{"id":610,"date":"2015-01-06T00:39:30","date_gmt":"2015-01-05T23:39:30","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=610"},"modified":"2015-01-25T00:42:46","modified_gmt":"2015-01-24T23:42:46","slug":"contrepoint","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=610","title":{"rendered":"Contrepoint"},"content":{"rendered":"
Par Christophe Gallaz<\/strong><\/p>\n Christophe Gallaz<\/em> est \u00e9crivain et journaliste. Il signe des chroniques dans Le Nouveau Quotidien, Le Matin,<\/em>tous deux \u00e0 Lausanne, et dans Lib\u00e9ration<\/em>, \u00e0 Paris). Il avait publi\u00e9, dans Le Temps strat\u00e9gique<\/em> No 39, d’avril 1991, consacr\u00e9 \u00e0 l’automobile, un article en une seule (et longue) phrase: \u00ab\u00a0Je veux dire le pourquoi de cette rage prodigieuse…\u00a0\u00bb. Le texte qui suit est extrait de son dernier ouvrage, La parole d\u00e9truite. M\u00e9dias et violence<\/em>(Gen\u00e8ve, Zo\u00e9, 1995).<\/p>\n La t\u00e9l\u00e9vision comme machine antid\u00e9mocratique. Un: de fa\u00e7on toujours plus insistante depuis quelques ann\u00e9es (prenez les \u00e9missions fran\u00e7aises sur le \u00ab\u00a0Contrat d’Insertion Professionnelle\u00a0\u00bb ou le Sida), elle s’autod\u00e9finit comme le nouvel espace compassionnel et d\u00e9mocratique des soci\u00e9t\u00e9s occidentales – celui-l\u00e0 m\u00eame que leurs appareils politiques ne parviennent plus \u00e0 m\u00e9nager ni garantir: c’est sur ses plateaux qu’on tient \u00ab\u00a0table ouverte\u00a0\u00bb, qu’on se confesse, qu’on redevient badaud de quartier (les reality-shows<\/em>) et qu’on se forge une opinion de citoyen (\u00ab\u00a0La Marche du si\u00e8cle\u00a0\u00bb).<\/p>\n Deux. Tout cela serait vrai si la t\u00e9l\u00e9vision ne soumettait ses invit\u00e9s \u00e0 deux mani\u00e8res de terrorisme. Par le premier, elle r\u00e9clame d’eux des comp\u00e9tences d’apparition: pour bien remplir l’\u00e9cran, il faut incarner soit l’exception pittoresque susceptible d’accrocher le regard du t\u00e9l\u00e9spectateur, soit la normalit\u00e9 statistiquement correcte susceptible de le rassurer. Et par le second, elle r\u00e9clame d’eux des comp\u00e9tences de tension: pour bien passer \u00e0 l’\u00e9cran, il faut savoir y faire irruption avec un maximum de rapidit\u00e9, l’occuper avec un maximum de densit\u00e9 puis le quitter avec un maximum de charme.<\/p>\n Trois. Ces normes-l\u00e0 font que jamais l’\u00e9picier villageois dont les affaires ne sont ni vraiment florissantes ni tout \u00e0 fait p\u00e9riclitantes ne sera convi\u00e9 sur un plateau de t\u00e9l\u00e9vision, ni la m\u00e9nag\u00e8re semi-d\u00e9laiss\u00e9e par son \u00e9poux presque alcoolique, ni le paysan l\u00e9g\u00e8rement b\u00e8gue, ni l’ouvrier fatigu\u00e9 le soir: insensiblement r\u00e9pudi\u00e9 par ces lois de repr\u00e9sentation t\u00e9l\u00e9visuelle, le simple citoyen des soci\u00e9t\u00e9s modernes perd progressivement la sensation d’\u00eatre acteur de son propre destin et se confine bient\u00f4t dans une fonction d’observation, puis d’abstention et finalement d’indolence.<\/p>\n Quatre. La t\u00e9l\u00e9vision organise \u00e9videmment d’innombrables trucages pour dissimuler, aux yeux du t\u00e9l\u00e9spectateur, sa propre exclusion du syst\u00e8me. La proc\u00e9dure du rire pr\u00e9enregistr\u00e9 qu’on fait entendre \u00e0 chaque rebondissement d’un sitcom, ou la pr\u00e9sence d’un public anonyme sur les plateaux d’\u00e9missions comme le \u00ab\u00a0Cercle de minuit\u00a0\u00bb et \u00ab\u00a0L’Heure de v\u00e9rit\u00e9\u00a0\u00bb, ne visent qu’\u00e0 faire croire au t\u00e9l\u00e9spectateur qu’il est personnellement repr\u00e9sent\u00e9 sur les lieux du rituel.<\/p>\n Cinq. Ces escroqueries t\u00e9l\u00e9visuelles entra\u00eenent des cons\u00e9quences de grande ampleur et de grande gravit\u00e9 – au nombre desquelles on peut ranger l’av\u00e8nement diffus mais g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, en Europe, d’un populisme m\u00e2tin\u00e9 d’aspirations r\u00e9actionnaires: c’est l’impuissance de la machine t\u00e9l\u00e9visuelle \u00e0 m\u00e9diatiser v\u00e9ridiquement les sentiments du peuple qui d\u00e9clenche, chez celui-ci, le besoin de relais plus favorables et plus efficaces.<\/p>\n Les \u00e9missions dites interactives (sur le plateau, un \u00e9chantillon du public donne son avis sur le d\u00e9roulement d’un film et choisit, entre deux ou trois possibilit\u00e9s, la conclusion qu’il souhaite lui voir) raffinent singuli\u00e8rement le faux-semblant d\u00e9mocratique de la t\u00e9l\u00e9vision.<\/p>\n Elles sont l’aboutissement d’une \u00e9volution quadrag\u00e9naire. Premi\u00e8re phase: l’appareil t\u00e9l\u00e9visuel engage des animateurs capables de pratiquer, sur le mat\u00e9riau des \u00e9missions, une sorte de respiration artificielle. Cons\u00e9quences inou\u00efes. De simples agents transmetteurs, les pr\u00e9sentateurs du journal t\u00e9l\u00e9vis\u00e9 deviennent les majordomes de l’actualit\u00e9 mondiale, puis ses r\u00e9gisseurs, puis ses producteurs et finalement la condition<\/em> de son av\u00e8nement.<\/p>\n Deuxi\u00e8me phase: l’appareil t\u00e9l\u00e9visuel montre le public \u00e0 lui-m\u00eame. C’est l’\u00e8re de la participation t\u00e9l\u00e9visuelle, par degr\u00e9s et contenus successifs. D’abord des s\u00e9ries familiales \u00e0 la \u00ab\u00a0Dallas\u00a0\u00bb, susceptibles de faire miroir au plus grand nombre. Puis des reality-shows, destin\u00e9s \u00e0 signaler aux t\u00e9l\u00e9spectateurs que leur existence quotidienne advient encore bel et bien. Puis des sitcoms, qui leur permet de greffer quelques fragments de leur r\u00e9el sur le fictif des narrations film\u00e9es. Puis des s\u00e9quences fond\u00e9es sur leurs interventions t\u00e9l\u00e9phoniques, pour les muer en co-protagonistes des d\u00e9bats qu’ils sont en train de regarder. Enfin, aujourd’hui, donc, eux-m\u00eames \u00e0 l’\u00e9cran.<\/p>\n En sont-ils pour autant devenus souverains? Bien s\u00fbr que non. Leur incorporation dans l’instrument t\u00e9l\u00e9visuel est trompeuse. Elle se borne au maximum d\u00e9magogique que celui-ci puisse conc\u00e9der. Elle les enferme dans un statut de figurants. Elle les engage au surplus dans une perspective abjecte, o\u00f9 les oeuvres s\u00e9lectionn\u00e9es pour faire pr\u00e9texte \u00e0 leur prestation ne sont plus gu\u00e8re qu’un moyen de racolage. Trottoirs de l’audimat instaur\u00e9s pour qu’on y baise sans amour – tant r\u00e8gne, en r\u00e9sultat de cette logique-l\u00e0, la terreur de l’Autre.<\/p>\n Certains r\u00e9sistent pourtant au processus de l’\u00e9crasement t\u00e9l\u00e9visuel. Saddam Hussein sut mettre \u00e0 profit la Guerre du Golfe pour exalter les figurations na\u00efves et puissantes de l’agresseur et de l’agress\u00e9, du d\u00e9luge incendiaire et des sables d\u00e9sertiques, de la modernit\u00e9 perverse et de la l\u00e9gitimit\u00e9 archa\u00efque. Magnifique exposition d’antagonismes, parfaitement apte \u00e0 s\u00e9duire un Occident gav\u00e9 de narrations audiovisuelles am\u00e9ricaines typiques – pareillement manich\u00e9ennes. Voil\u00e0 pourquoi cet Occident, distinguant en Saddam un partenaire en mati\u00e8re de spectacle plut\u00f4t qu’un adversaire en mati\u00e8re de guerre, l’applaudit en secret.<\/p>\n Plus tard, en ao\u00fbt 1991, lors du putsch entrepris par les conservateurs sovi\u00e9tiques contre Mikha\u00efl Gorbatchev, Boris Eltsine s’\u00e9tait lui-m\u00eame produit au sens cin\u00e9matographique du terme, selon la typologie la plus conforme au septi\u00e8me art am\u00e9ricain. A la fois h\u00e9ros pionnier (\u00ab\u00a0je grimpe sur les tanks comme vos a\u00efeux se battaient sur les wagons du Western Express<\/em> ou posaient leur botte sur le cadavre des bisons\u00a0\u00bb) et protagoniste de thriller \u00e9conomico-politique (\u00ab\u00a0dans ma jungle peupl\u00e9e d’ex-communistes revanchards, je suis fr\u00e8re de vos h\u00e9ros qui font justice aux requins de Wall Street\u00a0\u00bb), il rendait une figure aux arch\u00e9types occidentaux du courage, de la morale et de l’\u00e9nergie – et l’Occident, lui sachant gr\u00e9 de pareil rappel, l’acclama sans retenue.<\/p>\n Seuls r\u00e9sistent \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision ceux qui poss\u00e8dent un pouvoir dramaturgique sup\u00e9rieur \u00e0 son pouvoir banalisant. Devenez autocrate, ou si possible dictateur, et vous n’en serez pas victime.<\/p>\n \u00a9 Le Temps strat\u00e9gique, No 66, Gen\u00e8ve, octobre 1995.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" La t\u00e9l\u00e9 ou l’\u00e9vacuation des \u00e9v\u00e9nements Par Christophe Gallaz Christophe Gallaz est \u00e9crivain et journaliste. Il signe des chroniques dans Le Nouveau Quotidien, Le Matin,tous deux \u00e0 Lausanne, et dans Lib\u00e9ration, \u00e0 Paris). Il avait publi\u00e9, dans Le Temps strat\u00e9gique No 39, d’avril 1991, consacr\u00e9 \u00e0 l’automobile, un article en \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1771,"parent":596,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-610","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/610","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=610"}],"version-history":[{"count":1,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/610\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":611,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/610\/revisions\/611"}],"up":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/596"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1771"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=610"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}Volatilisation t\u00e9l\u00e9visuelle. M\u00eame la chair du sport n’y r\u00e9siste pas. Fluidifi\u00e9s par le nombre et la mobilit\u00e9 des cam\u00e9ras, hach\u00e9s par la mitraille des incrustations \u00e9lectroniques, propuls\u00e9s hors champ puis ressuscit\u00e9s sur l’\u00e9cran selon leur classement final avant d’\u00eatre ralentis, acc\u00e9l\u00e9r\u00e9s, estomp\u00e9s, surimpressionn\u00e9s, chronom\u00e9tr\u00e9s et d\u00e9compos\u00e9s par les r\u00e9alisateurs, les athl\u00e8tes qu’ils pr\u00e9tendent nous montrer sont m\u00e9ticuleusement abolis. Plus aucun pouvoir d’attirer sur eux le regard du t\u00e9l\u00e9spectateur, et moins encore celui de marquer son souvenir. Les Prom\u00e9th\u00e9e d’aujourd’hui sont bel et bien ceux du para\u00eetre.<\/p>\n