{"id":67,"date":"2014-12-28T01:12:19","date_gmt":"2014-12-28T00:12:19","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=67"},"modified":"2015-01-18T21:21:16","modified_gmt":"2015-01-18T20:21:16","slug":"insectes-sociaux","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=67","title":{"rendered":"Insectes sociaux"},"content":{"rendered":"

SCIENCE<\/p>\n

Individuellement, les insectes sont b\u00eates
\ncollectivement, ils sont intelligents…<\/h3>\n

par Jean-Louis Deneubourg<\/strong><\/p>\n

Jean-Louis Deneubourg<\/em>, chimiste et biologiste, professeur \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 Libre de Bruxelles, dirige une \u00e9quipe de recherche sur les ph\u00e9nom\u00e8nes collectifs des soci\u00e9t\u00e9s animales et des syst\u00e8mes artificiels. Auteur de tr\u00e8s nombreux articles scientifiques, il a \u00e9dit\u00e9 \u00e9galement, avec Jacques Pasteels, From individual to collective behaviour<\/em> (B\u00e2le, Birkhauser, 1987).<\/p>\n

\"Les fourmis et autres insectes sociaux occupent une place de choix dans notre imaginaire. La complexit\u00e9 de leurs comportements et de leurs r\u00e9alisations nous fascinent. Et l’analogie que nous croyons relever entre leurs activit\u00e9s et les n\u00f4tres (ces insectes chassent \u00ab\u00a0comme nous\u00a0\u00bb, se d\u00e9fendent \u00ab\u00a0comme nous\u00a0\u00bb, \u00e9l\u00e8vent d’autres esp\u00e8ces animales \u00ab\u00a0comme nous\u00a0\u00bb) nous fait interpr\u00e9ter de mani\u00e8re anthropomorphique le fonctionnement de leurs soci\u00e9t\u00e9s, et parfois m\u00eame attribuer une valeur morale \u00e0 leurs comportements.<\/p>\n

C\u2019est ainsi que nous parlons de la soci\u00e9t\u00e9 des fourmis comme s\u2019il s\u2019agissait d\u2019une soci\u00e9t\u00e9 humaine hi\u00e9rarchis\u00e9e, o\u00f9 un individu, qui aurait acc\u00e8s \u00e0 un maximum d’informations, distribuerait ses ordres \u00e0 ses cong\u00e9n\u00e8res. Cette analogie exprime l’id\u00e9e r\u00e9pandue, mais fausse, que la complexit\u00e9 des r\u00e9alisations d’une soci\u00e9t\u00e9 ne peut trouver son origine que dans la complexit\u00e9 des individus qui la composent.<\/p>\n

La r\u00e9alit\u00e9 est tout autre. Prenons l\u2019exemple des structures (nids, pi\u00e8ges, r\u00e9seaux de communication) produites par diff\u00e9rentes esp\u00e8ces animales. Elles prouveraient, dit-on, l\u2019existence d\u2019une \u00ab\u00a0intelligence animale\u00a0\u00bb. Or, la recherche montre qu\u2019il n\u2019y a pas de corr\u00e9lation entre la complexit\u00e9 des structures produites et les capacit\u00e9s c\u00e9r\u00e9brales de l\u2019esp\u00e8ce consid\u00e9r\u00e9e. C\u2019est ainsi qu’\u00e0 une exception pr\u00e8s, les primates, comme beaucoup d\u2019autres mammif\u00e8res, sont de pi\u00e8tres constructeurs. Alors que les arthropodes (crustac\u00e9s, insectes, arachnides), animaux aux capacit\u00e9s psychiques pourtant limit\u00e9es, produisent des structures extr\u00eamement impressionnantes par leur taille, leur diversit\u00e9, leur r\u00e9gularit\u00e9 ou encore leur autonomie. Le summum \u00e9tant atteint par les structures construites par les insectes sociaux: abeilles, fourmis, gu\u00eapes, termites et autres araign\u00e9es sociales.<\/p>\n

Les structures collectives les plus spectaculaires sont sans doute celles construites par les supercolonies de fourmis des bois, longuement \u00e9tudi\u00e9es par Daniel Cherix: les structures que l\u2019on trouve dans le Jura suisse atteignent parfois des dimensions impressionnantes, 100 km de pistes et 1200 nids sur une surface de 70 hectares par exemple.<\/p>\n

Par ailleurs, les soci\u00e9t\u00e9s d’insectes nous proposent un mod\u00e8le de fonctionnement bien diff\u00e9rent du mod\u00e8le humain: un mod\u00e8le d\u00e9centralis\u00e9, fond\u00e9 sur la coop\u00e9ration d’unit\u00e9s autonomes au comportement relativement simple et probabiliste, qui sont distribu\u00e9es dans l’environnement et ne disposent que d’informations locales (je veux dire par l\u00e0 qu’elles ne disposent d’aucune repr\u00e9sentation ou connaissance explicite de la structure globale qu’elles ont \u00e0 produire ou dans laquelle elles \u00e9voluent, bref, qu’elles n’ont pas de plan).<\/p>\n

Les insectes poss\u00e8dent un \u00e9quipement sensoriel qui leur permet de r\u00e9pondre aux stimulations: celles qui sont \u00e9mises par leurs cong\u00e9n\u00e8res et celles qui proviennent de leur environnement. Ces stimulations n’\u00e9quivalent \u00e9videmment pas \u00e0 des mots ou \u00e0 des signes ayant valeur symbolique. Leur signification d\u00e9pend de leur intensit\u00e9 et du contexte dans lequel elles sont \u00e9mises; elles sont simplement attractives ou r\u00e9pulsives, inhibitrices ou activatrices.<\/p>\n

Dans les soci\u00e9t\u00e9s d’insectes, le \u00ab\u00a0projet\u00a0\u00bb global n\u2019est donc pas programm\u00e9 explicitement chez les individus, mais \u00e9merge de l\u2019encha\u00eenement d\u2019un grand nombre d\u2019interactions \u00e9l\u00e9mentaires entre individus, ou entre individus et environnement. Il y a en fait intelligence collective construite \u00e0 partir de nombreuses simplicit\u00e9s individuelles. Quelques exemples permettront de mieux comprendre cette impressionnante diff\u00e9rence entre la simplicit\u00e9 des r\u00e8gles individuelles et la complexit\u00e9 des r\u00e9ponses collectives.<\/p>\n

Dans les soci\u00e9t\u00e9s d’insectes, mais pas seulement chez elles, les communications entre individus ont souvent un caract\u00e8re amplifiant: lorsqu’un individu est actif en un endroit, il stimule ses cong\u00e9n\u00e8res \u00e0 se comporter de la m\u00eame mani\u00e8re que lui. Ce type de communication, qui conduit la colonie d’insectes \u00e0 focaliser l’activit\u00e9 de ses membres et \u00e0 donc \u00e0 r\u00e9aliser une t\u00e2che rapidement, est un \u00e9l\u00e9ment clef dans la prise de d\u00e9cisions collectives.<\/p>\n

Le recrutement alimentaire, que j’ai longuement \u00e9tudi\u00e9 avec Jacques Pasteels, donne un exemple simple de ce processus. Chez les abeilles, il se pratique par l’interm\u00e9diaire des fameuses danses d\u00e9crites par Karl von Frisch, il y a trois quarts de si\u00e8cle. Chez la plupart des esp\u00e8ces de fourmis, il se pratique par l’interm\u00e9diaire d’une piste chimique. Cela se passe, sch\u00e9matiquement, de la mani\u00e8re suivante: un \u00ab\u00a0\u00e9claireur\u00a0\u00bb, qui d\u00e9couvre par hasard une source de nourriture, rentre au nid en tra\u00e7ant une piste chimique. Cette piste stimule les ouvri\u00e8res \u00e0 sortir du nid et les guide jusqu\u2019\u00e0 la source de nourriture. Apr\u00e8s s\u2019y \u00eatre aliment\u00e9es, les fourmis ainsi recrut\u00e9es rentrent au nid en renfor\u00e7ant \u00e0 leur tour la piste chimique. Cette communication attire vers la source de nourriture une population de plus en plus nombreuse. Un individu qui d\u00e9couvre une source de nourriture y \u00ab\u00a0attire\u00a0\u00bb en quelques minutes n cong\u00e9n\u00e8res (par exemple 5); chacun de ceux-ci y attirent \u00e0 leur tour n cong\u00e9n\u00e8res (25), et ainsi de suite. La population \u00e0 la source ne grandira pas ind\u00e9finiment, mais se stabilisera autour d\u2019une valeur d\u00e9termin\u00e9e par le nombre d’individus disponibles dans la colonie, par le temps qu’ils passent \u00e0 la source, etc.<\/p>\n

Que se passe-t-il, cependant, si la soci\u00e9t\u00e9 de fourmis est confront\u00e9e \u00e0 un choix, comme la d\u00e9couverte simultan\u00e9e de deux sources de nourriture?<\/p>\n

Consid\u00e9rons le cas o\u00f9 les deux sources sont de richesse diff\u00e9rente. La situation est facile \u00e0 produire en laboratoire; il suffit de disposer sur le territoire de la colonie deux sources d’eau sucr\u00e9e, de m\u00eame dimension, mais de concentrations en sucre diff\u00e9rentes. Au d\u00e9but, les deux sources seront exploit\u00e9es de mani\u00e8re plus ou moins \u00e9gale. Mais, assez rapidement, l’\u00e9norme majorit\u00e9 des fourmis se retrouveront sur la piste conduisant \u00e0 la source la plus riche.<\/p>\n

Comment la colonie a-t-elle r\u00e9alis\u00e9 ce choix collectif? Certains de ses membres auraient-ils acquis une connaissance globale du probl\u00e8me d’approvisionnement de la colonie et donc la capacit\u00e9 de diriger leurs cong\u00e9n\u00e8res vers le site le plus r\u00e9mun\u00e9rateur? Il n’en est rien. Aucune fourmi n’est inform\u00e9e des choix existants, aucune fourmi-chef ne dirige les op\u00e9rations. Le choix r\u00e9sulte simplement de la comp\u00e9tition de deux informations, \u00e0 savoir les deux pistes qui m\u00e8nent aux sources de nourriture.<\/p>\n

Ces pistes sont en comp\u00e9tition dans la mesure o\u00f9 elles puisent au m\u00eame stock: les fourmis qui sortent du nid. Toute fourmi attir\u00e9e par une piste renforce cette piste, et renforce par cons\u00e9quent son attrait. Le choix syst\u00e9matique de la source la plus riche s’explique ais\u00e9ment par le fait, d\u00e9montr\u00e9, que les fourmis marquent plus la piste lorsqu’elles se sont approvisionn\u00e9es \u00e0 une source plus riche en nutriment. La piste qui conduit \u00e0 la source la plus riche se renforce plus rapidement et devient donc plus attrayante. Au niveau de la soci\u00e9t\u00e9 des fourmis, il y a donc bien un choix collectif, construit avec des individus ne disposant que d’informations locales, mais interagissant fortement les uns avec les autres.<\/p>\n

Cette capacit\u00e9 collective peut cependant se faire pi\u00e9ger et conduire la soci\u00e9t\u00e9 \u00e0 des choix qui, en termes \u00e9nerg\u00e9tiques, ne sont pas les meilleurs. Ainsi par exemple, lorsqu’une colonie de fourmis d\u00e9couvre une source de nourriture et se met \u00e0 l’exploiter, son inertie fera qu’en cas de d\u00e9couverte ult\u00e9rieure d’une source plus int\u00e9ressante, elle restera prisonni\u00e8re de son premier choix, incapable de red\u00e9ployer son activit\u00e9.<\/p>\n

Scott Camazine, de l’Universit\u00e9 de Cornell, et ses collaborateurs, ont mis en \u00e9vidence des ph\u00e9nom\u00e8nes similaires de choix collectifs chez les abeilles. A cette diff\u00e9rence pr\u00e8s que les abeilles sont toujours capables de s\u00e9lectionner la source la plus riche, quelle que soit la s\u00e9quence de leurs d\u00e9couvertes. On ne peut pour autant conclure que les abeilles sont plus performantes que les fourmis. En effet, l’analyse \u00ab\u00a0co\u00fbt-b\u00e9n\u00e9fice\u00a0\u00bb de tels ph\u00e9nom\u00e8nes ne doit pas seulement prendre en compte le b\u00e9n\u00e9fice \u00e9nerg\u00e9tique imm\u00e9diat, mais plusieurs autres param\u00e8tres, les besoins de d\u00e9fense de la colonie par exemple [\u00e0 propos de l’analyse co\u00fbt-b\u00e9n\u00e9fice r\u00e9alis\u00e9e par les insectes, on lira, dans \u00ab\u00a0Le Temps strat\u00e9gique\u00a0\u00bb No 53, de septembre 1993, \u00ab\u00a0Financiers de haut vol, bourdons domestiques, m\u00eames r\u00e9flexes!\u00a0\u00bb, par Leslie A. Real].<\/p>\n

Des logiques comparables jouent dans plusieurs autres situations. Pour rester dans le cadre du recrutement alimentaire, je citerai la capacit\u00e9 qu’ont les fourmis de s\u00e9lectionner le chemin le plus court entre une source de nourriture et leur nid. Le jeu entre les caract\u00e9ristiques de d\u00e9p\u00f4t de signaux, la distance \u00e0 parcourir et le r\u00f4le d’une m\u00e9moire directionnelle, permet \u00e0 la colonie de s\u00e9lectionner le chemin le plus direct, sans avoir \u00e0 faire appel \u00e0 une repr\u00e9sentation globale du milieu dans lequel les membres individuels de la colonie \u00e9voluent.<\/p>\n

Un dernier point m\u00e9rite discussion: lorsqu’un insecte a fait une d\u00e9couverte, comment peut-il moduler sa communication de mani\u00e8re que le comportement collectif de la colonie soit efficace? L’\u00e9claireur doit-il \u00eatre capable de \u00ab\u00a0mesurer\u00a0\u00bb pr\u00e9cis\u00e9ment les caract\u00e9ristiques de sa d\u00e9couverte ou peut-il se fonder sur quelques param\u00e8tres qui r\u00e9sument \u00e0 eux seuls toutes les qualit\u00e9s de cette d\u00e9couverte? Si l’insecte a d\u00e9couvert une source de nourriture sucr\u00e9e, la r\u00e9ponse est relativement simple: il suffit qu’il soit capable de mesurer les concentrations en sucre. Mais dans bon nombre de situations, la r\u00e9ponse \u00e0 la question \u00ab\u00a0que mesurer?\u00a0\u00bb est loin d’\u00eatre aussi simple. Ce qu’illustre bien le probl\u00e8me du transport coop\u00e9ratif.<\/p>\n

Une fourmi est parfaitement capable de transporter seule une petite proie. Mais certaines proies, pas n\u00e9cessairement de grande taille, r\u00e9sistent au transport individuel, qu’elles se d\u00e9battent activement ou soient bloqu\u00e9es par des obstacles physiques. Comment la colonie va-t-elle r\u00e9soudre ce probl\u00e8me?<\/p>\n

Une exp\u00e9rimentation, men\u00e9e notamment par Claire Detrain, a montr\u00e9 que la fourmi ne mesure pas la taille ou le poids de sa proie, mais se fonde simplement sur la r\u00e9sistance de celle-ci \u00e0 la traction. Une proie qui r\u00e9siste (activement ou passivement) stimule la fourmi \u00e0 recruter un certain nombre de ses cong\u00e9n\u00e8res. A quoi s\u2019ajoute, semble-t-il, une tendance de la fourmi \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter celui de ses mouvement qui a \u00e9t\u00e9 couronn\u00e9 de succ\u00e8s: si elle r\u00e9ussit \u00e0 d\u00e9placer sa proie dans une direction, elle poursuit dans la m\u00eame direction; si elle \u00e9choue dans une direction, elle essaie dans une autre direction; il peut m\u00eame arriver qu’en dernier ressort elle abandonne momentan\u00e9ment sa proie pour recruter des cong\u00e9n\u00e8res.<\/p>\n

L\u2019encha\u00eenement de ces m\u00e9canismes suffit \u00e0 expliquer les r\u00e9actions de la colonie face \u00e0 des proies de tailles diff\u00e9rentes. Une petite proie d\u00e9termine un transport individuel. Une proie intransportable par un individu seul d\u00e9termine un recrutement, qui cesse lorsque le groupe recrut\u00e9 est suffisamment nombreux pour le transport. Ces m\u00e9canismes assurent que le nombre d’individus recrut\u00e9s est \u00e9gal au nombre minimum d’individus n\u00e9cessaires \u00e0 la mission.<\/p>\n

Ces deux exemples – le recrutement alimentaire et le recrutement pour transport collectif – mettent en \u00e9vidence la mani\u00e8re dont une colonie d’insectes est capable, gr\u00e2ce \u00e0 des communications amplifiantes mais modul\u00e9es, de r\u00e9agir avec une efficacit\u00e9 qui d\u00e9passe de loin l\u2019\u00e9chelle et les capacit\u00e9s des individus qui la constituent. Les d\u00e9cisions collectives qui \u00e9mergent sont le r\u00e9sultat de d\u00e9couvertes individuelles al\u00e9atoires et d’une comp\u00e9tition entre informations plus ou moins pr\u00e9cises. La robustesse et la simplicit\u00e9 d’une telle proc\u00e9dure justifie sans doute la fr\u00e9quence de son utilisation par le monde animal.<\/p>\n

Les insectes ne font pas une analyse pr\u00e9alable de la situation, suivie d’un \u00e9change d’informations destin\u00e9 \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me. L’existence de quelques r\u00e8gles comportementales \u00ab\u00a0entra\u00eenent\u00a0\u00bb simplement la solution, sans qu’il y ait \u00e9laboration de strat\u00e9gie. Chez les insectes, la d\u00e9cision n’est pas s\u00e9par\u00e9e de l’action.<\/p>\n

Les exemples que j’ai mentionn\u00e9s concernaient l’approvisionnement du nid. D’autres t\u00e2ches collectives ob\u00e9issent cependant \u00e0 la m\u00eame logique: la construction du nid, la distribution, au sein de la soci\u00e9t\u00e9, du couvain [les amas d’\u0153ufs] et des r\u00e9serves, etc. J’ai parl\u00e9 essentiellement des fourmis, un peu des abeilles, mais j’aurais pu \u00e9voquer aussi les termites et leurs capacit\u00e9s remarquables de construction et d’organisation de la r\u00e9colte, mises en \u00e9vidences par Reinhard Leuthold.<\/p>\n

Je ne veux pas sugg\u00e9rer par l\u00e0 que le registre comportemental des insectes sociaux est simple, voire simpliste. Ce que j’essaie de mettre en \u00e9vidence est que l’obtention de comportements collectifs tr\u00e8s vari\u00e9s et tr\u00e8s \u00e9labor\u00e9s n’exige pas toujours de faire appel \u00e0 des comportements individuels tr\u00e8s vari\u00e9s ou tr\u00e8s \u00e9labor\u00e9s. Le hasard, plus des individus et des \u00e9v\u00e9nements nombreux ob\u00e9issant \u00e0 quelques r\u00e8gles simples de caract\u00e8re autocatalytique, suffisent souvent \u00e0 organiser les soci\u00e9t\u00e9s d’insectes.<\/p>\n

Les exemples que j’ai discut\u00e9s ici font peu appel aux capacit\u00e9s individuelles de m\u00e9moire et d’orientation, remarquables chez certaines esp\u00e8ces, comme l’a montr\u00e9 R\u00fcdiger Wehner, de l’Universit\u00e9 de Zurich. Wehner a \u00e9galement montr\u00e9 comment une colonie pouvait s’organiser efficacement par le jeu de la m\u00e9moire et de l’oubli. Mais quelle que soit la complexit\u00e9 individuelle, on retrouve toujours la dualit\u00e9 entre les niveaux individuel et collectif, et l’\u00e9mergence \u00ab\u00a0anonyme\u00a0\u00bb d’une organisation collective.<\/p>\n

Les probl\u00e8mes qu’ont \u00e0 r\u00e9soudre les soci\u00e9t\u00e9 d’insectes ressemblent beaucoup aux probl\u00e8mes d’organisation d’une usine, d’un r\u00e9seau de communication ou d’un chantier. Mais si les questions pos\u00e9es se ressemblent, les r\u00e9ponses diff\u00e8rent. L’ing\u00e9nieur privil\u00e9gie toujours le recours \u00e0 une unit\u00e9 centrale omnisciente charg\u00e9e de prendre toutes les d\u00e9cisions. Consid\u00e9rez une flotte de v\u00e9hicules transporteurs, robotis\u00e9s ou non. Le plus souvent ils ob\u00e9issent totalement \u00e0 un petit dieu qui attribue les chargements, d\u00e9finit leur destination, prescrit les chemins \u00e0 emprunter, bref, qui sait tout et d\u00e9cide de tout.<\/p>\n

On s’est \u00e9videmment demand\u00e9 s’il \u00e9tait possible de transf\u00e9rer le mod\u00e8le \u00ab\u00a0fourmi\u00a0\u00bb d’intelligence collective \u00e0 des syst\u00e8mes technologiques, et \u00e0 quoi cela ressemblerait.<\/p>\n

Je me limiterai \u00e0 \u00e9voquer ici un syst\u00e8me technologique robotis\u00e9 compos\u00e9 d’un nombre plus ou moins important d’unit\u00e9s, qui n’ont acc\u00e8s, individuellement, qu’\u00e0 de l’information locale. Chaque robot dispose d’un \u00e9quipement sensoriel et de communications relativement simple lui permettant de r\u00e9agir aux signaux \u00e9mis par ses cong\u00e9n\u00e8res et aux signaux provenant du reste de son environnement. Les signaux ne sont pas cod\u00e9s. Seule leur intensit\u00e9 est exploit\u00e9e pour provoquer des r\u00e9actions. Si, chez les fourmis, les signaux sont essentiellement chimiques, chez les automates, il sont sonores et infra-rouges.<\/p>\n

La solution globale du probl\u00e8me pos\u00e9 \u00e0 ces robots n\u2019est pas programm\u00e9e explicitement. Elle \u00e9mergera donc, comme chez les fourmis, d’un grand nombre d\u2019interactions. En pratique, dans les exp\u00e9riences conduites avec les robots, on consid\u00e8re qu’ils ont trouv\u00e9 la solution recherch\u00e9e lorsqu’ils r\u00e9ussissent \u00e0 se regrouper, se r\u00e9organiser spatialement, d’une certaine mani\u00e8re.<\/p>\n

On constate, il est vrai, que les solutions de r\u00e9organisation spatiale \u00e9mergeant de l’intelligence collective des robots sont moins efficaces que ne l’eussent \u00e9t\u00e9 des solutions explicites g\u00e9n\u00e9r\u00e9es dans une situation d\u2019information parfaite \u2014 on ne peut faire mieux que Dieu… mais encore faut-il \u00eatre Dieu. Elles exigent, en revanche, de la part de chaque robot individuel, des performances moindres. On en peut d\u00e9duire que l’intelligence collective donne de bons r\u00e9sultats m\u00eame si l’environnement est tr\u00e8s changeant, ou si certains individus commettent de grosses erreurs.<\/p>\n

Cette \u00ab\u00a0socialisation\u00a0\u00bb de robots simples et bon march\u00e9 \u00e0 travers des communications rudimentaires devrait permettre de d\u00e9velopper des outils op\u00e9rationnels collectifs capables de remplacer avantageusement certains robots complexes et co\u00fbteux.<\/p>\n

Les robots sociaux pourraient intervenir par exemple l\u00e0 o\u00f9 un ensemble de v\u00e9hicules se d\u00e9pla\u00e7ant dans un milieu h\u00e9t\u00e9rog\u00e8ne et impr\u00e9visible doivent se coordonner pour collecter de l’information cartographique, scientifique, de s\u00e9curit\u00e9 et de surveillance, ou assembler des objets.<\/p>\n

On commence par d\u00e9finir le probl\u00e8me qu’ils auront mission de r\u00e9soudre collectivement, puis l’on fixe la mani\u00e8re dont les robots vont communiquer et les r\u00e8gles de comportement auxquelles ils doivent ob\u00e9ir.<\/p>\n

Les v\u00e9hicules sont alors en mesure de r\u00e9soudre le probl\u00e8me pos\u00e9 au travers de leurs communications et de leurs interactions avec l’environnement. En pratique, ils vont s’organiser spatialement de mani\u00e8re \u00e0 explorer efficacement leur milieu. La figure x<\/strong><\/em> montre l’organisation en r\u00e9seau d’un groupe de robots de surveillance, obtenue \u00e0 partir de r\u00e8gles \u00e9l\u00e9mentaires d’attraction et de r\u00e9pulsion entre robots. Personne n’a pour les robots un plan global, et personne n’a donn\u00e9 aux robots des instructions explicites de positionnement.<\/p>\n

On a vu plus haut que les soci\u00e9t\u00e9s d’insectes consacrent beaucoup d’efforts \u00e0 assembler et trier des objets sur la base de m\u00e9canismes d’amplification: une fourmi d\u00e9pose un cadavre pr\u00e8s d’un autre cadavre, une larve pr\u00e8s d’une autre larve, et ainsi de suite. Les robots sociaux peuvent, aujourd’hui d\u00e9j\u00e0, mimer de telles activit\u00e9s. La figure xx<\/strong><\/em> montre pr\u00e9cis\u00e9ment un groupe de robots occup\u00e9s \u00e0 rassembler des objets sur la base de m\u00e9canismes amplificateurs: grossi\u00e8rement parlant, le robot est encourag\u00e9 \u00e0 abandonner pr\u00e8s d’un tas existant les objets qu’il porte ou qu’il pousse. De telles exp\u00e9riences ont \u00e9t\u00e9 notamment d\u00e9velopp\u00e9es et r\u00e9alis\u00e9es par Jean-Daniel Nicoud [dont on lira, dans \u00ab\u00a0Le Temps strat\u00e9gique\u00a0\u00bb No 52, de juin 1993, \u00ab\u00a0Les ing\u00e9nieurs se mettent \u00e0 la logique floue\u00a0\u00bb], Francesco Mondada et Philippe Gaussier, \u00e0 l’\u00c9cole Polytechnique de Lausanne.<\/p>\n

Je n’ai parl\u00e9, jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent, que de robots mobiles. Mais les robots fixes peuvent \u00e9galement g\u00e9n\u00e9rer de l’intelligence collective. On peut en faire la d\u00e9monstration dans le domaine particuli\u00e8rement prometteur de la domotique [du latin domus<\/em>, ensemble des techniques et \u00e9tudes tendant \u00e0 int\u00e9grer \u00e0 l\u2019habitat tous les automatismes en mati\u00e8re de s\u00e9curit\u00e9, de gestion, d\u2019\u00e9nergie, de communication, etc.] Il suffit en effet de consid\u00e9rer les r\u00e9gulations thermique, chimique, etc., dont sont capables les insectes sociaux (les termites en particulier), pour conclure qu’ils ont d\u00e9couvert la domotique bien avant nous!<\/p>\n

Leurs solutions sont cependant diff\u00e9rentes des n\u00f4tres. Ils d\u00e9centralisent en effet beaucoup, ce qui, \u00e0 ce stade de l’article, ne saurait surprendre le lecteur, et exploitent au maximum les caract\u00e8res physiques et chimiques des ph\u00e9nom\u00e8nes, dont les variations sont per\u00e7ues comme autant de communications.<\/p>\n

Les b\u00e2timents modernes construits par l’homme comptent de plus en plus d’unit\u00e9s de mesure (de la temp\u00e9rature, de l’humidit\u00e9, de la s\u00e9curit\u00e9, etc.) et d’action (pour la ventilation, le chauffage, etc.). La question de leur gestion et de leur coordination se pose donc de fa\u00e7on d\u00e9sormais aigu\u00eb.<\/p>\n

L’\u00e9tude des soci\u00e9t\u00e9s d’insectes sugg\u00e8re que si ces unit\u00e9s \u00e9changeaient des informations entre elles, elles seraient capables de g\u00e9n\u00e9rer des comportements collectifs intelligents, avec une robustesse et une souplesse d’utilisation inaccessibles aux syst\u00e8mes de contr\u00f4le classiques centralis\u00e9s. Ces caract\u00e9ristiques seraient particuli\u00e8rement int\u00e9ressantes lorsque l’on \u00e9quipe de mani\u00e8re temporaire des b\u00e2timents vou\u00e9s \u00e0 une \u00e9ventuelle destruction.<\/p>\n

J’ignore si les id\u00e9es expos\u00e9es dans cet article auront un avenir. Le fait qu’elles correspondent \u00e0 des solutions propos\u00e9es par la nature ne saurait garantir leur succ\u00e8s. Malgr\u00e9 les tentatives et les r\u00eaves des constructeurs des premi\u00e8res machines volantes, il y a aujourd’hui beaucoup plus d’engins \u00e0 ailes fixes que d’ornithopt\u00e8res mimant le vol des oiseaux! Les solutions retenues par un syst\u00e8me vivant ne valent en effet que pour un ensemble de contraintes et de param\u00e8tres qui ne sont pas forc\u00e9ment universels.<\/p>\n

Mais c’est bien parce que notre savoir scientifique et technologique reste limit\u00e9, que nous devons ne laisser aucune piste inexplor\u00e9e, et ne n\u00e9gliger aucune source de connaissances ou d’inspiration.<\/p>\n

\u00a9 Le Temps strat\u00e9gique, No 65, Gen\u00e8ve, Septembre 1995.<\/p>\n

 <\/p>\n

ADDENDA<\/strong>
\nDe deux noms cit\u00e9s<\/strong><\/div>\n
\n

Daniel Cherix (1950)<\/strong><\/p>\n

Biologiste-entomologiste, conservateur du Mus\u00e9e d’histoire naturelle de Lausanne, Daniel Cherix est sp\u00e9cialiste des fourmis et plus particuli\u00e8rement des fourmis des bois. Il m\u00e8ne notamment des recherches sur une colonie de fourmis des bois du Jura, o\u00f9 200 \u00e0 300 millions d\u2019insectes, r\u00e9unis en 1200 fourmili\u00e8res reli\u00e9es entre elles par un r\u00e9seau de pistes, ont colonis\u00e9 70 hectares de for\u00eat. Daniel Cherix estime probable qu’il y ait des fourmili\u00e8res organisatrices et des fourmili\u00e8res \u00ab\u00a0filles\u00a0\u00bb. Il est l’auteur de tr\u00e8s nombreuses publications, dontLes fourmis des bois<\/em> ou<\/em> fourmis rousses <\/em>(Lausanne, Payot, 1986).<\/p>\n

Karl von Frisch (1886-1982)<\/strong><\/p>\n

Zoologiste allemand, Karl von Frisch est connu pour ses travaux sur les modes de communication des abeilles. Il \u00e9tudia notamment le rythme et la direction de leur vol qu’il appela \u00ab\u00a0danse des abeilles\u00a0\u00bb, et re\u00e7ut le prix Nobel de m\u00e9decine en 1973. Karl von Frisch est l’auteur de Vie et Moeurs des Abeilles<\/em> (1955).<\/p>\n

 <\/p>\n<\/div>\n

Robots dans la fourmill\u00e8re<\/strong><\/div>\n

The Ants<\/strong>, par Bert H\u00f6lldobler et Edouard Wilson. Berlin, Springer Verlag, 1990.<\/p>\n

L’organisation sociale des fourmis<\/strong>, par Luc Passera. Toulouse, Privat, 1984.<\/p>\n

From Perception to Action.<\/strong> Par J.D. Nicoud et Ph. Gossier (\u00e9ds). Los Alamitos, IEEE Computer Society, 1994.<\/p>\n

La vie des termites sociaux: abeilles, fourmis, termites<\/strong>, par Daniel Lebrun. Rennes, Ouest-France, 1991.<\/p>\n

A citer \u00e9galement l’\u00e9mission de t\u00e9l\u00e9vision \u00ab\u00a0T\u00e9lescope\u00a0\u00bb, Robots en qu\u00eate d’intelligence<\/strong>, r\u00e9alis\u00e9e par Ventura Samarra, Sam Jarrel et Jean-Marcel Schorderet, et diffus\u00e9e par la T\u00e9l\u00e9vision suisse romande le 14 septembre 1994.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

SCIENCE Individuellement, les insectes sont b\u00eates collectivement, ils sont intelligents… par Jean-Louis Deneubourg Jean-Louis Deneubourg, chimiste et biologiste, professeur \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 Libre de Bruxelles, dirige une \u00e9quipe de recherche sur les ph\u00e9nom\u00e8nes collectifs des soci\u00e9t\u00e9s animales et des syst\u00e8mes artificiels. Auteur de tr\u00e8s nombreux articles scientifiques, il a \u00e9dit\u00e9 \u00e9galement, \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1284,"parent":43,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-67","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/67","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=67"}],"version-history":[{"count":2,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/67\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1285,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/67\/revisions\/1285"}],"up":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/43"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1284"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=67"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}