{"id":415,"date":"2015-01-02T10:31:29","date_gmt":"2015-01-02T09:31:29","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=415"},"modified":"2015-01-20T09:13:18","modified_gmt":"2015-01-20T08:13:18","slug":"al-shaykh-al-akbar","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=415","title":{"rendered":"Al shaykh al akbar"},"content":{"rendered":"
par Claude Addas<\/strong><\/p>\n [extraits]<\/p>\n Claude Addas est \u00e9galement l’auteur de <\/em>Ibn ‘Arabi ou la qu\u00eate du Soufre Rouge (Paris, Gallimard, 1989).<\/em><\/p>\n Faut-il br\u00fbler Ibn Arab\u00ee ? Le personnage ainsi honor\u00e9 d’un hommage imp\u00e9rial n’\u00e9tait pourtant pas de ceux dont, \u00e0 l’\u00e9poque, les notables damasc\u00e8nes v\u00e9n\u00e9raient la m\u00e9moire. Un voyageur marocain, quelques ann\u00e9es auparavant, avait pu \u00e0 grand-peine se faire indiquer l’emplacement du cimeti\u00e8re priv\u00e9 des Ban\u00fb Zak\u00ee, o\u00f9 reposait Ibn Arab\u00ee: l’oeuvre de ce dernier \u00e9tait alors en Syrie la cible de violentes pol\u00e9miques et son auteur, frapp\u00e9 d’anath\u00e8me, n’\u00e9chappait \u00e0 l’oubli que par la haine posthume qu’il suscitait chez la plupart. On s’interroge donc encore sur le motif de la fervente attention que porta S\u00e9lim \u00e0 un ma\u00eetre spirituel dont l’enseignement \u00e9tait obscur et d\u00e9cri\u00e9: la m\u00e9taphysique n’\u00e9tait pas son fort et sa politique n’avait rien \u00e0 y gagner. On attribue \u00e0 Ibn Arab\u00ee, il est vrai, un \u00e9crit parfaitement apocryphe – cens\u00e9 pr\u00e9dire, en termes sibyllins, les hautes destin\u00e9es de la dynastie ottomane et, en particulier, la conqu\u00eate de la Syrie. Mais ce grimoire a \u00e9t\u00e9 manifestement r\u00e9dig\u00e9post eventum <\/em>et il est fort peu probable que S\u00e9lim l’ait connu. Il n’explique donc pas la surprenante d\u00e9votion du sultan, qu’imiteront sur ce point la plupart de ses successeurs.<\/p>\n Juste retour des choses ? Trois si\u00e8cles auparavant, Muhammad b. Al\u00ee al-Arab\u00ee al-H\u00e2tim\u00ee al-T\u00e2’\u00ee, surnomm\u00e9Muhy\u00ee al-d\u00een (\u00a0\u00bb <\/em>le Vivificateur de la religion \u00ab\u00a0), venu de son Andalousie natale, avait trouv\u00e9 \u00e0 Damas, o\u00f9 il avait choisi de s’\u00e9tablir au terme de longues p\u00e9r\u00e9grinations, l’accueil d\u00fb \u00e0 un \u00e9minent soufi. Et c’est entour\u00e9 de v\u00e9n\u00e9ration et fort paisiblement que, \u00e2g\u00e9 de soixante-dix-huit ann\u00e9es lunaires, il y avait rendu l’\u00e2me le 8 novembre 1240 (638 de l’h\u00e9gire). Tout aussi paisiblement sa d\u00e9pouille avait \u00e9t\u00e9 conduite vers sa derni\u00e8re demeure, sur le mont Q\u00e2siy\u00fbn. A ceux qui le pleuraient ce jour-l\u00e0, il ne laissait aucun bien – il avait renonc\u00e9, depuis son adolescence, aux biens de ce monde -, mais il l\u00e9guait une oeuvre litt\u00e9raire aux dimensions colossales.<\/p>\n Qu’on le consid\u00e8re comme un philosophe ou comme un mystique, comme un h\u00e9r\u00e9tique ou comme un saint, un fait demeure incontournable: avec plus de quatre cents ouvrages \u00e0 son actif, Ibn Arab\u00ee figure parmi les \u00e9crivains les plus f\u00e9conds de la litt\u00e9rature arabe. Si certains de ces \u00e9crits ne sont que de brefs opuscules, d’autres, en revanche, comptent des milliers de pages. Il y a, par exemple, ce Recueil des connaissances divines (D\u00eew\u00e2n al-Ma’\u00e2rif), <\/em>une somme po\u00e9tique qu’Ibn Arab\u00ee a r\u00e9dig\u00e9e \u00e0 la fin de sa vie en vue d’y rassembler l’int\u00e9gralit\u00e9 des po\u00e8mes qu’il a compos\u00e9s au cours de sa longue existence, soit des dizaines de milliers de vers. Il y a ce commentaire du Coran en soixante-quatre volumes encore est-il inachev\u00e9 ! -, aujourd’hui disparu. Il y a aussi et surtout les trente-sept volumes des Fut\u00fbh\u00e2t Makkiyya, Les Illuminations de La Mecque.<\/em><\/p>\n La premi\u00e8re version est achev\u00e9e en d\u00e9cembre 1231 et donn\u00e9e en legs \u00e0 son fils, \u00a0\u00bb et apr\u00e8s lui \u00e0 ses descendants et \u00e0 tous les musulmans d’Occident et d’Orient, sur terre et sur mer \u00ab\u00a0. C’est dire que dans l’esprit d’lbn Arab\u00ee, ce qu’il a consign\u00e9 dans cette somme n’est point seulement destin\u00e9 \u00e0 une poign\u00e9e d’\u00e9rudits. C’est aux musulmans de tous les horizons, de tous les temps \u00e0 venir, que s’adresse son message. \u00a0\u00bb Je sus alors que ma parole atteindrait les deux horizons, celui d’Occident et celui d’Orient \u00ab\u00a0, d\u00e9clare-t-il \u00e0 la suite d’une vision survenue dans sa jeunesse. L’histoire lui a-t-elle donn\u00e9 raison ? Quand on songe que depuis plus de sept si\u00e8cles son oeuvre n’a cess\u00e9 d’\u00eatre lue, m\u00e9dit\u00e9e – attaqu\u00e9e aussi, nous y reviendrons – et comment\u00e9e dans toutes les langues vernaculaires de l’islam; quand on sait l’influence majeure qu’elle va exercer sur tout le soufisme – \u00a0\u00bb the mystical dimension of islam \u00ab\u00a0, <\/em>selon l’expression d’Anne-Marie Schimmel -, que ce soit dans ses formes \u00e9rudites ou ses expressions populaires, force est de r\u00e9pondre par l’affirmative. En serait-il autrement, d’ailleurs, que la vindicte des oul\u00e9mas \u00e0 l’encontre d’lbn Arab\u00ee aurait cess\u00e9 depuis longtemps. Si, depuis la fin du XIIIe si\u00e8cle, ils persistent \u00e0 combattre les id\u00e9es que v\u00e9hicule son enseignement, c’est qu’ils savent pertinemment que l’adversaire qu’ils traquent reste invaincu et que, de mani\u00e8re ouverte ou couverte, son oeuvre demeure une r\u00e9f\u00e9rence majeure pour les \u00a0\u00bb Hommes de la Voie \u00ab\u00a0.<\/p>\n Bien des facteurs que nous n’\u00e9voquerons pas ici, d’ordre historique, politique et socioculturel, ont contribu\u00e9 \u00e0 ce rayonnement que les pol\u00e9miques ont \u00e9t\u00e9 impuissantes \u00e0 \u00e9teindre. Il r\u00e9sulte aussi, \u00e0 n’en pas douter, du caract\u00e8re exhaustif de l’enseignement expos\u00e9 dans les Fut\u00fbh\u00e2t: <\/em>ontologie, cosmologie, hagiologie, proph\u00e9tologie, eschatologie, ex\u00e9g\u00e8se, jurisprudence, rituel…, il n’est pas de question qui ne trouve une r\u00e9ponse dans ce compendium des sciences spirituelles – quand ce ne sont pas des <\/em>r\u00e9ponses. Le Doctor Maximus <\/em>a en effet le souci constant, lorsqu’il traite de questions litigieuses, d’indiquer les diverses opinions qui ont pr\u00e9valu. Il n’exclut aucune des interpr\u00e9tations propos\u00e9es, tout en signalant celle qui a sa pr\u00e9f\u00e9rence. Au demeurant – et contrairement \u00e0 une opinion courante selon laquelle il \u00e9tait z\u00e2hirite -, <\/em>Ibn Arab\u00ee n’est rattach\u00e9 \u00e0 aucune \u00e9cole juridique ou th\u00e9ologique. C’est un penseur ind\u00e9pendant, au sens le plus fort de ce terme. Non qu’il rejette l’h\u00e9ritage des ma\u00eetres qui l’ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 et dont son \u0153uvre est, au contraire, totalement solidaire. Ibn Arab\u00ee, quoi qu’en disent ses adversaires, n’est pas un \u00a0\u00bb innovateur \u00ab\u00a0, du moins au sens p\u00e9joratif qu’ils donnent \u00e0 ce terme. Les Fut\u00fbh\u00e2t <\/em>sont d’abord l’expression d’une extraordinaire synth\u00e8se qui ordonne et rassemble les membra disjecta <\/em>d’une longue et riche tradition mystique. La formulation est certes parfois in\u00e9dite, souvent audacieuse, mais ce qu’elle v\u00e9hicule \u00e9tait pr\u00e9sent, en germe, bien avant que son auteur voie le jour.<\/p>\n La seconde version de cette Summa mystica – <\/em>dont subsiste le manuscrit autographe – est achev\u00e9e en 1238, deux ans avant la mort de l’auteur, et offre un \u00e9tat d\u00e9finitif et complet de son enseignement. D’embl\u00e9e, on observe que les id\u00e9es majeures qui s’y trouvent d\u00e9velopp\u00e9es et le vocabulaire qui les exprime apparaissaient d\u00e9j\u00e0 dans ses \u00e9crits de jeunesse. Au surplus, Ibn Arab\u00ee a incorpor\u00e9 dans les Fut\u00fbh\u00e2t, <\/em>pratiquement sans modification, de courts trait\u00e9s r\u00e9dig\u00e9s ant\u00e9rieurement. Aussi bien serait-il vain de vouloir retracer une \u00e9volution de sa pens\u00e9e qui serait \u00e0 mettre en rapport avec les \u00e9tapes de sa biographie: c’est \u00e0 un d\u00e9veloppement homog\u00e8ne de la doctrine \u00e0 partir de pr\u00e9misses immuables que l’on assiste. Et si, sur tel ou tel point, les \u00e9crits les plus anciens sont moins explicites que ceux qui leur succ\u00e9deront, cela ne signifie pas qu’Ibn Arab\u00ee n’avait pas d\u00e9j\u00e0 une vue suffisamment claire du sujet trait\u00e9: la situation politique en Occident, o\u00f9 commence sa carri\u00e8re d’\u00e9crivain, lui imposait une certaine r\u00e9serve. Prot\u00e9g\u00e9 par de puissants personnages, entour\u00e9 d’un cercle de disciples fid\u00e8les, Ibn Arab\u00ee sera plus libre de sa plume en Orient. L\u00e0 encore, n\u00e9anmoins, il usera de certaines pr\u00e9cautions. Plusieurs de ses ouvrages ne conna\u00eetront, de son vivant, qu’une diffusion restreinte.<\/p>\n C’est d’ailleurs \u00e0 partir du moment, vers la fin du XIIIe si\u00e8cle, o\u00f9 cette discipline de l’arcane ne sera plus observ\u00e9e que n\u00e2\u00eetront des pol\u00e9miques destin\u00e9es \u00e0 se poursuivre jusqu’\u00e0 nos jours. La diffusion des Fus\u00fbs al-hikam (Les Chatons de la sagesse), <\/em>et les nombreux commentaires qu’en firent les disciples des premi\u00e8re, deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me g\u00e9n\u00e9rations vont jouer \u00e0 cet \u00e9gard un r\u00f4le consid\u00e9rable. Beaucoup plus concis que lesFut\u00fbh\u00e2t, <\/em>cet ouvrage, qui, en une centaine de pages seulement, r\u00e9capitule l’essentiel de la doctrine m\u00e9taphysique et hagiologique d’lbn Arab\u00ee, donne davantage prise aux attaques de lecteurs malveillants. Tout d\u00e9vou\u00e9s qu’ils fussent \u00e0 leur ma\u00eetre, les disciples – dont les gloses sont marqu\u00e9es par un langage plus philosophique, et donc plus suspect – ont contribu\u00e9 \u00e0 faire des Fus\u00fbs <\/em>une cible de choix pour les adversaires d’lbn Arab\u00ee.<\/p>\n Un proc\u00e8s toujours recommenc\u00e9 Les premi\u00e8res escarmouches \u00e9clat\u00e8rent dans la seconde moiti\u00e9 du XIIIe si\u00e8cle; il ne s’agissait toutefois que de tirs isol\u00e9s, sans grandes cons\u00e9quences. Les attaques syst\u00e9matiques contre Ibn Arab\u00ee et son \u00e9cole ne se d\u00e9clench\u00e8rent v\u00e9ritablement qu’\u00e0 l’aube du XIVe si\u00e8cle, quand un docteur de la Loi (faq\u00eeh) <\/em>du nom d’lbn Taymiyya (m. 1328) entreprit de d\u00e9montrer le caract\u00e8re h\u00e9r\u00e9tique de sa doctrine. Presque aussi abondant que le Shaykh al-akbar, il r\u00e9digea inlassablement d’innombrables responsa (fatw\u00e2-s), <\/em>dont l’\u00e9dition publi\u00e9e en Arabie Saoudite comporte trente-sept volumes; il y d\u00e9nonce \u00e0 coup de citations scripturaires les th\u00e8ses qu’il extrait de l’oeuvre d’lbn Arab\u00ee. Du moins a-t-il de cette derni\u00e8re une assez bonne connaissance. Si ses critiques portent essentiellement sur les Fus\u00fbs<\/em>, il n’en a pas moins lu \u00e9galement les Fut\u00fbh\u00e2t <\/em>et convient m\u00eame en avoir tir\u00e9 profit. Nombreux seront ceux qui l’imiteront sans avoir toujours ses scrupules. La longue liste des \u00e9pigones d’lbn Taymiyya – que nous \u00e9pargnerons au lecteur- t\u00e9moigne de la continuit\u00e9 dans l’espace et le temps de pol\u00e9miques dont la persistance surprend l’observateur occidental. Signalons pourtant que, invit\u00e9 \u00e0 arbitrer une controverse surgie \u00e0 Alexandrie, le c\u00e9l\u00e8bre Ibn Khald\u00fbn d\u00e9livra une sentence juridique prescrivant l’autodaf\u00e9 des livres d’lbn Arab\u00ee.<\/p>\n Que la prolif\u00e9ration de cette litt\u00e9rature anti-akbarienne ne nous abuse pas. Les sentences hostiles au Shaykh al-akbar sont certes nombreuses, mais leur contenu est immuable. Ce sont, \u00e0 peu de choses pr\u00e8s, les arguments avanc\u00e9s par Ibn Taymiyya et les textes t\u00e9moins qu’il avait utilis\u00e9s, qui sont ind\u00e9finiment repris. En outre, la virulence du discours – rh\u00e9torique oblige – masque souvent un jugement plus nuanc\u00e9 qu’il n’y para\u00eet de prime abord. Dhahab\u00ee (m. 1348), \u00e9l\u00e8ve d’lbn Taymiyya, s’est prononc\u00e9 \u00e0 maintes reprises contre <\/em>Ibn Arab\u00ee. Mais n’\u00e9crit-il pas aussi \u00e0 son propos: \u00a0\u00bb Quant \u00e0 moi, je dis que cet homme fut peut-\u00eatre un saint… \u00a0\u00bb ? Troublante r\u00e9serve, que pr\u00e9c\u00e8de une d\u00e9nonciation en r\u00e8gle des Fus\u00fbs. <\/em>La remarque suivante nous permet peut-\u00eatre de d\u00e9chiffrer cette position ambigu\u00eb: \u00a0\u00bb Par Dieu, mieux vaut pour un musulman vivre ignorant derri\u00e8re ses vaches […] que de poss\u00e9der cette gnose et ces connaissances subtiles ! \u00a0\u00bb C’est moins la doctrine d’lbn Arab\u00ee que Dhahab\u00ee condamne, en d\u00e9finitive, que sa diffusion dans la \u00a0\u00bb masse des croyants \u00ab\u00a0(\u00e2mma).<\/em><\/p>\n Rien, de surcro\u00eet, ne serait plus contraire \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 que de croire – ou de laisser croire, comme s’y emploient les wahhabites – que tous les oul\u00e9mas ont condamn\u00e9 Ibn Arab\u00ee. Certains soufis se sont oppos\u00e9s \u00e0 l’\u00e9cole d’lbn Arab\u00ee; inversement, beaucoup d’oul\u00e9mas, et parmi les plus prestigieux, ont d\u00e9fendu sa cause. Citons, parmi eux, F\u00eer\u00fbzab\u00e2d\u00ee (m. 1414), qui, au Y\u00e9men, r\u00e9dige une fatw\u00e2 dans laquelle il s’\u00e9vertue \u00e0 d\u00e9montrer la saintet\u00e9 d’lbn Arab\u00ee et approuve le sultan al-N\u00e2sir, qui accumule ses oeuvres dans sa biblioth\u00e8que. Moins d’un si\u00e8cle plus tard, en 1517, Kam\u00e2l Pach\u00e2 Z\u00e2deh (m. 1534), conseiller tr\u00e8s \u00e9cout\u00e9 de S\u00e9lim Ier (lequel, d\u00e9cid\u00e9ment, est vou\u00e9 \u00e0 jouer un r\u00f4le dans la destin\u00e9e posthume d’lbn Arab\u00ee), \u00e9met une sentence recommandant au sultan, qui vient de conqu\u00e9rir l’\u00c9gypte, de r\u00e9primander ceux qui d\u00e9nigrent le Shaykh al-akbar.<\/p>\n \u00c9voquant les adversaires d’lbn Arab\u00ee, nous avons d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment pass\u00e9 sous silence la propagande anti-akbarienne diffamatoire que publient r\u00e9guli\u00e8rement de nos jours les wahhabites saoudiens et leurs \u00e9mules. La m\u00e9diocrit\u00e9 intellectuelle de cette litt\u00e9rature pamphl\u00e9taire dispense de tout commentaire. Mais, pour malveillant qu’il soit, cet acharnement \u00e0 combattre son oeuvre soul\u00e8ve tout de m\u00eame une question: Ibn Arab\u00ee est-il, conform\u00e9ment \u00e0 la signification de son surnom traditionnel, un \u00a0\u00bb vivificateur de la religion \u00a0\u00bb (Muhy\u00ee al-d\u00een)<\/em> ou, <\/em>comme pr\u00e9f\u00e8rent le d\u00e9signer ses adversaires, un \u00a0\u00bb tueur de la religion \u00a0\u00bb (Mum\u00eet al-d\u00een) <\/em>?<\/p>\n <\/p>\n La pri\u00e8re du prince La famille d’Ibn Arab\u00ee appartient \u00e0 l’une des plus vieilles souches arabes de l’Espagne musulmane. Ses anc\u00eatres, des Arabes originaires du Y\u00e9men, \u00e9migr\u00e8rent tr\u00e8s t\u00f4t vers la p\u00e9ninsule Ib\u00e9rique; vraisemblablement lors de la \u00a0\u00bb seconde vague \u00a0\u00bb de la conqu\u00eate, celle qui, en 712 amena plusieurs milliers de cavaliers y\u00e9m\u00e9nites en Andalousie. Du moins sont-ils recens\u00e9s parmi les \u00a0\u00bb grandes familles \u00a0\u00bb arabes qui occupent le sol andalou sous le r\u00e8gne du premier \u00e9mir omeyyade (756-788). C’est dire qu’ils appartiennent \u00e0 la kh\u00e2ssa, <\/em>la classe dominante qui d\u00e9tient les hautes fonctions dans l’administration et dans l’arm\u00e9e.<\/p>\n Fier de son origine arabe, Ibn Arab\u00ee aime \u00e0 rappeler dans nombre de ses po\u00e8mes qu’il descend de l’illustre H\u00e2tim al-T\u00e2’\u00ee, po\u00e8te de l’Arabie ant\u00e9-islamique dont les vertus chevaleresques devinrent litt\u00e9ralement proverbiales. Il fait allusion d’autre part, \u00e0 diverses reprises, \u00e0 la position importante de son p\u00e8re, qui, pr\u00e9cise-t-il, \u00a0\u00bb comptait parmi les compagnons du sultan \u00a0\u00bb – expression qui a donn\u00e9 lieu \u00e0 de nombreuses conjectures et dont certains biographes tardifs ont tir\u00e9 la conclusion qu’il ne fut pas moins que ministre. Un document \u00e9dit\u00e9 il y a quelques ann\u00e9es permet maintenant d’\u00eatre beaucoup plus pr\u00e9cis. Selon son auteur, Ibn Sha’\u00e2r (m. 1256), qui a rencontr\u00e9 le Shaykh al-akbar \u00e0 Alep le 27 octobre 1237 et l’a interrog\u00e9 sur sa jeunesse, Ibn Arab\u00ee \u00a0\u00bb \u00e9tait d’une famille de militaires au service de ceux qui gouvernent le pays<\/em> \u00ab\u00a0. \u00c9vasive, cette formulation nous rappelle que la carri\u00e8re du p\u00e8re d’lbn Arab\u00ee s’inscrit dans le cadre des fluctuations politiques qui ont accompagn\u00e9 l’effondrement du r\u00e9gime almoravide en Andalus.<\/p>\n Berb\u00e8res venus du Sahara occidental, les Almoravides avaient d\u00e9barqu\u00e9 dans la P\u00e9ninsule \u00e0 la demande des souverains des Taifas : ces \u00c9tats autonomes avaient vu le jour \u00e0 la faveur de la chute du califat de Cordoue et s’inqui\u00e9taient de la progression continue des chr\u00e9tiens, qui avaient pris Tol\u00e8de en mai 1085. L’\u00e9crasante d\u00e9faite qu’ils infligent aux Castillans moins d’un an plus tard \u00e0 Zall\u00e2qa permet aux Almoravides de se pr\u00e9senter comme les d\u00e9fenseurs de l’islam andalou. Petit \u00e0 petit, ils annexent les Taifas pour donner finalement naissance au premier \u00c9tat andalou-maghr\u00e9bin, lequel marque une \u00e8re nouvelle dans l’histoire de l’Espagne musulmane. Dor\u00e9navant, son destin politique, religieux, culturel, est \u00e9troitement li\u00e9 \u00e0 celui du Maghreb. A une mosaique d’ethnies, de langues et de confessions se substitue peu \u00e0 peu une soci\u00e9t\u00e9 plus homog\u00e8ne, largement arabis\u00e9e et islamis\u00e9e, mais aussi plus repli\u00e9e sur elle-m\u00eame. L’inqui\u00e9tude qu’ont fait na\u00eetre les succ\u00e8s de la Reconquista favorise l’intol\u00e9rance \u00e0 l’\u00e9gard des juifs et des chr\u00e9tiens, qui \u00e9migrent massivement vers le Nord. Mais cette intol\u00e9rance r\u00e9sulte aussi de la rigidit\u00e9 dogmatique des juristes m\u00e2likites, dont l’ascendant sur les souverains almoravides est consid\u00e9rable. Le puritanisme des Almoravides, l’importance qu’ils donnent \u00e0 la jurisprudence au d\u00e9triment de l’\u00e9tude du Coran et de la sunna, <\/em>la \u00a0\u00bb coutume du Proph\u00e8te \u00ab\u00a0, engendrent une casuistique scl\u00e9rosante, qui \u00e9touffe les nouvelles aspirations religieuses dont t\u00e9moigne notamment le d\u00e9veloppement du soufisme. Il est significatif \u00e0 cet \u00e9gard que les deux principaux soul\u00e8vements qui vont d\u00e9stabiliser le r\u00e9gime se pr\u00e9sentent comme des mouvements de r\u00e9forme religieuse.<\/p>\n Apr\u00e8s un s\u00e9jour en Orient, o\u00f9 il a pris connaissance des ouvrages de Ghaz\u00e2l\u00ee, Ibn Toumert, un Berb\u00e8re du Sous revient pr\u00eacher au Maghreb un islam plus sobre, centr\u00e9 sur le tawh\u00eed, <\/em>I’affirmation de l’Unicit\u00e9 divine – d’o\u00f9 le nom de muwahhid\u00fbn, <\/em>Almohades, donn\u00e9 \u00e0 ses partisans. Fustigeant les dirigeants almoravides, qu’il accuse d’\u00eatre des anthropomorphistes et des infid\u00e8les, il se proclame le Mahd\u00ee – <\/em>celui qui doit assister J\u00e9sus \u00e0 la fin des temps pour restaurer la paix et la justice – et prend les armes. A sa mort, en 1130, Abd al-Mu’min, l’un de ses plus anciens disciples, s’impose comme son successeur et poursuit la lutte. Elle s’av\u00e8re longue et ponctu\u00e9e de d\u00e9faites ; cependant, la prise de Marrakech en 1147 met un terme \u00e0 la souverainet\u00e9 almoravide au Maghreb.<\/p>\n L’annexion de l’Andalus, I’Espagne musulmane, o\u00f9 les Almoravides sont en proie \u00e0 de graves difficult\u00e9s internes et externes, sera plus rapide. L’autodaf\u00e9 des oeuvres de Ghaz\u00e2l\u00ee d\u00e9cr\u00e9t\u00e9 par les autorit\u00e9s a suscit\u00e9 des remous dans la population, en particulier dans les milieux soufis. Ce m\u00e9contentement, qu’accentuent les \u00e9checs militaires (les Almoravides ont perdu Saragosse en 1118), favorise l’expansion de la r\u00e9volte desmur\u00eed\u00fbn, <\/em>une esp\u00e8ce de congr\u00e9gation qui s’est regroup\u00e9e dans l’Algarve autour d’Ibn Qas\u00ee, lequel pr\u00e9tend \u00e9galement \u00eatre l’Im\u00e2m, le Guide spirituel et politique de la communaut\u00e9. S\u00e9duit par la propagande des Almohades, dont il esp\u00e9re le soutien, Ibn Qas\u00ee persuade Abd al-Mu’min d’envoyer des troupes dans la P\u00e9ninsule. Les premi\u00e8res d\u00e9barquent en 1146 et, un an plus tard, S\u00e9ville et sa r\u00e9gion sont sous ob\u00e9dience almohade. Mais la conqu\u00eate est loin d’\u00eatre achev\u00e9e: Grenade reste sous la juridiction des Almoravides; Almeria est occup\u00e9e par les Castillans, tandis qu’un \u00e9mirat ind\u00e9pendant voit le jour dans le Levant sous l’\u00e9gide d’Ibn Mardanish, un chef militaire qui installe son \u00e9tat-major \u00e0 Murcie.<\/p>\n C’est dans cette ville, o\u00f9 son p\u00e8re exerce des charges militaires au service d’Ibn Mardanish, qu’Ibn Arab\u00ee vient au monde le 27 juillet 1165 (17 ramad\u00e2n 560) ou, selon d’autres sources, le 6 ao\u00fbt (27 ramad\u00e2n). Moins de trois mois plus tard, Murcie est assi\u00e9g\u00e9e par les Almohades. Ces derniers devront pourtant attendre jusqu’en mars 1172 pour s’emparer de la cit\u00e9. Ibn Mardanish ne survit pas \u00e0 la d\u00e9faite ; accompagn\u00e9s d’une d\u00e9l\u00e9gation comprenant les hauts dignitaires de l’arm\u00e9e, ses fils se rendent \u00e0 S\u00e9ville et pr\u00eatent all\u00e9geance au calife Ab\u00fb Ya’q\u00fbb Y\u00fbsuf. Le souverain almohade, qui a succ\u00e9d\u00e9 \u00e0 son p\u00e8re en 1163, s’empresse de reprendre \u00e0 son service les g\u00e9n\u00e9raux d’Ibn Mardanish, dont il ne conna\u00eet que trop bien les comp\u00e9tences.<\/p>\n Le p\u00e8re d’Ibn Arab\u00ee est vraisemblablement du nombre ; c’est \u00e0 cette \u00e9poque, en tous les cas, qu’il \u00e9migre \u00e0 S\u00e9ville pour y poursuivre sa carri\u00e8re au service des Almohades. Plus rien d\u00e8s lors ne vient troubler l’enfance heureuse et insouciante d’Ibn Arab\u00ee. Le jeune gar\u00e7on aime \u00e0 chasser et, nous l’avons vu, jouer au soldat. Son destin semble tout trac\u00e9 : \u00e0 l’instar de son p\u00e8re, dont il est l’unique fils, il entrera dans l’arm\u00e9e.<\/p>\n Une foudroyante m\u00e9tamorphose On peut d\u00e9duire de ce r\u00e9cit qu’au moment de cet \u00e9pisode il est approximativement \u00e2g\u00e9 d’une quinzaine d’ann\u00e9es. La suite du t\u00e9moignage d’Ibn Sha’\u00e2r nous livre par ailleurs une information pr\u00e9cise et d\u00e9taill\u00e9e quant aux circonstances de cette brusque et pr\u00e9coce metanoia<\/em>: \u00a0\u00bb La raison, lui raconte Ibn Arab\u00ee, qui m’a conduit \u00e0 quitter l’arm\u00e9e d’une part et \u00e0 entrer dans la Voie d’autre part, est la suivante: j’\u00e9tais sorti un jour, \u00e0 Cordoue, en compagnie du prince Ab\u00fb Bakr [b.] Y\u00fbsuf b. Abd al-Mu’min. Nous nous rend\u00eemes \u00e0 la grande mosqu\u00e9e et je l’observais tandis qu’il s’inclinait et se prosternait dans la pri\u00e8re avec humilit\u00e9 et componction. Je me fis alors la remarque suivante: si un tel personnage, qui n’est pas moins que le souverain de ce pays, se montre soumis, humble et se comporte de la sorte avec Dieu, c’est que le bas monde n’est rien ! Je le quittai le jour m\u00eame – jamais je ne le revis – et m’engageai dans la Voie. \u00ab\u00a0<\/p>\n Mais ce document soul\u00e8ve presque autant de questions qu’il en r\u00e9sout. Ibn Sha’\u00e2r situe cet \u00e9pisode en 1184, date \u00e0 laquelle Ibn Arab\u00ee a dix-neuf ans. Or le portrait qu’Ibn Arab\u00ee brosse de lui-m\u00eame dans le r\u00e9cit de sa rencontre avec Averro\u00e8s, post\u00e9rieure <\/em>\u00e0 son engagement spirituel, infirme une telle hypoth\u00e8se. En outre, de quel prince s’agit-il ? Le calife Y\u00fbsuf a r\u00e9gn\u00e9 entre 1163 et 1184, mais il n’a pu se trouver \u00e0 Cordoue \u00e0 cette \u00e9poque puisqu’il quitte l’Andalousie en 1176 pour le Maroc, o\u00f9 il demeure jusqu’en 1184. En mai de cette ann\u00e9e-l\u00e0, il franchit le D\u00e9troit et se rend directement \u00e0 S\u00e9ville pour passer ses troupes en revue. Peu apr\u00e8s, le 7 juin, le calife quitte la capitale pour une exp\u00e9dition contre le Portugal dont il ne reviendra pas vivant. Au demeurant, son \u00a0\u00bb patronyme \u00a0\u00bb est Ab\u00fb Ya’q\u00fbb (et non Ab\u00fb Bakr), ce qu’Ibn Arab\u00ee n’ignore certainement pas. Il est vraisemblable dans ces conditions que le prince dont l’humilit\u00e9 dans la pri\u00e8re a proprement boulevers\u00e9 Ibn Arab\u00ee est l’un des fils du calife, Ab\u00fb Bakr, qui fut l’un de ses g\u00e9n\u00e9raux.<\/p>\n En tout \u00e9tat de cause, une certitude demeure: l’incident survenu dans la mosqu\u00e9e de Cordoue constitue le point de rupture dans le cours, jusque-l\u00e0 paisible, de l’existence du jeune Ibn Arab\u00ee. Le petit grain de sable qui vient de percuter son destin d\u00e9clenche une prise de conscience aussi brutale qu’irr\u00e9versible. Sa d\u00e9cision est prise: il choisit Dieu. L’adolescent quitte tout, l’arm\u00e9e, ses compagnons, ses biens. Il se retire du monde – dans une caverne situ\u00e9e au milieu d’un cimeti\u00e8re, selon l’un de ses biographes pour un face-\u00e0-face avec l’\u00c9ternel dont, d’une certaine fa\u00e7on, il ne reviendra jamais : \u00a0\u00bb Je me suis mis en retraite avant l’aurore et je re\u00e7us l’illumination avant que le soleil ne se l\u00e8ve […]. Je demeurai en ce lieu quatorze mois et j’obtins ainsi les secrets sur lesquels j’\u00e9crivis ensuite; mon ouverture spirituelle, \u00e0 ce moment, fut un arrachement extatique. \u00ab\u00a0<\/p>\n Une prodigieuse m\u00e9tamorphose, au sens le plus fort de ce mot, s’est donc op\u00e9r\u00e9e chez le jeune gar\u00e7on, qui, au sortir de cette r\u00e9clusion, n’a de commun que le nom avec l’adolescent qui caracolait dans les garnisons militaires. Cette rupture radicale entre ce qu’il \u00e9tait jusque-l\u00e0 et ce qu’il sera dor\u00e9navant, Ibn Arab\u00ee en rend bien compte lorsque, pour \u00e9voquer sa vie d'\u00a0\u00bb avant \u00ab\u00a0, il l’appelle \u00a0\u00bb ma j\u00e2hiliyya<\/em> \u00ab\u00a0, terme qui d\u00e9signe l’\u00e9tat de paganisme – litt\u00e9ralement, d'\u00a0\u00bb ignorance \u00a0\u00bb – dans lequel vivaient les Arabes avant la r\u00e9v\u00e9lation muhammadienne qui inaugurait une \u00e8re nouvelle de leur destin\u00e9e.<\/p>\n L’enfant et le philosophe Ibn Arab\u00ee, Futuh\u00e2t, I,<\/em> p. 153-154.<\/p>\n <\/p>\n \u00ab\u00a0Je sus alors que ma parole atteindrait l\u2019Orient et l\u2019Occident\u00a0\u00bb Ibn \u2018Arabi, Diwan al Ma\u2019arif<\/em><\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Ibn Arab\u00ee\u00a0et le voyage sans retour par Claude Addas [extraits] Claude Addas est \u00e9galement l’auteur de Ibn ‘Arabi ou la qu\u00eate du Soufre Rouge (Paris, Gallimard, 1989). Faut-il br\u00fbler Ibn Arab\u00ee ? La pri\u00e8re du Prince L’enfant et le philosophe \u00ab\u00a0Je sus alors que ma parole atteindrait l\u2019Orient et l\u2019Occident\u00a0\u00bb \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1442,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-415","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/415","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=415"}],"version-history":[{"count":4,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/415\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1443,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/415\/revisions\/1443"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1442"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=415"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}<\/a><\/p>\n
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\n<\/strong>S’il est po\u00e8te \u00e0 ses heures, S\u00e9lim Ier n’est pas un r\u00eaveur. Ma\u00eetre de l’empire ottoman – apr\u00e8s avoir sans \u00e9tats d’\u00e2me sem\u00e9 sur son chemin les cadavres de sa parent\u00e8le -, le p\u00e8re de Soliman le Magnifique est un conqu\u00e9rant press\u00e9. Le 28 septembre 1516, il entre \u00e0 Damas: la Syrie lui appartient, l’Egypte est sa prochaine \u00e9tape. Apr\u00e8s de durs combats contre les Mamelouks, il arrive au Caire en vainqueur le 7 f\u00e9vrier 1517. Au d\u00e9but d’octobre, il est de retour \u00e0 Damas et met aussit\u00f4t en chantier la construction d’une mosqu\u00e9e et d’un mausol\u00e9e qui, d\u00e9sormais, abritera le tombeau d’Ibn Arab\u00ee. Ce tombeau, gisant parmi les herbes folles dans un enclos \u00e0 l’abandon, il l’avait d\u00e9j\u00e0 pieusement visit\u00e9 lors de son pr\u00e9c\u00e9dent s\u00e9jour, \u00e0 un moment o\u00f9 les pr\u00e9paratifs de l’exp\u00e9dition en \u00c9gypte semblaient devoir l’occuper tout entier. Les travaux, dont il contr\u00f4le personnellement l’ex\u00e9cution, avancent rapidement. Le 5 f\u00e9vrier 1518, la pri\u00e8re du vendredi est c\u00e9l\u00e9br\u00e9e pour la premi\u00e8re fois en pr\u00e9sence du sultan.<\/p>\n
\n<\/strong>On imagine mal un d\u00e9put\u00e9 fran\u00e7ais demandant aujourd’hui au Parlement d’interdire la diffusion des oeuvres de Ma\u00eetre Eckhart en invoquant la bulle In agro dominico <\/em>de Jean XXII. En \u00c9gypte, un d\u00e9put\u00e9 a obtenu de l’Assembl\u00e9e du peuple, en 1979, que les Fut\u00fbh\u00e2t <\/em>soient retir\u00e9es du commerce. Cette mesure a \u00e9t\u00e9, fort heureusement, rapport\u00e9e par la suite; elle n’en est pas moins significative de la permanente actualit\u00e9 des probl\u00e8mes que posent \u00e0 la conscience musulmane des \u00e9crits vieux de bient\u00f4t huit si\u00e8cles. V\u00e9n\u00e9r\u00e9 par les uns, qui le consid\u00e8rent comme le Shaykh al-akbar, \u00a0\u00bb <\/em>le plus grand m\u00e2\u00eetre \u00ab\u00a0, anath\u00e9mis\u00e9 par d’autres, qui voient en lui un ennemi de la vraie foi, Ibn Arab\u00ee n’est indiff\u00e9rent \u00e0 personne.<\/p>\n
\n<\/strong>\u00ab\u00a0Je n’ai eu de cesse, d\u00e8s que je fus en \u00e2ge de porter des ceinturons, de chevaucher des coursiers, de fr\u00e9quenter les nobles, d’examiner les lames des sabres, de parader dans les campements militaires. \u00a0\u00bb Personne, parmi ses proches n’e\u00fbt sans doute pu pr\u00e9voir que ce jeune gar\u00e7on qu’attirait le clinquant des armures allait bient\u00f4t se vouer aux dures asc\u00e8ses des renon\u00e7ants. Tout destinait le jeune Ibn Arab\u00ee \u00e0 une carri\u00e8re militaire. L’Esprit qui souffle o\u00f9 il veut en avait d\u00e9cid\u00e9 autrement.<\/p>\n
\n<\/strong>Rien, donc, ne laissait pr\u00e9sager a priori <\/em>que la vie de cet adolescent promis \u00e0 une carri\u00e8re militaire allait basculer du jour au lendemain. Saura-t-on jamais ce qui se produisit et \u00e0 quelle date exactement ? Aucun texte connu d’Ibn Arab\u00ee ne permet \u00e0 ce jour d’apporter une r\u00e9ponse claire et pr\u00e9cise. Le c\u00e9l\u00e8bre texte o\u00f9 il d\u00e9crit son entrevue \u00e0 Cordoue avec le philosophe Averro\u00e8s nous fournit, \u00e0 tout le moins, un rep\u00e9re chronologique: Ibn Arab\u00ee s’y d\u00e9peint comme un jeune gar\u00e7on compl\u00e8tement imberbe mais dot\u00e9, d\u00e9j\u00e0, de connaissances illuminatives qu’il a r\u00e9cemment obtenues au cours d’une retraite.<\/p>\n
\n<\/strong>Je me rendis un jour, \u00e0 Cordoue, chez le cadi Ab\u00fb l-Wal\u00eed Ibn Rushd [Averro\u00e8s]; ayant entendu parler de l’illumination que Dieu m’avait octroy\u00e9e, il s’\u00e9tait montr\u00e9 surpris et avait \u00e9mis le souhait de me rencontrer. Mon p\u00e8re, qui \u00e9tait l’un de ses amis, me d\u00e9p\u00eacha chez lui sous un pr\u00e9texte quelconque. A cette \u00e9poque j’\u00e9tais un jeune gar\u00e7on sans duvet sur le visage et sans m\u00eame de moustache. Lorsque je fus introduit, il [Averro\u00e8s] se leva de sa place, manifesta son affection et sa consid\u00e9ration, et m’embrassa. Puis il me dit: \u00a0\u00bb Oui. \u00a0\u00bb A mon tour, je dis: \u00a0\u00bb Oui. \u00a0\u00bb Sa joie s’accrut en voyant que je l’avais compris. Cependant, lorsque je r\u00e9alisai ce qui avait motiv\u00e9 sa joie, j’ajoutai: \u00a0\u00bb Non. \u00a0\u00bb Il se contracta, perdit ses couleurs, et fus pris d’un doute: \u00a0\u00bb Qu’avez-vous donc trouv\u00e9 par le d\u00e9voilement et l’inspiration divine ? Est-ce identique \u00e0 ce que nous donne la r\u00e9flexion sp\u00e9culative ? \u00a0\u00bb Je r\u00e9pondis: \u00a0\u00bb Oui et non; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se d\u00e9tachent ! \u00a0\u00bb<\/p>\n
\n<\/strong><\/strong>La raison qui m\u2019a conduit \u00e0 prof\u00e9rer de la po\u00e9sie (shi\u2019r) est que j\u2019ai vu en songe un ange qui m\u2019apportait un morceau de lumi\u00e8re blanche ; on e\u00fbt dit qu\u2019il provenait du soleil. \u00ab Qu\u2019est-ce que cela ? \u00bb, demandai-je. \u00ab C\u2019est la sourate al-sh’u\u2019ar\u00e2 (<\/em>Les Po\u00e8tes) \u00bb me fut-il r\u00e9pondu. Je l\u2019avalai et je sentis un cheveu (<\/em>sha\u2019ra) qui remontait de ma poitrine \u00e0 ma gorge, puis \u00e0 ma bouche. C\u2019\u00e9tait un animal avec une t\u00eate, une langue, des yeux et des l\u00e8vres. Il s\u2019\u00e9tendit jusqu\u2019\u00e0 ce que sa t\u00eate atteigne les deux horizons, celui d\u2019Orient et celui d\u2019Occident. Puis il se contracta et revint dans ma poitrine ; je sus alors que ma parole atteindrait l\u2019Orient et l\u2019Occident. Quand je revins \u00e0 moi, je d\u00e9clamai des vers qui ne proc\u00e9daient d\u2019aucune r\u00e9flexion ni d\u2019aucune intellection. Depuis lors cette inspiration n\u2019a jamais cess\u00e9.<\/em><\/p>\n