{"id":369,"date":"2015-01-01T16:15:11","date_gmt":"2015-01-01T15:15:11","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=369"},"modified":"2015-01-17T13:09:14","modified_gmt":"2015-01-17T12:09:14","slug":"setuuma-chamane-indien","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=369","title":{"rendered":"Setuuma chamane indien"},"content":{"rendered":"

Gu\u00e9risseur traditionnel<\/p>\n

\n

Setuuma chamane indien<\/h3>\n<\/div>\n
<\/div>\n

\u00ab\u00a0Je vais chez R\u00eave chercher
\nla petite \u00e2me malade\u00a0\u00bb<\/span><\/strong><\/p>\n

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Par Michel Perrin<\/span><\/strong><\/p>\n

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Nous Occidentaux, obnubil\u00e9s par la maladie, la sant\u00e9, et leur prix, oublions volontiers qu’en maintes parties du monde fonctionne une m\u00e9decine traditionnelle, \u00ab\u00a0magique\u00a0\u00bb, absolument non-technologique. Nous avons demand\u00e9 \u00e0 Michel Perrin de donner la parole, pour conclure ce num\u00e9ro en marquant une sorte de distance entre nous et nos obsessions, \u00e0 un vieux chamane indien des confins de la Colombie et du Venezuela, qui fut gu\u00e9risseur de renom.<\/strong><\/p>\n

Michel Perrin, ethnologue, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Coll\u00e8ge de France (Paris), est l’auteur de plusieurs livres, dont<\/em> Le chemin des Indiens morts, mythes et symboles Guajiro (Paris, Payot, 1976, r\u00e9ed. 1983) et <\/em>Dictionnaire d’ethnologie, en collaboration avec M. Panoff (Paris, Payot, 1973). Il pr\u00e9pare actuellement un ouvrage sur le chamanisme. Il a \u00e9crit un article dans le \u00ab\u00a0Temps strat\u00e9gique\u00a0\u00bb No 12:<\/em>\u00ab\u00a0Chez les indiens la drogue structure, chez nous elle d\u00e9truit…\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Chamane \u00ab\u00a0grand-p\u00e8re savant\u00a0\u00bb qui manipule
\n\u00e0 volont\u00e9 le monde-autre<\/strong><\/div>\n
<\/div>\n

C’\u00e9tait un chamane de grande r\u00e9putation. On venait de loin le consulter, chez lui, dans sa maison perdue parmi les cactus et les arbres rabougris. Setuuma, du clan P\u00fcshaina, le clan du p\u00e9cari, habitait Hawo, en Haute-Guajira, au centre de la vaste p\u00e9ninsule o\u00f9 vivent les Indiens guajiro, \u00e0 l’extr\u00eame nord de l’Am\u00e9rique du Sud entre le Venezuela et la Colombie. Il faisait souvent aussi des voyages en ville pour visiter sa famille qui y avait \u00e9migr\u00e9, attir\u00e9e par le monde \u00e9trange des Blancs, des \u00ab\u00a0Alihunas\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Je le vis pour la premi\u00e8re fois le 12 ao\u00fbt 1973. C’\u00e9tait \u00e0 Los Olivos, un bidonville de Maracaibo, la capitale v\u00e9n\u00e9zu\u00e9lienne du p\u00e9trole, situ\u00e9e \u00e0 une centaine de kilom\u00e8tres du territoire indien. Gr\u00e2ce \u00e0 Jus\u00e9 Uliyu, 30 ans \u00e0 peine, mon ami et \u00ab\u00a0informateur\u00a0\u00bb depuis plus de quatre ans qui avait confi\u00e9 \u00e0 Setuuma son jeune enfant Chichon, atteint de diarrh\u00e9es incessantes, amaigri et souffrant, et lui vouait une admiration immense. Il l’appelait tatuushi, \u00ab\u00a0mon grand-p\u00e8re\u00a0\u00bb, par affection respectueuse, ou chi p\u00fclashi, \u00ab\u00a0le savant\u00a0\u00bb, en signe de confiance et de v\u00e9n\u00e9ration. Les Guajiro qualifient de \u00ab\u00a0savants\u00a0\u00bb les \u00ab\u00a0vrais chamanes\u00a0\u00bb, les gens, hommes ou femmes, qui savent voir et manipuler \u00e0 volont\u00e9 le \u00ab\u00a0monde autre\u00a0\u00bb, o\u00f9 vivent les \u00eatres surnaturels commandant les destins de la nature et des humains. Alors que les hommes ordinaires n’ont acc\u00e8s \u00e0 cet ailleurs que d’une mani\u00e8re al\u00e9atoire, durant le r\u00eave ou la maladie, consid\u00e9r\u00e9s l’un et l’autre comme d\u00e9parts provisoires de l’\u00e2me hors du corps.<\/p>\n

A Setuuma, Jus\u00e9 avait parl\u00e9 de moi en termes emphatiques: j’\u00e9tais son fr\u00e8re \u00e9tranger, j’\u00e9tais son plus cher ami, venu de tr\u00e8s loin, \u00ab\u00a0de l’autre c\u00f4t\u00e9 des mers\u00a0\u00bb; je savais les \u00ab\u00a0mani\u00e8res guajiro\u00a0\u00bb plus que les Guajiro eux-m\u00eames. Bref, moi aussi j’\u00e9tais un peu p\u00fclashi, lui disait-il. C’est dire l’importance que l’un et l’autre attachions \u00e0 cette rencontre.<\/p>\n

Je me souviendrai longtemps de cette forte impression \u00e0 la vue de ce vieux sage install\u00e9 dans la mis\u00e8re d’un bidonville o\u00f9 s’entassent des centaines de Guajiro dans un d\u00e9cor de vieilles planches de palissades inachev\u00e9es, de barbel\u00e9s s\u00e9parant des espaces d\u00e9risoires, un habitat pr\u00e9caire dans un paysage de crasse, de puanteur et de tumulte, diam\u00e9tralement oppos\u00e9 \u00e0 l’espace immense du territoire semi-d\u00e9sertique traditionnel. \u00c2g\u00e9 de 50 ans peut-\u00eatre, le visage lisse, il \u00e9tait l\u00e0, assis sur une chaise bancale sous un arbre tortur\u00e9, un bandeau blanc enserrant ses cheveux d’un noir intense, dans une attitude de profonde m\u00e9ditation. Son \u00ab\u00a0sheinpalajana\u00a0\u00bb, robe des hommes de prestige, de toile blanche pliss\u00e9e, recouvrait ses genoux. Il portait des sandales traditionnelles de cuir brut, une chemise de type occidental, comme tous les Guajiro aujourd’hui lorsqu’ils quittent le p\u00e9rim\u00e8tre domestique. On entendait, venant d’une maison proche, le son d’un tambour, continu et obs\u00e9dant…<\/p>\n

Pour le mettre en confiance et t\u00e9moigner de mon savoir, je lui expliquais, en un guajiro appliqu\u00e9, ce que je connaissais du chamanisme et ce que j’attendais de lui: me dire, face au magn\u00e9tophone, comment il avait commenc\u00e9, sa mani\u00e8re de soigner et les faits marquants de sa carri\u00e8re. Alors, en un flot continu de paroles rapides, interrompu seulement par les questions de Jus\u00e9 ou celles que je soufflais, Setuuma parla pr\u00e8s de quatre heures durant, confidentiel et passionn\u00e9.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Dans notre r\u00eave, au d\u00e9but, dit-il, il y eut une poule qui caquetait. Cela signifiait le hochet du chamane. Il y eut aussi un chant, semblable \u00e0 celui du coq. Cela annon\u00e7ait le chant qui deviendrait celui du chamane que nous sommes aujourd’hui. Nous \u00e9tions encore enfant, mais d\u00e9j\u00e0 cela s’inscrivait dans notre t\u00eate…<\/p>\n

\u00a0\u00bb Un autre jour, plus tard il eut mal au coeur. Son corps \u00e9tait endolori, sa t\u00eate lui faisait mal. Il avait envie de dormir, il sommeillait. Au lieu de dormir, ne veuxtu pas de \u00e7a? lui dit alors une voix. Dans son r\u00eave on lui remit du tabac \u00e0 m\u00e2cher, et il le saisit. Mais n’\u00e9tant qu’adolescent, il garda cela dans son ventre: il ne dit rien \u00e0 personne, car il ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire…\u00a0\u00bb Setuuma parlait de luim\u00eame en disant \u00ab\u00a0nous\u00a0\u00bb, ou bien \u00ab\u00a0il\u00a0\u00bb. Il poussait \u00e0 l’extr\u00eame une ambivalence caract\u00e9ristique du chamane guajiro qui, diton, \u00ab\u00a0n’est pas un homme seul\u00a0\u00bb: \u00e0 la diff\u00e9rence des gens ordinaires, il poss\u00e8de, en plus d’un corps et d’une \u00e2me, un ou plusieurs esprits auxiliaires, un ou plusieurs \u00ab\u00a0wanulus\u00a0\u00bb. Ces esprits surnaturels \u00ab\u00a0parlent dans sa bouche\u00a0\u00bb et la chamane devient ainsi le porteparole du monde autre; il est \u00e0 la foi luim\u00eame et un autre, un tiers. D’ailleurs il pr\u00e9tend exp\u00e9rimenter la r\u00e9alit\u00e9 de cette ambivalence lorsqu’il boit du jus de tabac, attribut primordial du chamanisme guajiro.<\/p>\n

Les effets hallucinog\u00e8nes de la plante, associ\u00e9e dans la mythologie au jaguar surnaturel, permettent en effet au chamane de \u00ab\u00a0voir autrement qu’avec les yeux\u00a0\u00bb. Le tabac, bu \u00e0 l’occasion de chaque cure, suscite le venue des esprits auxiliaires. Le chamane \u00ab\u00a0s’ouvre\u00a0\u00bb alors, dit-on: il \u00e9met un diagnostic et propose un traitement, r\u00e9v\u00e9l\u00e9s par le monde autre. Le tabac est aussi une substance servant de test lors de \u00ab\u00a0l’installation\u00a0\u00bb d’un nouveau chamane dont la vocation s’est impos\u00e9e au terme d’un itin\u00e9raire personnel accumulant \u00ab\u00a0bons r\u00eaves\u00a0\u00bb, phobies alimentaires et maladies \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition. Si le novice rejette le jus de tabac, c’est le signe qu’il aura des difficult\u00e9s \u00e0 \u00eatre chamane.<\/p>\n

Setuuma parlait de lui-m\u00eame en disant\u00a0\u00bbnous\u00a0\u00bb ou bien \u00ab\u00a0il\u00a0\u00bb car, dit-on
\nle chamane-guajiro \u00ab\u00a0n’est pas un homme seul les esprits parlent dans sa bouche\u00a0\u00bb.<\/strong><\/p>\n

Setuuma \u00e9tait absorb\u00e9 par le souvenir de ses souffrances pass\u00e9es. Des enfants surgirent dans la cour, riant et criant. Il les chassa de la main. Sa ni\u00e8ce \u00ab\u00a0Too’tora\u00a0\u00bb, elle-m\u00eame une tr\u00e8s grande chamane, s’approcha pour l’interroger. Il lui fit signe de ne pas le d\u00e9ranger. Il allait raconter enfin cet instant o\u00f9, apr\u00e8s qu’il se fut \u00e9vanoui, un chamane confirm\u00e9 lui annon\u00e7a publiquement sa vocation chamanique:<\/p>\n

\u00ab\u00a0…Un autre jour, poursuivit-il, alors qu’il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 adulte, Urulu!, il tomba mort, allong\u00e9 sur le dos. Il \u00e9tait m\u00fbr, il \u00e9tait pr\u00eat maintenant. Un chamane fut appel\u00e9 d’urgence et souffla sur lui du jus de tabac, sur le nez, sur les bras, sur tout le corps. Alors il retrouva ses sens et on lui fit boire le tabac. Aussit\u00f4t il demanda un hochet et se mit \u00e0 le faire sonner. Shu! Shu! Il se mit \u00e0 souffler. Il supportait bien le tabac, il ne le vomissait point. C’est moi cela, ainsi je vais \u00eatre chamane, disaitil en lui-m\u00eame. Je serai riche, mes habits seront bons, ma nourriture sera bonne en \u00e9change de mon travail. \u00c7a y est, il \u00e9tait presque chamane maintenant, cela finissait de se construire \u00e0 l’int\u00e9rieur de son coeur. D\u00e9j\u00e0 il avait des pouvoirs surnaturels, il \u00e9tait p\u00fclashi. D\u00e9j\u00e0 il n’avait plus une mauvaise maladie, mais un bon esprit, un bon wanulu qui l’aiderait \u00e0 soigner les gens…\u00a0\u00bb<\/p>\n

Setuuma d\u00e9crivit alors, dans tous les d\u00e9tails, les \u00e9v\u00e9nements qui suivirent cette crise initiatique au cours de laquelle le \u00ab\u00a0chamane-initiateur\u00a0\u00bb, par sa seule pr\u00e9sence, mit fin \u00e0 l’ambigu\u00eft\u00e9 qui caract\u00e9rise le novice: d\u00e9sormais son pouvoir de gu\u00e9rir les autres l’emporterait sur sa facult\u00e9 d’\u00eatre malade et de r\u00eaver; ses wanulus seraient de \u00ab\u00a0bons esprits auxiliaires\u00a0\u00bb et ne redeviendraient pas ce qu’ils \u00e9taient avant \u00ab\u00a0la petite mort\u00a0\u00bb, embryons d’esprits auxiliaires, mais aussi maladies et esprits mal\u00e9fiques. Le r\u00f4le de l’initiateur chamanique guajiro est essentiellement symbolique, signifiant la place que l’on doit reconna\u00eetre au nouveau venu. Il ne r\u00e9v\u00e8le aucun secret, il ne livre aucun savoir, Setuuma insista sur ce point: il connaissait tout avant, le r\u00eave le lui avait enseign\u00e9; seuls comptent les pouvoirs surnaturels, le savoir r\u00e9v\u00e9l\u00e9; son initiateur ne lui avait appris que de menus d\u00e9tails \u00e0 mieux tenir le hochet ou \u00e0 souffler avec plus de force le jus de tabac dont d’ailleurs il connaissait d\u00e9j\u00e0 l’essentiel pour avoir \u00e9t\u00e9 soign\u00e9 dans sa jeunesse par des chamanes, et avoir pass\u00e9 son enfance aupr\u00e8s de proches parents chamanes…<\/p>\n

Setuuma se mit \u00e0 dessiner des arabesques sur le sol de terre battue. Il resta silencieux un long moment, puis soudain \u00e9voqua avec fougue la c\u00e9r\u00e9monie qui avait accompagn\u00e9 son \u00ab\u00a0ouverture\u00a0\u00bb au chamanisme: \u00ab\u00a0…Allez chercher le tambour, il faut organiser une danse. Allez chercher des gens, il faut tuer des vaches pour la nourriture de tous, avons-nous dit alors \u00e0 nos parents, sur les ordres de l’esprit du chamane qui nous \u00ab\u00a0installait\u00a0\u00bb. Ne vous inqui\u00e9tez pas, je vous rembourserai avec mes esprits, lorsque je chanterai seul, lorsque les gens paieront cher pour cela. Ils accept\u00e8rent. Ensuite, on fit sonner le tambour et nous avons chant\u00e9. Pour le festin on prit toutes les pr\u00e9cautions. Personne ne fit d\u00e9border le bouillon sur le feu. Personne ne su\u00e7a les os et personne ne les donna aux chiens. On les ramassa pour les jeter dans la mer. Personne ne renversa la bouillie de ma\u00efs. Personne ne copula au moment de la danse. Tous furent tr\u00e8s attentifs, tout fut en ordre. Ainsi nous allions \u00eatre un chamane aux pouvoirs tr\u00e8s grands. Voil\u00e0 comment cela s’est pass\u00e9. Nous sommes rest\u00e9 ensuite enferm\u00e9 cinq jours. Nous chantions \u00e0 midi, nous chantions la nuit. Notre \u00e2me s’exer\u00e7ait l\u00e0haut, dans le ciel apprenant les mots et les paroles de la \u00ab\u00a0chamanerie\u00a0\u00bb, les noms et les formes des maladies. Voil\u00e0 ce qu’il faut pour un mal de t\u00eate, nous disaiton, voil\u00e0 pour une douleur d’\u00e9paule, voil\u00e0 pour le coeur sans force, voil\u00e0 pour une contamination par les animaux… En nous se trouvaient d\u00e9j\u00e0 nos esprits. Nous les avions dans le ventre, nous les avions dans le coeur. Nous les appelions avec l’aide du jus de tabac. Car les esprits des chamanes sont comme des gens qui parlent. Leurs paroles viennent \u00e0 travers le hochet ou \u00e0 travers le chant. Les chamanes ne sont pas comme le docteur blanc qui sans cesse interroge: O\u00f9 as-tu mal? Qu’as-tu? Depuis quand?, et ainsi n’a aucun m\u00e9rite! Ce sont les r\u00eaves ou les esprits qui disent tout aux chamanes. Mais les docteurs ne veulent rien entendre \u00e0 cela. Nous, avec le tabac, nous voyons Pulowi, la ma\u00eetresse du gibier, nous allons o\u00f9 se trouvent les morts. Avec notre esprit nous allons jusque chez R\u00eave, lui qui enferme les \u00e2mes des Guajiro quand ils dorment, lui qui rend malade et qui tue, lui qui est fr\u00e8re de Mort. Puis notre esprit revient, rapportant de chez R\u00eave la petite \u00e2me du malade, dans un petit sac… Nous, nous avons cinq esprits, dont deux ressemblent \u00e0 des Blancs. Ils travaillent avec Pluie, avec Lune et avec Soleil. Ils vont tr\u00e8s loin, aussi rapides que le regard.<\/p>\n

\u00a0\u00bb Le vrai chamane n’a pas de livre o\u00f9 lire le nom des m\u00e9dicaments. Il re\u00e7oit de ses esprits le nom des plantes qui gu\u00e9riront le malade. Il sait faire les pointes de feu, il sait masser et p\u00e9trir son malade pour en extraire la maladie…\u00a0\u00bb<\/p>\n

\u00ab\u00a0D\u00e9sormais, le pouvoir de gu\u00e9rir les autres
\nl’emportera sur la facult\u00e9 d’\u00eatre malade et de r\u00eaver\u00a0\u00bb<\/strong><\/p>\n

Setuuma releva la t\u00eate. Sa ni\u00e8ce, Too’tora, s’approchait avec trois petites tasses de caf\u00e9 destin\u00e9es \u00e0 ses h\u00f4tes, selon la coutume guajiro. D’un trait, il avala la boisson forte et sirupeuse. Je profitai de l’interm\u00e8de pour l’interroger sur un \u00e9v\u00e9nement r\u00e9cent. Une semaine plus t\u00f4t, une famille angoiss\u00e9e avait fait appeler Setuuma. Leur fille \u00e9tait gravement malade. Jus\u00e9, qui avait assist\u00e9 \u00e0 la cure, m’avait dit la forte impression qu’elle lui avait caus\u00e9, d\u00e9montrant disaitil, les extraordinaires pouvoirs de Setuuma. \u00ab\u00a0Si tu me paies, je te le raconterai, me dit Setuuma, car mes esprits travaillent encore \u00e0 cela et, si je ne te demandais pas d’argent, ils me puniraient.\u00a0\u00bb Nous conv\u00eenmes d’un prix et Setuuma commen\u00e7a aussit\u00f4t son r\u00e9cit:<\/p>\n

\u00ab\u00a0Voici un collier d’or pour le d\u00e9placement, viens vite, notre parente est dans un \u00e9tat tr\u00e8s grave! <\/em>dit un homme en arrivant ici. Non! Je ne veux pas y aller!<\/em> avons-nous r\u00e9pondu. Nous \u00e9tions tr\u00e8s fatigu\u00e9, nous voulions dormir. Prends ces deux colliers et viens tout de suite!<\/em> dit un autre parent de la malade. Nous avons refus\u00e9 encore. Mais aussit\u00f4t la voix du plus puissant de mes esprits me dit \u00e0 l’oreille: Non, ne refuse pas, allons la voir! <\/em>Nous y sommes donc all\u00e9. La malade \u00e9tait tr\u00e8s mal, elle s’\u00e9tait \u00e9vanouie. Que puis-je faire, il n’y a pas de rem\u00e8de! avons-nous dit. Nous mentions, nous n’avions pas envie de \u00ab\u00a0chamaniser\u00a0\u00bb, nous voulions rentrer ici. Non, chante pour nous. Si elle meurt tu n’en seras pas responsable, et si elle gu\u00e9rit, tant mieux! Nous voulons qu’elle vive. Nous sommes riches, nous te donnerons tout. Si tu veux une mule, nous te la donnerons, si tu veux une vache, nous te la donnerons. Si tu veux nos enfants, nous te les donnerons. Une femme dit: Si tu veux que je me couche l\u00e0 pour toi, je le ferai, et il ne t’arrivera rien. De toute mani\u00e8re cela ne serait pas pour moi. Je ne chanterai pas. Ne la laisse pas mourir, ne la laisse pas! <\/em>cria un autre. Tu chanteras pour elle, nous dit alors notre esprit. Nous avons donc sorti le hochet et le tabac, et nous nous sommes mis \u00e0 chanter, \u00e0 chanter, \u00e0 chanter.<\/p>\n

\u00a0\u00bb Nous avons souffl\u00e9 le jus de tabac, de loin, partout sur le corps de la malade. Elle respira de nouveau, elle \u00e9ternua, elle remua. Ma fille va d\u00e9j\u00e0 mieux, <\/em>cria la m\u00e8re. De nouveau nous avons souffl\u00e9, souffl\u00e9, puis nous l’avons retourn\u00e9e dans son hamac. Ta! Ta! <\/em>Son coeur recommen\u00e7a \u00e0 battre. Nous lui avons saisi la bouche et nous y avons introduit du jus de tabac.<\/p>\n

\u00a0\u00bb La maladie sortait de son corps. D\u00e9j\u00e0 son \u00e2me revenait, semblable \u00e0 une petite lumi\u00e8re, tr\u00e8s faible encore. Son visage, et ses yeux, reprenaient bonne apparence. Nous avons chant\u00e9 de nouveau, pour pouvoir r\u00e9pondre aux parents de la malade. Prends grand soin de ta fille, ne plains pas ta peine. <\/em>Ainsi parl\u00e8rent nos esprits \u00e0 travers notre bouche. O\u00f9 donc est sa maladie, le sais-tu?<\/em> a demand\u00e9 quelqu’un. Elle l’a ici, pr\u00e8s de l’\u00e9paule, et dans le ventre. Elle est la victime d’un \u00ab\u00a0yoluha\u00a0\u00bb, du spectre d’un mort. <\/em>Voil\u00e0 ce que nous disait le son du hochet, \u00e0 l’int\u00e9rieur de notre t\u00eate.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Alors nos esprits demand\u00e8rent le prix de leur travail: une vache noire! Un cheval!
\nUn oiseau! Des boucles d’oreille et des anneaux! Vite! Vite!\u00a0\u00bb<\/strong><\/p>\n

\u00ab\u00a0Ensuite, nous avons \u00e9tir\u00e9 la malade, nous l’avons mass\u00e9e et nous avons chant\u00e9 de nouveau. Alors nos esprits demand\u00e8rent le prix de leur travail; il nous faut une vache noire, un cheval et un troupiale (un oiseau exotique). Il nous faut une pi\u00e8ce de tissu rouge et jaune, des boucles d’oreille et des anneaux. Il nous faut aussi une ch\u00e8vre noire, car elle \u00e9tait victime d’un \u00ab\u00a0yoluha\u00a0\u00bb. Tout de suite! Vite, vite!, <\/em>dit le plus exigeant de nos esprits.\u00a0\u00bb<\/p>\n

Setuuma arr\u00eata son \u00e9num\u00e9ration essouffl\u00e9. Il abordait le sujet d\u00e9licat du prix de la cure, dont les Guajiro d\u00e9noncent souvent le montant trop \u00e9lev\u00e9. Ce sont, expliqua Setuuma, nos esprits auxiliaires qui, ayant soustrait l’\u00e2me du malade au monde surnaturel, imposent ce prix. Si leurs exigences n’\u00e9taient pas satisfaites, le malade ne gu\u00e9rirait pas et le chamane tomberait malade, l’un et l’autre victimes des esprits m\u00e9contents. La famille du malade en serait responsable. En cas d’\u00e9chec, le chamane peut donc d\u00e9gager sa responsabilit\u00e9 s’il a pris soin d’inclure dans ses demandes des objets introuvables… De fait, en multipliant les s\u00e9ances, le chamane adapte g\u00e9n\u00e9ralement le prix de la cure \u00e0 l’\u00e9volution de la maladie, aux possibilit\u00e9s \u00e9conomiques du patient et \u00e0 sa propre r\u00e9putation.<\/p>\n

Setuuma \u00e9tait tr\u00e8s habile en cet art. Et, comme tous les chamanes, il soulignait son d\u00e9sint\u00e9ressement puisque, disait-il, \u00ab\u00a0on ne peut ni porter les bijoux, ni manger les animaux demand\u00e9s lors d’une cure; le chamane qui le ferait en mourrait, ses esprits le repousseraient pour toujours\u00a0\u00bb. Ce jour-l\u00e0, il \u00e9voqua longuement cette th\u00e9orie ing\u00e9nieuse qui permet de dissocier, symboliquement au moins, le pouvoir chamanique de la r\u00e9ussite sociale… Puis il reprit la narration de la cure: \u00ab\u00a0…Il r\u00e9unirent alors ce qu’avaient demand\u00e9 nos esprit. Ils attach\u00e8rent le b\u00e9tail pr\u00e8s de la maison. Ils suspendirent les bijoux et les tissus pr\u00e8s de nous. Alors nous avons recommenc\u00e9 \u00e0 chanter. Nous l’avons mass\u00e9e avec de l’eau chaude, nous l’avons \u00e9tir\u00e9e, nous l’avons assouplie. Nous faisions tout ce que les docteurs blancs ne savent pas faire.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Nous avons recommenc\u00e9 \u00e0 chanter.
\nNous faisions pour la malade tout ce que
\nles docteurs blancs ne savent pas faire.
\nNous luttions de toutes nos forces…
\nAlors son \u00e2me se r\u00e9installa.\u00a0\u00bb<\/strong><\/p>\n

\n

Nous luttions de toutes nos forces. Nous tirions sur elle pour que sorte la maladie. Cha! nous l’avons s\u00e9par\u00e9e de l’\u00e9paule. C’est bien, le mal s’est rompu, il est en train de sortir!,<\/em> avons-nous cri\u00e9 \u00e0 la famille. Nous avons alors souffl\u00e9 du tabac dans la bouche de la malade. Elle l’avala et se mit \u00e0 vomir. Elle se sentait mieux car nous venions d’extraire la maladie de son ventre. Son coeur \u00e9tait bon maintenant; sa t\u00eate, son \u00e9paule, tout son corps \u00e9taient soulag\u00e9s. Son \u00e2me se r\u00e9installait. Il fait chaud,<\/em> dit-elle, je vais me baigner, puis je mangerai.<\/em>Nous part\u00eemes ensuite dans la brousse pour lui pr\u00e9parer une drogue \u00e0 base de plantes… Cet homme est formidable, ses pouvoirs surnaturels sont immenses, <\/em>disaient les gens. Et, une fois encore, notre nom alla tr\u00e8s loin, notre r\u00e9putation grandit…\u00a0\u00bb<\/p>\n

Il \u00e9tait tard, la nuit \u00e9tait tomb\u00e9e. L’entretien s’acheva et nous part\u00eemes discr\u00e8tement, selon la coutume guajiro.<\/p>\n

Je devais revoir Setuuma maintes fois. Il me conta d’autres cures et de nombreux mythes, avec un luxe inou\u00ef de d\u00e9tails. Il les prolongeait parfois de r\u00e9cits fantastiques dans lesquels il s’appropriait les actes de h\u00e9ros l\u00e9gendaires… Je le vis aussi plusieurs fois soigner des malades ou \u00ab\u00a0deviner\u00a0\u00bb l’emplacement id\u00e9al pour de nouvelles maisons.<\/p>\n

De nombreux Guajiro lui t\u00e9moignaient une admiration et une confiance sans limite, comme Jus\u00e9 qui, angoiss\u00e9 par la maladie parasitaire de son fils, acceptait de satisfaire \u00e0 tous ses caprices, depuis des mois d\u00e9j\u00e0. D’autres, au contraire le maudissaient: \u00ab\u00a0C’est un homosexuel, et il ne fait que manger de l’argent!\u00a0\u00bb. Les critiques les plus virulentes venaient des bidonvilles, soumis au changement et \u00e0 la \u00ab\u00a0modernit\u00e9\u00a0\u00bb, mais on les entendait aussi dans les zones traditionnelles. Car de tout temps on a compar\u00e9 les chamanes entre eux, on s’est plaint des prix exag\u00e9r\u00e9s des cures, on leur a attribu\u00e9 une sexualit\u00e9 d\u00e9viante, soup\u00e7onnant les hommes d’homosexualit\u00e9 et les femmes de d\u00e9vergondage. Et les chamanes eux-m\u00eames affirment que leurs esprits auxiliaires jaloux leur interdisent une sexualit\u00e9 normale. Quoi qu’il en soit, le chamane est un personnage craint et envi\u00e9. Jamais r\u00e9ellement sorcier, il peut d’ailleurs faire indirectement le mal, diton, en n\u00e9gligeant ses malades, ou en refusant de soigner.<\/p>\n

Personnalit\u00e9 particuli\u00e8rement forte, Setuuma \u00e9tait le centre de nombreuses passions. Cela lui valut une mort pr\u00e9matur\u00e9e, puisqu’il fut assassin\u00e9 en d\u00e9cembre 1975, pour des raisons qui, tous l’affirment, tenaient \u00e0 sa position de chamane. Depuis, son souvenir est souvent \u00e9voqu\u00e9. Certains de ses exploits sont entr\u00e9s dans la l\u00e9gende.<\/p>\n<\/div>\n

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Cet article est paru dans Le Temps strat\u00e9gique<\/em>, <\/span>Hors-S\u00e9rie de novembre 1985.<\/span><\/div>\n
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Bibliographie <\/strong><\/div>\n
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Le b\u00e2ton de l’aveugle. Divination maladie et pouvoir chez les Moudang du Tchad<\/strong>, par A. Adler et A. Zempleni. Paris, Hermann, 1972.<\/p>\n

Le chamanisme et les techniques archa\u00efques de l’extase<\/strong>, par M. Eliade. Paris, Payot, 1968.<\/p>\n

Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage<\/strong>, par J. Favret-Saada. Paris, Gallimard, 1977.<\/p>\n

La pens\u00e9e sauvage<\/strong>, par C. L\u00e9vi-Strauss. Paris, Plon, 1962.<\/p>\n<\/div>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Gu\u00e9risseur traditionnel Setuuma chamane indien \u00ab\u00a0Je vais chez R\u00eave chercher la petite \u00e2me malade\u00a0\u00bb Par Michel Perrin Nous Occidentaux, obnubil\u00e9s par la maladie, la sant\u00e9, et leur prix, oublions volontiers qu’en maintes parties du monde fonctionne une m\u00e9decine traditionnelle, \u00ab\u00a0magique\u00a0\u00bb, absolument non-technologique. Nous avons demand\u00e9 \u00e0 Michel Perrin de donner \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-369","page","type-page","status-publish","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/369","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=369"}],"version-history":[{"count":1,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/369\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":370,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/369\/revisions\/370"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=369"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}