saurait jamais se substituer \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 des substances particuli\u00e8res. C\u2019est un gain ontologique d\u2019une importance exceptionnelle pour le salut des singularit\u00e9s :<\/p>\n

            \u00ab L\u2019infini, c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019amas d\u2019un nombre infini de substances, \u00e0 proprement parler, n\u2019est pas un tout non plus que le nombre infini lui-m\u00eame, duquel on ne saurait dire s\u2019il est pair ou impair. C\u2019est cela m\u00eame qui sert \u00e0 r\u00e9futer ceux qui font du monde un Dieu, ou qui con\u00e7oivent Dieu comme l\u2019\u00c2me du monde, le monde ou l\u2019Univers ne pouvait pas \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme un animal ou comme une substance[47]<\/a><\/b> . \u00bb<\/p>\n

            La substance individuelle ne saurait \u00eatre noy\u00e9e dans le tumulte du tout et la polyphonie est le principe qui fait du monde une convergence ordonn\u00e9e de singularit\u00e9s, une r\u00e9sultante, jamais une substance propre. Le leibnizianisme est une pens\u00e9e des points de vie et non pas un organicisme panth\u00e9iste. Son principe de vie est celui des protozoaires et proc\u00e8de d\u2019eux et n\u2019impose pas la vie cosmique comme norme d\u2019un holisme autoritaire.
            \nIl faudrait \u00eatre Victor Hugo pour faire sentir les principes de cette \u00e9volution cosmique favorable \u00e0 chacune des semences de la vie parce qu\u2019elle en proc\u00e8de int\u00e9gralement. La loi d\u2019\u00e9quipollence entre la cause pleine et l\u2019effet entier (la loi g\u00e9n\u00e9rale de la composition du mouvement), qui n\u2019admet aucune perte entre les moyens contribuant \u00e0 une action et son r\u00e9sultat global, joue ici \u00e0 plein. C\u2019est ce qui permet \u00e0 Leibniz de soutenir que l\u2019int\u00e9gralit\u00e9 des volont\u00e9s \u00ab ant\u00e9c\u00e9dentes \u00bb de Dieu, chacune voulant le bien des cr\u00e9atures, se retrouve dans sa volont\u00e9 totale et enti\u00e8re de cr\u00e9er ce monde-ci, o\u00f9 tant de cr\u00e9atures sont sacrifi\u00e9es :<\/p>\n

            \u00ab C\u2019est du concours de toutes ces volont\u00e9s particuli\u00e8res, que vient la volont\u00e9 totale [\u2026]. C\u2019est encore en ce sens qu\u2019on peut dire que la volont\u00e9 ant\u00e9c\u00e9dente est efficace en quelque fa\u00e7on, et m\u00eame effective avec succ\u00e8s[48]<\/a><\/b>. \u00bb<\/p>\n

            On peut encore rattacher ces consid\u00e9rations \u00e0 la doctrine si discut\u00e9e chez Leibniz du Vinculum substantiale<\/em>, cette forme qui donne l\u2019\u00eatre aux monades qu\u2019elle rassemble. Ce nouveau lien annonce-t-il une r\u00e9gression totalitaire du syst\u00e8me ? Mais il ne faut pas confondre la fa\u00e7on dont une monade dominante ordonne sous sa puissance d\u2019expression des monades plus confuses et ce vinculum <\/em>contractuel qui conf\u00e8re une actualit\u00e9 sp\u00e9cifique aux monades sans \u00e9puiser leur dynamique propre. Dans la mesure o\u00f9 la puissance ontologique d\u2019un tel vinculum <\/em>repose sur sa capacit\u00e9, tel un miroir concave, \u00e0 exprimer les monades qu\u2019il rassemble, il est d\u00e9pendant de ces \u00eatres dont il n\u2019\u00e9puisera jamais pour ses fins propres toute la puissance. Ainsi le vinculum susbtantiale<\/em>, f\u00fbt-il le corps du Christ dans l\u2019Eucharistie, n\u2019est que la forme mouvante qui fait travailler les monades \u00e0 un m\u00eame but sans se substituer jamais \u00e0 leur orientation sp\u00e9cifique. Ce surcro\u00eet de dynamique laisse chaque monade libre de reprendre sa vie propre apr\u00e8s l\u2019oeuvre commune et conf\u00e8re une autonomie de trajectoire \u00e0 chaque force au sein m\u00eame de sa coop\u00e9ration dans l\u2019essaim global. Le vinculum substantiale<\/em>n\u2019est pas destin\u00e9 \u00e0 fixer la course des monades, mais \u00e0 faire entrer leur puissance dans une histoire, elle-m\u00eame variable, et soumise \u00e0 la concurrence d\u2019autres liens de m\u00eame g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9. Car s\u2019il y a des monades, il y a encore des vinculum<\/em>, qui leur proposent d\u2019entrer dans telle ou telle soci\u00e9t\u00e9 et il appartient aux monades de suivre celui qui respecte le mieux leur puissance et deviendra proprement pour elles substantiel[49]<\/strong><\/a><\/b><\/em> .<\/p>\n

            Eh quoi, n\u2019y aura-t-il plus de damn\u00e9s qui auraient manqu\u00e9 aux lois de ces vinculum <\/em>? M\u00eame si le nombre des damn\u00e9s l\u2019emportait finalement sur le nombre des \u00e9lus, cela ne retire encore rien, selon notre auteur, \u00e0 la pl\u00e9nitude du monde car notre terre n\u2019est qu\u2019un recoin de l\u2019univers. L\u2019humanit\u00e9 est appel\u00e9e \u00e0 \u00e9migrer d\u2019\u00e9toile en \u00e9toile, et qui sait quelles m\u00e9tamorphoses sont encore possibles dans l\u2019ontologie g\u00e9n\u00e9rale de la force. Il est vrai que Leibniz ne va jamais, comme Victor Hugo, jusqu\u2019\u00e0 entrevoir le pardon de Satan. Il suffit de dire que \u00abpeu d\u2019exemples, ou peu d\u2019\u00e9chantillons suffisent pour l\u2019utilit\u00e9 que le bien retire du mal[50]<\/a><\/b>. \u00bb Il suffit peut-\u00eatre qu\u2019il n\u2019y ait qu\u2019un seul Satan, un ange au demeurant, pour que le reste de l\u2019humanit\u00e9 soit sauv\u00e9e. Cela signifie-t-il autre chose qu\u2019il suffit qu\u2019il y ait de la privation dans la nature id\u00e9ale de la cr\u00e9ature pour \u00e9puiser le probl\u00e8me du mal ? Et puisque cette privation est la condition de l\u2019existence d\u2019un monde cr\u00e9\u00e9, ne suffit-il pas qu\u2019il y ait un monde pour qu\u2019il soit pardonn\u00e9 et pour en finir avec la hantise d\u2019un mal absolu, s\u00e9par\u00e9 et finalement abstrait et chim\u00e9rique? L\u2019histoire de la m\u00e9tamorphose peut alors commencer. Si quelqu\u2019un a fait siens tous ces principes, c\u2019est bien Goethe :<\/p>\n

            \u00ab Chaque soleil, chaque plan\u00e8te porte en soi une intention plus haute, une plus haute destin\u00e9e en vertu de laquelle ses d\u00e9veloppements doivent s\u2019accomplir avec autant d\u2019ordre et de succesion que les d\u00e9veloppements d\u2019un rosier par la feuille, la tige, la corolle[51]<\/a><\/b> . \u00bb<\/p>\n

            Le po\u00e8te est pr\u00eat \u00e0 nommer cette \u00ab intention \u00bb une monade, et m\u00eame une \u00ab entelechische Monade <\/em>\u00bb, la \u00abregierende Hautpmonas <\/em>\u00bb, celle qui se soumet les monades confuses et les entra\u00eene dans son dessein de transformation. Elle est le principe de tout d\u00e9veloppement. Peu importe alors le mal, l\u2019essentiel est seulement de ne pas s\u2019arr\u00eater \u00e0 la larve, de ne pas hypostasier les \u00e9tats interm\u00e9diaires, mais de d\u00e9voiler le plan d\u2019ensemble. Dante ne disait pas autre chose, lui qui \u00e9tait venu de l\u2019enfer et conduisait l\u2019humanit\u00e9 \u00e0 la fleur c\u00e9leste :<\/p>\n

            Non v\u2019accorgete voi che noi siam vermi<\/p>\n

            nati a formar l\u2019angelica farfalla<\/p>\n

            che vola alla giustizia sanza schermi ?<\/p>\n

            Di che l\u2019animo vostro in alto galla,<\/p>\n

            poi siete quasi entomata in difetto,<\/p>\n

            s\u00ec come vermo in cui formazion falla[52]<\/a><\/b>? (Purg., X, 124-129)<\/p>\n

            Goethe observe que le plus grand p\u00e9ril des monades, d\u00e8s lors qu\u2019elles sont d\u00e9li\u00e9es de la monade dominante, par exemple par la mort, est de se voir saisies au passage par une force brutale et d\u00e9voratrice :<\/p>\n

            \u00ab A une destruction compl\u00e8te, il n\u2019y faut pas penser. Cependant il peut bien se faire qu\u2019on coure le risque d\u2019\u00eatre pris au passage par quelque monade puissante et grossi\u00e8re en m\u00eame temps, qui vous subordonne \u00e0 elle. Le danger a au fond quelque chose de s\u00e9rieux, et, pour ma part toutes les fois, que je me trouve sur la voie de la simple contemplation de la nature, je ne puis me d\u00e9fendre d\u2019une certaine \u00e9pouvante qu\u2019il me cause. \u00bb<\/p>\n

            Dans cette angoisse de la capture, qui retrouve quelque chose de la profonde all\u00e9gorie du \u00ab Roi des Aulnes \u00bb o\u00f9 l\u2019enfant ne peut r\u00e9sister \u00e0 l\u2019appel de la mort, on retrouvera les th\u00e8mes scripturaires de la tentation m\u00eal\u00e9s \u00e0 quelques r\u00e9manences de sorcellerie. Mais, d\u00e9laissant ces magies o\u00f9 le d\u00e9monisme de Goethe s\u2019exprime \u00e0 plein, entendons plut\u00f4t l\u2019appel \u00e0 la d\u00e9livrance du cosmos entier lanc\u00e9 par Hugo, son refus de l\u2019enfer \u00e9ternel alors m\u00eame qu\u2019il invite \u00e0 se pencher sur \u00ab l\u2019\u00e9gout du mal universel \u00bb. Nous ne serons pas la victime de quelque monade errante si l\u2019univers \u00ab hagard \u00bb entre tout entier en m\u00e9tamorphose. Mais cette vision n\u2019appartient plus \u00e0 la Th\u00e9ologie, m\u00eame astronomique[53]<\/a><\/b>, de Leibniz, elle est le fait d\u2019un po\u00e8te et suppose les \u00e9preuves du proph\u00e8te pour \u00eatre articul\u00e9es :<\/p>\n

            D\u00e9j\u00e0, dans l\u2019oc\u00e9an d\u2019ombre que Dieu domine,<\/p>\n

            L\u2019archipel t\u00e9n\u00e9breux des bagnes s\u2019illumine ;<\/p>\n

            Dieu, c\u2019est le grand aimant ;<\/p>\n

            Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle,<\/p>\n

            Vers les immensit\u00e9s de l\u2019aurore \u00e9ternelle,<\/p>\n

            Se tournent lentement.<\/p>\n

            Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies\u2026[54]<\/a><\/b><\/p>\n

            Face \u00e0 ce songe illumin\u00e9, les v\u00e9rit\u00e9s leibniziennes sont et restent des propositions de relation, elles ne sont d\u2019aucune mani\u00e8re des certitudes. S\u2019il faut retenir quelque principe de la fa\u00e7on dont Leibniz concilie la raison et la foi, c\u2019est bien dans cette d\u00e9couverte de la polymorphie des dogmes qui ne peuvent \u00eatre r\u00e9duits \u00e0 l\u2019interpr\u00e9tation qu\u2019en donnent, ou en ont donn\u00e9s les hommes. Nous touchons l\u00e0 au point de le plus f\u00e9cond de la R\u00e9forme. Si la r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 l\u2019Ecriture comme \u00e0 un principe transcendant signifie qu\u2019on peut reformuler toujours la lecture d\u2019un texte sacr\u00e9 et qu\u2019on tient dans cette audace la v\u00e9ritable f\u00e9condit\u00e9 de la r\u00e9v\u00e9lation, alors il \u00e9tait n\u00e9cessaire qu\u2019une telle R\u00e9forme se produise pour que la philosophie entre en dialogue avec la foi. L\u2019heure \u00e9tait venue pour qu\u2019elle se constitue en organon de la r\u00e9v\u00e9lation et la monadologie proposa le syst\u00e8me des v\u00e9rit\u00e9s sous-jacentes, fond\u00e9es sur la relation, qui permettent de reconduire \u00e0 des sens toujours renouvel\u00e9s les structures apparentes des ph\u00e9nom\u00e8nes naturels ou r\u00e9v\u00e9l\u00e9s.<\/p>\n

            Leibniz incarne cette loi qui veut que plus l\u2019ontologie de d\u00e9part est rigoureuse, plus sa mise en oeuvre peut \u00eatre souple. Que peut-on faire de plus rigide, de plus d\u00e9fini, de plus fix\u00e9 qu\u2019une monade, sans porte ni fen\u00eatre, programm\u00e9e \u00e0 l\u2019infini et ferm\u00e9e sur ses s\u00e9ries ? Mais que peut-on faire de plus souple que le ballet des monades dans le monde donnant tour \u00e0 tour forme aux manifestations les plus complexes de la vie et aux plus grandes r\u00e9alisations des civilisations ? Il faudrait en somme concevoir l\u2019ontologie comme un solf\u00e8ge et le travail du philosophe comme une libre composition symphonique. Mais cette symphonie n\u2019appartient plus au r\u00e8gne de la nature. Par la rigueur de ses principes, elle appartient \u00e0 l\u2019intangible, elle est de part en part m\u00e9taphysique.<\/p>\n

            En philosophie, cette dimension m\u00e9taphysique n\u2019est pas gratuite, elle est la seule \u00e0 pouvoir pr\u00e9server de toute d\u00e9formation la spontan\u00e9it\u00e9 de notre \u00ab je \u00bb et sa capacit\u00e9 \u00e0 se repr\u00e9senter librement ce qui l\u2019entoure. Ainsi n\u2019y a-t-il de d\u00e9finition d\u2019un \u00eatre que m\u00e9taphysique. Ce n\u2019est pas la d\u00e9finition d\u2019une chose, c\u2019est la d\u00e9finition d\u2019un a priori. Ce n\u2019est pas la d\u00e9finition d\u2019un \u00e9tat, c\u2019est la d\u00e9finition d\u2019une force. Ce n\u2019est pas la d\u00e9finition d\u2019une conviction, c\u2019est la d\u00e9finition d\u2019une possibilit\u00e9. La fr\u00e9quentation de Leibniz ne peut que conduire, contre tout parti pris trop voyant en faveur du r\u00e9alisme, \u00e0 un \u00e9loge de l\u2019a priori, \u00e0 un \u00e9loge du pouvoir de cr\u00e9ation de la raison et de son oeuvre la plus propre, qui est de produire de l\u2019encha\u00eenement entre les choses. La vie livre des \u00e9tats, l\u2019a priori est la somme des relations que la raison y discerne et si cette richesse d\u2019initiative peut \u00eatre quelque fois n\u00e9glig\u00e9e dans la manipulation des faits quantitatifs, il n\u2019y a rien de plus tragique que d\u2019en oublier le b\u00e9n\u00e9fice humain quand il s\u2019agit de trouver les liens entre le bonheur et la souffrance, ou entre les promesses des livres saints et l\u2019exigence des individus.<\/p>\n

            [1]<\/a><\/b> Leibniz, Th\u00e9odic\u00e9e<\/em>, \u00e9d. G\u00e9rardt, vol. VI (T), p. 29.<\/p>\n

            [2]<\/a><\/b> Lettre \u00e0 Burnett<\/em>, du 30 octobre 1710, \u00e9d. cit<\/em>., p. 9.<\/p>\n

            [3]<\/a><\/b> T, p. 44.<\/p>\n

            [4]<\/a><\/b> Ed. cit.<\/em>, p. 10-11.<\/p>\n

            [5]<\/a><\/b> T, p. 45.<\/p>\n

            [6]<\/a><\/b> Fran\u00e7ois Rabelais, Quart livre<\/em>, A mon seigneur Odet, cardinal de Chastillon : \u00ab Et avoit eu en horreur quelque mangeur de serpens, qui fondoit mortelle haeresie sus un N. mis pour un M. par la faulte et negligence des imprimeurs. \u00bb, \u00e9d. Huchon \u00ab Pl\u00e9iade \u00bb, p. 520.<\/p>\n

            [7]<\/a><\/b> T, p. 47.<\/p>\n

            [8]<\/a><\/b> T, p. 48.<\/p>\n

            [9]<\/a><\/b> T, \u00a7 147.<\/p>\n

            [10]<\/a><\/b> Ibid.<\/p>\n

            [11]<\/a><\/b> T., \u00a7 105.<\/p>\n

            [12]<\/a><\/b> Cf. T, p. 45-46.<\/p>\n

            [13]<\/a><\/b> T, \u00a7 20.<\/p>\n

            [14]<\/a><\/b> T, \u00a7 30.<\/p>\n

            [15]<\/a><\/b> Ibid.<\/p>\n

            [16]<\/a><\/b> T. \u00a7 7.<\/p>\n

            [17]<\/a><\/b> T, P. 40.<\/p>\n

            [18]<\/a><\/b> T, p. 45.<\/p>\n

            [19]<\/a><\/b> T, p. 40.<\/p>\n

            [20]<\/a><\/b> T, p. 41.<\/p>\n

            [21]<\/a><\/b> T., \u00a7 31.<\/p>\n

            [22]<\/a><\/b> T, p. 38.<\/p>\n

            [23]<\/a><\/b> T, \u00a7 100.<\/p>\n

            [24]<\/a><\/b> T, \u00a7 52.<\/p>\n

            [25]<\/a><\/b> T, \u00a7 8.<\/p>\n

            [26]<\/a><\/b> T, \u00a7 9.<\/p>\n

            [27]<\/a><\/b> \u00ab D\u2019apr\u00e8s cette conception, la philosopihe ne doit pas \u00eatre simplement et au premier chef une science th\u00e9orique, mais elle doit, dans une perspective pratique, diriger l\u2019interpr\u00e9tation des choses et de leur connexion <Zusammenhang> ainsi que les prises de position <Stellungnahme> \u00e0 leur \u00e9gard, elle doit r\u00e9gler et guider l\u2019interpr\u00e9tation de l\u2019existence et de son sens. La philosophie est sagesse pour le monde et pour la vie ou encore, selon une expression aujourd\u2019hui courante, la philosophie doit surtout fournier une \u2018vision du monde\u2019. \u00bb, Les probl\u00e8mes fondamentaux de la ph\u00e9nom\u00e9nologie<\/em>, trad. fr., p. 20. On notera cette opposition fondamentalement anti-platonicienne entre la th\u00e9oria et les traditions sapientiales.<\/p>\n

            [28]<\/a><\/b> T, D1<\/p>\n

            [29]<\/a><\/b> T, D, 63.<\/p>\n

            [30]<\/a><\/b> T, p. 44. Par ce lien \u00e9tabli entre la pr\u00e9sence et l\u2019absence, le leibnizianisme ne peut que d\u00e9border le culte psychanalytique du manque.<\/p>\n

            [31]<\/a><\/b> T, \u00a7 20.<\/p>\n

            [32]<\/a><\/b> T, \u00a7 22.<\/p>\n

            [33]<\/a><\/b> T, \u00a7 10.<\/p>\n

            [34]<\/a><\/b> T, \u00a7 66.<\/p>\n

            [35]<\/a><\/b> T, \u00a7 105.<\/p>\n

            [36]<\/a><\/b> T, \u00a7 245.<\/p>\n

            [37]<\/a><\/b> T, \u00a7 241.<\/p>\n

            [38]<\/a><\/b> Cit\u00e9, in Philippe Sollers, Myst\u00e9rieux Mozart<\/em>, Paris, 2001, 2003, Folio, p. 63.<\/p>\n

            [39]<\/a><\/b> Martin Heidegger, Le principe de raison<\/em>, chapitre IX.<\/p>\n

            [40]<\/a><\/b> Cit\u00e9 in op. cit<\/em>., p. 251.<\/p>\n

            [41]<\/a><\/b> T, p. 43.<\/p>\n

            [42]<\/a><\/b> T, \u00a7 246.<\/p>\n

            [43]<\/a><\/b> R\u00e9ponse \u00e0 Bayle, G. IV, p. 549-550 ; cf. p. 564.<\/p>\n

            [44]<\/a><\/b> T, R\u00e9flexions sur l\u2019ouvrage <\/em>que M. Hobbes a publi\u00e9 en Anglais, \u00a7 7.<\/p>\n

            [45]<\/a><\/b> T, \u00a7 417.<\/p>\n

            [46]<\/a><\/b> T, \u00a7 19.<\/p>\n

            [47]<\/a><\/b> T, \u00a7 196.<\/p>\n

            [48]<\/a><\/b> T, \u00a7 22.<\/p>\n

            [49]<\/a><\/b> Si l\u2019on admet l\u2019\u00e9quivalence que j\u2019ai propos\u00e9e ailleurs entre mythe et vinculum substantiale<\/em>, on peut sugg\u00e9rer qu\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la Th\u00e9odic\u00e9e, il y a encore place pour une Mythodic\u00e9e<\/em>, ou th\u00e9orie du meilleur des mythes possibles. Une telle Mythodic\u00e9e donnerait acc\u00e8s \u00e0 une nouvelle \u00e9valuation des rapports humains dans une soci\u00e9t\u00e9 libre. Si les soci\u00e9t\u00e9s se sont constitu\u00e9es \u00e0 partir de liens naturels, dont la premi\u00e8re description rigoureuse est celle d\u2019Aristote dans ses Politiques <\/em>(avec la l\u00e9gitimation de l\u2019esclavage qui lui est associ\u00e9e), pour la Mythodic\u00e9e l\u2019individu n\u2019est plus d\u00e9fini par un enracinement humain fix\u00e9 selon des lois de nature, mais est appel\u00e9 \u00e0 entrer dans des agr\u00e9gats successifs, toujours en variation selon des r\u00e8gles d\u2019expression formalis\u00e9es (les signes transmis, les rites appris, les institutions valoris\u00e9es), participant cependant, quoique d\u2019une fa\u00e7on singuli\u00e8re, \u00e0 la R\u00e9publique universelle des esprits. Une Mythodic\u00e9e ainsi socialis\u00e9e
            \n1) pr\u00e9serve l\u2019absolue singularit\u00e9 de chaque monde individuel
            \n2) garantit pour ces singularit\u00e9s une ouverture illimit\u00e9e \u00e0 tout mode de composition sous des ensembles munis de lois
            \n3) r\u00e9v\u00e8le que la rupture des mod\u00e8les aristot\u00e9liciens ne conduit pas au pur et simple chaos, mais \u00e0 un ensemble de convivialit\u00e9s \u00e9volutives qui transforment en variations de limitations le conflit des forces
            \n4) devient ainsi l\u2019horizon des pratiques d\u00e9mocratiques et de leur d\u00e9ploiement politique et technique
            \n5) propose enfin, au-del\u00e0 de l\u2019impossibilit\u00e9 proclam\u00e9e du rapport r\u00e9ciproque avec autrui, l\u2019hypoth\u00e8se d\u2019une relation interhumaine g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e constitu\u00e9e comme bruit de fond depuis lequel se red\u00e9finit tout affrontement duel entre des sympt\u00f4mes singuliers.<\/p>\n

            [50]<\/a><\/b> T, \u00a7 19.<\/p>\n

            [51]<\/a><\/b> Goethe, Lettre \u00e0 Zelter, de 1827, in Briefwechsel<\/em>, T. IV, S. 278.<\/p>\n

            [52]<\/a><\/b> <Ne vous apercevez vous pas que nous sommes des larves\/ n\u00e9es pour former le papillon ang\u00e9lique\/qui vole \u00e0 la justice sans masques ?\/ Qu\u2019est-ce qui fait que votre esprit se gonfle et se pousse \/ Et que vous soyez ensuite quasiment des insectes manqu\u00e9s, comme des larves dont la m\u00e9tamorphose avorte ?><\/p>\n

            [53]<\/a><\/b> T, \u00a7 18.<\/p>\n

            [54]<\/a><\/b> Victor Hugo, Les Contemplations<\/em>, \u00ab Ce que dit la bouche d\u2019ombre \u00bb, in fine.<\/p>\n

            Extrait de Bruno Pinchard, Philosophie \u00e0 outrance. Cinq essais de m\u00e9taphysique contemporaine<\/em>, E.M.E., 2010.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

            Bruno Pinchard, Philosophie \u00e0 outrance. Cinq essais de m\u00e9taphysique contemporaine, E.M.E., 2010. Dans cet ouvrage, Bruno Pinchard s’attelle \u00e0 une \u00ab\u00a0th\u00e9orie des complexit\u00e9s\u00a0\u00bb et poursuit son parti pris d’une invention m\u00e9taphysique contemporaine. Prenant acte de la disparition d’une philosophie de l’esprit qui se d\u00e9finisse par rapport \u00e0 l’Absolu et ne \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":861,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-860","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/860","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=860"}],"version-history":[{"count":4,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/860\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1468,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/860\/revisions\/1468"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/861"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=860"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}