{"id":573,"date":"2015-01-05T13:34:35","date_gmt":"2015-01-05T12:34:35","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=573"},"modified":"2015-01-25T00:28:39","modified_gmt":"2015-01-24T23:28:39","slug":"previsions-technologiques-2","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=573","title":{"rendered":"Pr\u00e9visions technologiques 2"},"content":{"rendered":"
PR\u00c9VISIONS TECHNOLOGIQUES (II)<\/div>\n
\n

<\/h3>\n

AVEZ-VOUS REMARQUE
\nQU’EN GROS TOUT LE MONDE
\nPR\u00c9VOIT LA M\u00caME CHOSE
\nAU M\u00caME MOMENT ?<\/h3>\n<\/div>\n
C’est \u00e0 cause de \u00ab\u00a0l’esprit du temps\u00a0\u00bb(die Zeitgeist<\/em>). Lorsque la mode est \u00e0 l’astronautique, tout le monde pr\u00e9dit que notre avenir est dans les \u00e9toiles, et tous les petits enfants veulent devenir astronautes. Jusqu’\u00e0 ce que, tout \u00e0 coup, la mode change…<\/div>\n

\"En 1937, Sir Frank Whittle, un inventeur britannique, mettait au point le premier moteur d’avion \u00e0 r\u00e9action. Par co\u00efncidence, Hans von Ohain, un savant allemand, produisit la m\u00eame ann\u00e9e un moteur semblable. Sir Frank, \u00e0 qui l’on demandait comment cela \u00e9tait possible, puisque les deux chercheurs ne se connaissaient pas plus qu’ils ne connaissaient leurs travaux respectifs, r\u00e9pondit: \u00ab\u00a0L’arbre de la science tend \u00e0 porter ses fruits au m\u00eame moment\u00a0\u00bb.<\/p>\n

<\/p>\n

Il en va \u00e0 peu pr\u00e8s de m\u00eame pour les pr\u00e9dictions technologiques. Faites \u00e0 une \u00e9poque donn\u00e9e, elles donnent toutes une m\u00eame vision de l’avenir. Les pr\u00e9dictions des ann\u00e9es soixante parlaient de longs voyages dans l’espace, de guidage autoroutier automatique, de moteurs \u00e0 r\u00e9action et de technologie nucl\u00e9aire. Celles des ann\u00e9es soixante-dix parlaient de la crise de l’\u00e9nergie et des mani\u00e8res que l’on aurait de la ma\u00eetriser. Aujourd’hui, l’espace ou la crise du p\u00e9trole sont des choses que nous avons presque compl\u00e8tement oubli\u00e9es. Si , \u00e0 l’or\u00e9e des ann\u00e9es 90, nous devions \u00e0 notre tour faire des pr\u00e9dictions, elles r\u00e9v\u00e9leraient des pr\u00e9occupations inconnues des p\u00e9riodes pr\u00e9c\u00e9dentes. Les pr\u00e9dictions nous en apprennent donc moins sur l’avenir \u00e0 proprement parler que sur l’\u00e9poque o\u00f9 elles ont \u00e9t\u00e9 formul\u00e9es.<\/p>\n

Mais comment se fait-il que les pr\u00e9visionnistes pr\u00e9disent les m\u00eames choses au m\u00eame moment… et se trompent tous en choeur? On pourrait imaginer que cela est d\u00fb au fait qu’ils se copient simplement les uns les autres! Il est plus probable, cependant, qu’ils aboutissent aux m\u00eames conclusions parce qu’ils disposent tous, \u00e0 un moment donn\u00e9, du m\u00eame stock d’informations, et baignent donc tous dans le m\u00eame \u00ab\u00a0esprit du temps\u00a0\u00bb (Zeitgeist).<\/p>\n

Le concept de Zeitgeist implique que le pr\u00e9sent porte en lui les semences des d\u00e9veloppements technologiques \u00e0 venir. Rien d’\u00e9tonnant d\u00e8s lors \u00e0 ce que ces semences l\u00e8vent en m\u00eame temps dans les cerveaux de plusieurs chercheurs. Dans cette perspective d’ailleurs, les inventions et les d\u00e9couvertes seraient moins le fait d’individus de g\u00e9nie que de l’esprit du temps.<\/p>\n

Cet esprit du temps n’est pas fait que d’informations communes, mais d’id\u00e9es dominantes, d’id\u00e9ologies en vogue, de tendances sociales lourdes. Ces donn\u00e9es emprisonnent le pr\u00e9visionniste, ancrent sa r\u00e9flexion, et cadrent ses pr\u00e9dictions.<\/p>\n

Le concept de Zeitgeist jette une lumi\u00e8re particuli\u00e8rement crue sur les m\u00e9thodes de pr\u00e9dictions par consensus. En 1966, Kaiser Aluminium r\u00e9alisa une \u00e9tude avec la m\u00e9thode de consensus Delphi sous le titre modeste de \u00ab\u00a0Futur\u00a0\u00bb. Les experts r\u00e9unis \u00e0 cette occasion re\u00e7urent une liste de soixante \u00e9v\u00e9nements possibles dont ils devaient estimer, en pour cents, quelle \u00e9tait la probabilit\u00e9 qu’ils se produisent dans les vingt ann\u00e9es \u00e0 venir. Les \u00e9v\u00e9nements dont la r\u00e9alisation avant 1986 fut jug\u00e9e probable \u00e0 80 % ou plus \u00e9taient: la production g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e, \u00e0 des conditions parfaitement \u00e9conomiques, d’eau douce \u00e0 partir d’eau de mer; le d\u00e9cuplement des investissements d’automation; un usage devenu courant de la technique du laser et des m\u00e9taux ultra-l\u00e9gers. En revanche, les experts ne dirent rien du d\u00e9clin inexorable, au cours de ces vingt ann\u00e9es, de la production d’acier aux \u00c9tats-Unis. Les probabilit\u00e9s que les experts avaient not\u00e9es n’\u00e9taient pas d\u00e9raisonnables; simplement, dans leur \u00e9tude prospective, ils n’avaient pas vu l’essentiel. Au lieu de se projeter dans le futur, ils s’\u00e9taient concentr\u00e9s sur les seules questions qui pr\u00e9occupaient les gens en 1966.<\/p>\n

Les pr\u00e9visionnistes sont donc obnubil\u00e9s par les th\u00e8mes dominants de l’\u00e9poque \u00e0 laquelle ils font leurs pr\u00e9visions. Comme les \u00ab\u00a0th\u00e8mes dominants\u00a0\u00bb changeant d’une \u00e9poque \u00e0 l’autre, la plupart des pr\u00e9dictions tendent \u00e0 n’\u00eatre pas un peu, mais compl\u00e8tement \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la plaque! Voyez quelques exemples.<\/p>\n

Au d\u00e9but des ann\u00e9es 50, les Britanniques mirent en service le premier avion \u00e0 r\u00e9action commercial du monde, le De Haviland. Boeing lan\u00e7a son 707 en 1958. C’est dire qu’au d\u00e9but des ann\u00e9es soixante, l’avion \u00e0 r\u00e9action \u00e9tait le grand truc \u00e0 la mode. Les pr\u00e9visionnistes, fascin\u00e9s, se convainquirent que l’extraordinaire technologie du moteur \u00e0 r\u00e9action allait servir \u00e0 autre chose qu’au transport a\u00e9rien rapide de vulgaires passagers, et d\u00e9boucher sur de nouveaux produits et de nouveaux march\u00e9s!<\/p>\n

En 1966, des experts de l’industrie a\u00e9ronautique annonc\u00e8rent que \u00ab\u00a0le transport maritime semblait pr\u00eat \u00e0 aborder l’\u00e2ge de la propulsion \u00e0 r\u00e9action\u00a0\u00bb. Pour eux 1968 allait voir les premiers cargos g\u00e9ants propuls\u00e9s par des turbines \u00e0 gaz, plus s\u00fbres que les moteurs diesel, plus rapides au d\u00e9marrage, n\u00e9cessitant moins d’entretien en chantier naval. Seul d\u00e9savantage: le combustible des turbines co\u00fbtait deux fois plus cher que le fuel des moteurs classiques. A l’\u00e9poque, personne ne pr\u00eata attention \u00e0 ce d\u00e9tail. N\u00e9gligence fatale.<\/p>\n

Les voitures automobiles allaient aussi entrer dans l’\u00e8re de la r\u00e9action. Les trois principaux constructeurs am\u00e9ricains investirent \u00e0 tout va dans des moteurs \u00e0 turbine. L’id\u00e9e finit cependant par se r\u00e9v\u00e9ler impraticable. Sans doute les ing\u00e9nieurs automobiles auraient-ils mieux fait de s’exciter moins sur pareille innovation technologique, et davantage sur la concurrence japonaise qui, elle, peu soucieuse de projets exotiques, se contentait d’am\u00e9liorait sans cesse ses voitures classiques. D’o\u00f9 un boom des importations de voitures nippones, un flop pour le moteur \u00e0 turbine, et un quasi-flop pour Chrysler, qui en \u00e9tait le plus grand d\u00e9fenseur.<\/p>\n

La le\u00e7on a-t-elle \u00e9t\u00e9 apprise? M\u00eame pas. Aujourd’hui les constructeurs am\u00e9ricains nous rebattent \u00e0 nouveau les oreilles des technologies fabuleuses qu’ils vont int\u00e9grer dans \u00ab\u00a0la voiture du futur\u00a0\u00bb: radars de bord qui devraient permettre de rep\u00e9rer, par temps de brouillard, les animaux sauvages traversant la route; navigation assist\u00e9e par satellite; conduite \u00e0 deux manettes qui remplaceront le volant, comme dans les h\u00e9licopt\u00e8res; etc. Nous autres consommateurs en sommes bien s\u00fbr \u00e9moustill\u00e9s, il nous semble entrevoir d\u00e9j\u00e0 ce futur plein de magie technologique. Pendant que nous r\u00eavons, Hyundai (Cor\u00e9e du Sud) r\u00e9alise aux \u00c9tats-Unis des ventes record de voitures \u00e0 bas prix -des voitures sans radar il est vrai.<\/p>\n

La derni\u00e8re manifestation de la rage du moteur \u00e0 r\u00e9action fut le projet de SST, l’avion supersonique. Jusqu’aux ann\u00e9es soixante, la tendence \u00e0 des avions toujours plus rapides paraissait irr\u00e9sistible. Apr\u00e8s l’avion \u00e0 r\u00e9action \u00ab\u00a0normal\u00a0\u00bb, il ne pouvait donc y avoir que le SST. Tout le monde allait r\u00e9p\u00e9tant: \u00ab\u00a0La technologie existe\u00a0\u00bb (The technology is there<\/em>). En 1963, le pr\u00e9sident Kennedy sugg\u00e9ra que le gouvernement am\u00e9ricain pourrait appuyer un tel projet. Les estimations de co\u00fbts se mirent \u00e0 voler plus vite que l’avion lui-m\u00eame. Pour examiner le projet, le pr\u00e9sident Nixon nomma en 1969 un comit\u00e9 qui mit en \u00e9vidence ses difficult\u00e9s \u00e9cologiques et \u00e9conomiques, ce qui conduisit le Congr\u00e8s \u00e0 en supprimer en 1971 le financement f\u00e9d\u00e9ral. La Grande-Bretagne et la France s’ent\u00eat\u00e8rent cependant avec Concorde, qui ne trouva preneurs que chez les compagnies captives de l’un ou l’autre pays.<\/p>\n

Pourtant les pr\u00e9visionnistes des ann\u00e9es soixante voyaient plus loin encore, avec le HST, ou avion hypersonique. Le projet du HST mourut avec l’enterrement du SST en 1971… Jusqu’\u00e0 sa r\u00e9surrection inesp\u00e9r\u00e9e, en 1986, par la force d’un discours de Ronald Reagan. Aujourd’hui les compagnies a\u00e9rospatiales am\u00e9ricaines ont recommenc\u00e9 \u00e0 chercher des fonds pour financer le d\u00e9veloppement d’avions qui voleraient \u00e0 28.000 km\/h, et feraient Londres-Sydney en 67 minutes. Si vous voulez faire quelque chose pour elles, ne leur envoyez pas de l’argent, mais de l’aspirine: elles ont la fi\u00e8vre.<\/p>\n

La course \u00e0 l’espace de la fin des ann\u00e9es 50 et des ann\u00e9es 60 a, elle aussi, color\u00e9 un grand nombre des pr\u00e9dictions faites \u00e0 ces \u00e9poques. A partir du jour o\u00f9 John Kennedy promit d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin des ann\u00e9es soixante, les technologies spatiales devinrent une universelle passion. Lorsque le premier homme eut march\u00e9 sur la Lune, en 1968, chacun se convainquit que ce n’\u00e9tait l\u00e0 que le d\u00e9but de grandes explorations spatiales: des stations orbitales allaient \u00eatre lanc\u00e9es, puis des hommes d\u00e9barqu\u00e9s sur Mars, et ainsi de suite, en une enfilade de projets de plus en plus compliqu\u00e9s et co\u00fbteux. Se fondant sur ces pr\u00e9misses, alors admises par tous, les pr\u00e9visionnistes s’en donn\u00e8rent \u00e0 coeur joie: bases lunaires permanentes et habit\u00e9es, stations spatiales, fus\u00e9es pour le transport commercial de passagers, cabotage entre la Terre et les autres plan\u00e8tes.<\/p>\n

En 1957, le pr\u00e9sident de Plough Inc. (aujourd’hui Schering-Plough Corp., un laboratoire pharmaceutique connu) annon\u00e7a que sa compagnie allait \u00ab\u00a0chercher un rem\u00e8de pour calmer les maux physiques que provoqueraient in\u00e9vitablement les changements de pression et de temp\u00e9rature des voyages interplan\u00e9taires\u00a0\u00bb. Les petits enfants, en ce temps-l\u00e0, ne r\u00eavaient point de devenir, comme aujourd’hui, des g\u00e9nies en informatique, mais des astronautes. Les adultes, eux, \u00e9taient fascin\u00e9s par l’id\u00e9e de voyager bient\u00f4t dans l’espace. Mais personne, ou presque, ne vit que la formidable croissance du programme spatial allait s’arr\u00eater d\u00e8s la fin des ann\u00e9es soixante. Apr\u00e8s la Lune, en effet, l’espace glissa au second plan.<\/p>\n

L’une des raisons essentiel de ce d\u00e9sint\u00e9r\u00eat, comme du ralentissement des voyages spatiaux habit\u00e9s au cours des ann\u00e9es 80, \u00e0 savoir des co\u00fbts excessifs, \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sente \u00e0 la fin des ann\u00e9es soixante. Mais confondant d\u00e9sirs et r\u00e9alit\u00e9s, chacun pr\u00e9f\u00e9ra continuer sur la lanc\u00e9e ant\u00e9rieure plut\u00f4t que de regarder les choses en face. Dans une s\u00e9rie d’articles sur l’avenir mirifique de la conqu\u00eate spatiale, le Wall Street Journal<\/em>notait prudemment en 1967: \u00ab\u00a0L’obstacle principal sera l’argent.\u00a0\u00bb Dommage qu’il n’ait pas pris garde \u00e0 son propre avertissement. Un vol habit\u00e9 en direction de Mars aurait co\u00fbt\u00e9 de 40 \u00e0 100 milliards de dollars. Sans rien dire du co\u00fbt des fus\u00e9es nucl\u00e9aires et autres remorqueurs de l’espace dont il aurait bien fallu s’\u00e9quiper. Cher? Oui, disait-on alors, mais o\u00f9 est le probl\u00e8me, puisqu’en fin de compte ce serait tout b\u00e9n\u00e9fice: les hommes auraient de meilleures pr\u00e9visions m\u00e9t\u00e9orologiques, une meilleure connaissance de leur espace, et r\u00e9colteraient des montagnes de cailloux spatiaux… A quoi servait-il de discuter d’ailleurs? Les Russes y allaient; les Am\u00e9ricains \u00e9taient donc oblig\u00e9s d’y aller.<\/p>\n

Les ann\u00e9es 80 auraient d\u00fb \u00eatre l’\u00e2ge d’or de l’\u00e9nergie nucl\u00e9aire. C’est du moins ce qu’annon\u00e7aient avec constance tous les pr\u00e9visionnistes des ann\u00e9es 50 et 60. Le Wall Street Journal <\/em>publiait en 1966 un article intitul\u00e9: \u00ab\u00a0D’immenses centrales nucl\u00e9aires aideront les \u00c9tats-Unis \u00e0 satisfaire une demande d’\u00e9nergie qui ne cesse de cro\u00eetre\u00a0\u00bb, dont le texte affirmait: \u00ab\u00a0[Demain] les centrales nucl\u00e9aires fourniront en quantit\u00e9 pratiquement illimit\u00e9e une \u00e9nergie dont on pr\u00e9voit qu’elle sera un jour la meilleur march\u00e9 du monde\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Les compagnies d’\u00e9lectricit\u00e9 n’avaient pas besoin de se casser la t\u00eate. Les pr\u00e9visions leur prouvaient qu’elles devaient construire nucl\u00e9aire, et vite, et en grand. Leurs seuls probl\u00e8mes \u00e9taient: arriverons-nous \u00e0 construire assez de centrales pour satisfaire une demande pareillement explosive? N’avons-nous pas sous-estim\u00e9 encore cette demande? Les sp\u00e9cialistes assuraient qu’en l’an 2000, toutes les usines \u00e9lectriques importantes seraient nucl\u00e9aires.<\/p>\n

L’\u00e9lectricit\u00e9 allait supplanter d’ailleurs les autres formes d’\u00e9nergie. Westinghouse pr\u00e9disait que tous les trains am\u00e9ricains seraient \u00e9lectrifi\u00e9s avant la fin du si\u00e8cle; d’autres d\u00e9fendaient les turbines \u00e0 gas. Mais sur un point tout ce monde \u00e9tait d’accord: les trains diesel vivaient leurs derniers instants (or en1990 ils sont toujours l\u00e0).<\/p>\n

Les bateaux, eux aussi, seraient \u00e0 propulsion nucl\u00e9aire. En 1966, il n’y avait qu’un seul navire marchand atomique, le Savannah, mais l’Administration Maritime F\u00e9d\u00e9rale am\u00e9ricaine pr\u00e9voyait qu’\u00e0 la fin du si\u00e8cle les navires atomiques \u00ab\u00a0se compteraient par centaines\u00a0\u00bb. D’autres experts annon\u00e7aient que ces futurs bateaux seraient bien plus gros que le Savannah. Or, dans les faits, l’industrie navale am\u00e9ricaine ne cessa de d\u00e9cliner. Pour David Klinges, qui pr\u00e9side aux destin\u00e9es de la construction navale chez Bethlehem Steel: \u00ab\u00a0Il serait impossible de construire [d\u00e9sormais] un bateau dans un chantier naval am\u00e9ricain, quand bien m\u00eame le co\u00fbt du travail y serait de z\u00e9ro\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Les pr\u00e9dictions, en convainquant les constructeurs qu’il leur suffirait d’avoir toujours une \u00e9tape technologique d’avance sur leurs concurrents pour se tirer d’affaire, leur donn\u00e8rent un sentiment de s\u00e9curit\u00e9 qui leur a \u00e9t\u00e9 fatal.<\/p>\n

De nombreux pr\u00e9visionnistes estimaient que les voitures allaient aussi \u00eatre nucl\u00e9aires. Pensez, les r\u00e9acteurs seraient bient\u00f4t miniaturis\u00e9s, jusqu’\u00e0 n’avoir que la grosseur d’un poing! En 1985, la Smithsonian Institution<\/em> a expos\u00e9 \u00e0 Washington la \u00ab\u00a0Nucleon\u00a0\u00bb, une Ford 1958 nucl\u00e9aire. Le fait m\u00eame que cette derni\u00e8re soit aujourd’hui une pi\u00e8ce de mus\u00e9e en dit plus long que cent discours.<\/p>\n

Les usines elles-m\u00eames allaient \u00eatres nucl\u00e9aires. De petits r\u00e9acteurs plac\u00e9s sur des tours serviraient de soleils de remplacement, donnant enfin aux hommes le pouvoir de ma\u00eetriser le climat.<\/p>\n

Les fus\u00e9es allaient \u00eatre nucl\u00e9aires. Durant les ann\u00e9es 50 et 60, le gouvernement am\u00e9ricain consacra une fortune au projet d’un petit r\u00e9acteur atomique de bord destin\u00e9 \u00e0 chauffer l’hydrog\u00e8ne liquide de propulsion d’une fus\u00e9e. Les recherches furent abandonn\u00e9es au d\u00e9but des ann\u00e9es 70 sans qu’une seule fus\u00e9e nucl\u00e9aire ne se soit \u00e9lev\u00e9e f\u00fbt-ce d’un centim\u00e8tre au-dessus du sol.<\/p>\n

Tout le monde comprend maintenant qu’un projet pareil \u00e9tait un produit de l’esprit de l’\u00e9poque. Enfin quand je dis tout le monde… En 1987, le projet fut ressuscit\u00e9 par l’Air Force am\u00e9ricaine! Qui d\u00e9clara en avoir besoin pour conqu\u00e9rir l’espace. Avec une parfaite bonne conscience, elle a m\u00eame d\u00e9clar\u00e9: \u00ab\u00a0Les performances sup\u00e9rieures des moteurs atomiques permettront de r\u00e9duire les co\u00fbts de fonctionnement des fus\u00e9es, et faire faire au gouvernement des \u00e9conomies\u00a0\u00bb. Ah oui! S\u00fbrement!<\/p>\n

Certains sp\u00e9cialistes enfin n’h\u00e9sit\u00e8rent pas \u00e0 annoncer que l’\u00e9nergie nucl\u00e9aire allait transformer le g\u00e9nie civil. En 1965, le pr\u00e9sident de la Commission de l’\u00c9nergie atomique assura le Congr\u00e8s des \u00c9tats-Unis qu’en 1967 d\u00e9j\u00e0 il serait possible de creuser \u00e0 coups d’explosifs nucl\u00e9aires les Monts Bristol, au sud de la Californie, pour y installer une route et un chemin de fer. Apr\u00e8s quoi l’on creuserait de la m\u00eame mani\u00e8re un \u00ab\u00a0deuxi\u00e8me canal de Panama\u00a0\u00bb \u00e0 travers le Nicaragua. La population locale, notait-il avec satisfaction, n’aurait \u00e0 en subir qu’une irradiation \u00ab\u00a0mod\u00e9r\u00e9e\u00a0\u00bb. A la m\u00eame \u00e9poque, un chercheur de California Institute of Technology<\/em> (Caltech) vint avec ce qu’il pensait \u00eatre une meilleure id\u00e9e: au lieu de creuser des routes \u00e0 l’explosif atomique, pourquoi ne pas utiliser des r\u00e9acteurs nucl\u00e9aires pour imprimer ces routes dans le paysage, en faisant fondre ce dernier comme un couteau ti\u00e8de fait fondre du beurre?<\/p>\n

H\u00e9las pour ces technomaniaques, l’esprit du temps se mit \u00e0 changer. L’\u00e9nergie nucl\u00e9aire que chacun percevait, dans les ann\u00e9es 50 et 60, comme une \u00e9nergie d’avant-garde, si bon march\u00e9 qu’un jour on l’utiliserait sans compter (d’o\u00f9 \u00e9conomie de compteurs \u00e9lectriques!), changea de visage dans les ann\u00e9es 80 pour appara\u00eetre sous les traits d’une \u00e9nergie dangereuse, toujours pr\u00eate \u00e0 \u00e9chapper \u00e0 ses ma\u00eetres humains.<\/p>\n

Bref, notre avenir nucl\u00e9aire devait \u00eatre un r\u00eave. Or il a tourn\u00e9 au cauchemar. Personne ne sut le pr\u00e9voir. D’ailleurs quiconque aurait fait une telle pr\u00e9vision dans les ann\u00e9es 50 ou 60 e\u00fbt pass\u00e9 pour un farfelu et personne ne l’aurait cru. Voil\u00e0 ce qui arrive lorsque l’on n’est pas en synchronie avec l’esprit du temps.<\/p>\n

Je mentionnerai enfin, pour la bonne bouche, cet autre grand dada technologique des ann\u00e9es 60, les ultrasons. Newsweek <\/em>annon\u00e7ait \u00e0 cette \u00e9poque qu’en 1970 nous prendrions des douches sans eau: un flot d’ultrasons nous d\u00e9caperait de toute salet\u00e9. En 1967, ce fut au tour de Fortune de pr\u00e9dire que bient\u00f4t la vaisselle et sans doute le linge seraient lav\u00e9s par ultrasons. La m\u00eame ann\u00e9e, le Wall Street Journal<\/em> y alla de son couplet, annon\u00e7ant entre autres qu’un syst\u00e8me ultrasonique ing\u00e9nieux, plac\u00e9 \u00e0 la porte des maisons, nettoierait automatiquement nos habits chaque fois que nous rentrerions chez nous.<\/p>\n

Plus tard, Fortune frappa de nouveau, dans un article consacr\u00e9 aux produits du futur, en pr\u00e9sentant la machine \u00e0 coudre ultarsonique d\u00e9velopp\u00e9e par Branson Sonic Power, une filiale des Laboratoires Smith, Kline & French. Cette machine soudait les tissus synth\u00e9tique au lieu de les coudre. Voil\u00e0 qui allait permettre de fabriquer une boutonni\u00e8re en moins d’une seconde! La machine \u00e0 coudre ultrasonique n’avait que quelques petits d\u00e9fauts. Elle ne fonctionnait qu’avec des tissus synth\u00e9tiques -mais quelle importance, puisque tout le monde savait que les tissus non synth\u00e9tiques, tel que le coton, \u00e9taient vou\u00e9s \u00e0 une proche disparition. Elle faisait des soudures permanentes; impossible de les d\u00e9coudre, pardon, de les dessouder. Pour allonger ou raccourcir les robes suivant les \u00e9dits de la mode: plus emb\u00eatant \u00e7a. Et surtout la mise au point d’une telle machine n\u00e9gligeait de consid\u00e9rer que les femmes travaillaient de plus en plus en dehors de chez elles, et que de ce fait le march\u00e9 de la machine \u00e0 coudre, qu’elle f\u00fbt classique ou ultrasonique, \u00e9tait condamn\u00e9 au d\u00e9clin… Singer, le plus connu des fabricants de machines classiques, sut retirer ses billes \u00e0 la fin des ann\u00e9es 80, et se concentre aujourd’hui sur la production d’avionique.<\/p>\n

En fait les ultrasons n’ont r\u00e9ussi \u00e0 conqu\u00e9rir aucun des grands march\u00e9s annonc\u00e9s: laves-vaisselle, douches et autres appareils domestiques, et durent se rabattre sur des micro-march\u00e9s: machines \u00e0 nettoyer les bijoux, humidificateurs domestiques, \u00e9chographes m\u00e9dicaux.<\/p>\n

Ce qui est vrai des ultrasons l’est de bien d’autres technologies encore. Les plastiques, dont l’expansion fut explosive dans les ann\u00e9es 60, allaient devenir un mat\u00e9riau essentiel dans nos logements; or aujourd’hui les consommateurs pr\u00e9f\u00e8rent syst\u00e9matiquement les mat\u00e9riaux traditionnels, une maison \u00e0 parquet de ch\u00eane valant bien plus qu’une maison \u00e0 parterre en plastique. Les proph\u00e8tes des ann\u00e9es 60 annonc\u00e8rent aussi que l’avenir appartiendrait \u00e0 la maison modulaire; il n’en a rien \u00e9t\u00e9. Enfin l’\u00e9norme effort financier consenti d\u00e8s les ann\u00e9es 50 pour construire le r\u00e9seau am\u00e9ricain d’autoroutes convainquit chacun qu’une fois le r\u00e9seau achev\u00e9, l’effort se poursuivrait par la cr\u00e9ation de syst\u00e8mes de guidage automatique des v\u00e9hicules. En fait, aujourd’hui, la question qui se pose vraiment est tout autre, \u00e0 savoir: faut-il conserver, oui on non, un r\u00e9seau d’autoroutes aussi dense?<\/p>\n

Dans les ann\u00e9es 70, enfin, l’espoir de ces avenirs technologiques radieux le c\u00e9da \u00e0 l’angoisse de la p\u00e9nurie induite par les crises du p\u00e9trole. Les pr\u00e9visionnistes firent d\u00e8s lors assaut de pessimisme: non seulement les prix du p\u00e9trole ne cesseraient plus de monter d\u00e9sormais, mais il en irait de m\u00eame avec les prix des produits agricoles et des mati\u00e8res premi\u00e8res. L’humanit\u00e9, ayant quasiment \u00e9puis\u00e9 \u00e9puis\u00e9 ses ressources naturelles, se trouvait donc au bord du gouffre. Cette conviction domina la d\u00e9cennie.<\/p>\n

Les investisseurs se mirent \u00e0 jouer du couteau pour acqu\u00e9rir des biens tangibles, des sources de mati\u00e8res premi\u00e8res notamment, se pr\u00e9parant \u00e0 briller dans les ann\u00e9es 80 en poursuivant sur la lanc\u00e9e logique des ann\u00e9es 70, pi\u00e9g\u00e9s par leurs propres croyances et celles de leurs experts. Quiconque leur e\u00fbt dit alors que la p\u00e9nurie n’aurait qu’un temps (comme cela fut le cas) e\u00fbt \u00e9t\u00e9 promptement expuls\u00e9 de leurs conseils pour ineptie et incomp\u00e9tence crasse.<\/p>\n

A l’\u00e9poque o\u00f9 elles sont faites, les pr\u00e9dictions sont g\u00e9n\u00e9ralement coh\u00e9rentes. Si elles finissent d’ordinaire par se r\u00e9v\u00e9ler fausses, c’est que leurs auteurs ont n\u00e9glig\u00e9 le fait que les pr\u00e9occupations des gens changent avec les \u00e9poques. Il est donc impossible de pr\u00e9dire ce qui se passera dans l’\u00e8re bleue sur la base des id\u00e9es dominantes de l’\u00e8re rouge. Difficile de ne pas c\u00e9der \u00e0 l’esprit du temps. Mais y c\u00e9der, c’est se condamner \u00e0 une forme d’aveuglement.<\/p>\n

\u00a9 Le Temps strat\u00e9gique, No 36, Gen\u00e8ve, Octobre 1990.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

PR\u00c9VISIONS TECHNOLOGIQUES (II) AVEZ-VOUS REMARQUE QU’EN GROS TOUT LE MONDE PR\u00c9VOIT LA M\u00caME CHOSE AU M\u00caME MOMENT ? C’est \u00e0 cause de \u00ab\u00a0l’esprit du temps\u00a0\u00bb(die Zeitgeist). Lorsque la mode est \u00e0 l’astronautique, tout le monde pr\u00e9dit que notre avenir est dans les \u00e9toiles, et tous les petits enfants veulent devenir \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1770,"parent":556,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-573","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/573","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=573"}],"version-history":[{"count":2,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/573\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":592,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/573\/revisions\/592"}],"up":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/556"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1770"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=573"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}