{"id":367,"date":"2015-01-01T16:09:55","date_gmt":"2015-01-01T15:09:55","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=367"},"modified":"2015-01-17T13:04:51","modified_gmt":"2015-01-17T12:04:51","slug":"chez-les-indiens-la-drogue-structure","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=367","title":{"rendered":"Chez les Indiens, la drogue structure,"},"content":{"rendered":"
Lorsqu’un ph\u00e9nom\u00e8ne angoisse profond\u00e9ment – ainsi la toxicomanie – il faut tout faire pour le comprendre, l’exorciser, s’en rendre ma\u00eetre enfin. Pour y r\u00e9ussir il faut se distancer d’abord de ce qui nous fait peur: oser des comparaison, dans l’espace ou le temps, risquer des analogies, marquer les diff\u00e9rences. C’est le d\u00e9fi que nous avons propos\u00e9 \u00e0 Michel Perrin, ethnologue.<\/strong><\/p>\n Michel Perrin, ethnologue, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Coll\u00e8ge de France (Paris), est l’auteur de plusieurs livres, dont Le chemin des Indiens morts, mythes et symboles Guajiro<\/em> (Paris, Payot, 1976, r\u00e9ed. 1983) et Dictionnaire d’ethnologie<\/em>, en collaboration avec M. Panoff (Paris, Payot, 1973). Il pr\u00e9pare actuellement un ouvrage sur le chamanisme.<\/p>\n Dans les soci\u00e9t\u00e9s dites \u00ab\u00a0primitives\u00a0\u00bb la drogue est souvent associ\u00e9e au \u00ab\u00a0sacr\u00e9\u00a0\u00bb. Par exemple pour leindiens guajiro du Venezuela, avec qui je travaille depuis plus de dix ans, les infortunes frappant les hommes sont le fait d’\u00eatres aux pouvoirs surhumains, dits p\u00fclas\u00fc – qu’en Occident nous appellerions cr\u00e9atures surnaturelles, dieux ou esprits.<\/p>\n Les chamanes sont cens\u00e9s communiquer avec ces cr\u00e9atures surnaturelles pour en obtenir qu’elles gu\u00e9rissent les malades, fassent tomber la pluie ou revenir le gibier. Mais pour entrer en communication avec elles, les chamanes doivent eux aussi devenir p\u00fclas\u00fc, et ing\u00e9rer \u00e0 cette fin une substance p\u00fclas\u00fc, c’est-\u00e0-dire une drogue, en l’occurrence du jus de tabac \u00e0 tr\u00e8s haute dose.<\/p>\n La drogue conduit les indiens dans Les Guajiro consid\u00e8rent donc la drogue non seulement comme une substance capable de \u00ab\u00a0disloquer\u00a0\u00bb leur perception normale du monde mais aussi comme un v\u00e9hicule transportant \u00e0 volont\u00e9 le chamane dans un \u00ab\u00a0ailleurs\u00a0\u00bb o\u00f9 r\u00e9sident les \u00eatres surnaturels. Dans d’autres soci\u00e9t\u00e9s, ce voyage sera obtenu sans drogue, au travers de techniques corporelles: danse, je\u00fbne, immobilisation prolong\u00e9e, etc.<\/p>\n La plupart des Occidentaux tendent \u00e0 consid\u00e9rer que ces \u00ab\u00a0ailleurs\u00a0\u00bb sont de simples effets des substances chimiques absorb\u00e9es. Or, manifestement, il n’en est rien. Toutes les cultures pratiquant ce type de communication spirituelle disposent de termes ou de m\u00e9taphores gr\u00e2ce auxquels leurs hallucin\u00e9s peuvent d\u00e9crire leurs p\u00e9r\u00e9grinations dans le \u00ab\u00a0monde surnaturel\u00a0\u00bb: en d’autres termes, le voyage est model\u00e9, souvent inconsciemment, par les repr\u00e9sentations culturelles de ceux qui l’accomplissent, par l’univers de signes et de symboles qui est leur mythologie. Cet \u00ab\u00a0encadrement culturel\u00a0\u00bb est si fort qu’\u00e0 tout le moins il rel\u00e8gue \u00e0 l’arri\u00e8re-plan les effets purement chimiques de la drogue. On a des preuves. Les Guajiro, comme les Warao, autre population indienne du Venezuela, usent du tabac pour communiquer avec le surnaturel. Or leurs visions hallucin\u00e9es, les rencontres qu’ils sont cens\u00e9s faire dans leur voyage, leurs mythologies enfin, sons fort \u00e9loign\u00e9es. Inversement, les Piaroa vivant dans le bassin de l’Or\u00e9noque et les Tukano du bassin du Vaup\u00e8s, qui utilisent deux alcalo\u00efdes dont les effets psych\u00e9d\u00e9liques – sinon les structures mol\u00e9culaires – sont assez diff\u00e9rents (les Piaroa absorbent le yopo, l\u00e9gumineuse contenant un hallucinog\u00e8ne du groupe des tryptamines, les Tukano le yagu\u00e9, boisson contenant de l’harmaline) d\u00e9crivent leurs \u00ab\u00a0voyages\u00a0\u00bb en termes culturels et mythologiques tr\u00e8s proches.<\/p>\n On pourrait, bien s\u00fbr, se demander \u00e9galement si certains aspects de la mythologie, de l’art, bref des activit\u00e9s intellectuelles des peuples consommateurs de drogue, d\u00e9coulent de cette consommation. Sans doute, dans une faible mesure, mais \u00e0 ce jour aucune \u00e9tude n’a pu en apporter une preuve convaincante. Pour Claude Levi-Strauss, \u00ab\u00a0les hallucinog\u00e8nes ne rec\u00e8lent pas un message naturel, dont la notion m\u00eame appara\u00eet contradictoire; ce sont des d\u00e9clencheurs et des amplificateurs d’un discours latent que chaque culture tient en r\u00e9serve et dont les drogues permettent ou facilitent l’\u00e9laboration\u00a0\u00bb.<\/p>\n M\u00eame dans les modifications de comportement social que provoque la drogue, le \u00ab\u00a0culturel\u00a0\u00bb l’emporte sur le \u00ab\u00a0naturel\u00a0\u00bb: ainsi la fameuse amanite muscarienne (Amanita muscaria<\/em>) qui suscite, dit-on, des comportements pacifiques dans la population sib\u00e9rienne des Koriak, aurait \u00e9t\u00e9 associ\u00e9e chez les Vikings \u00e0 la \u00ab\u00a0fureur berserk\u00a0\u00bb, acc\u00e8s de violence assassine et suicidaire culturellement d\u00e9termin\u00e9e.<\/p>\n Avec la drogue l’Occidental En Occident, nombreux sont les adeptes des drogues hallucinog\u00e8nes qui \u00e9voquent la \u00ab\u00a0dimension mystique\u00a0\u00bb \u00e0 laquelle ils ont acc\u00e8s, disent-ils, gr\u00e2ce \u00e0 elles. Hypersensibilis\u00e9s, ils affirment communiquer directement avec la nature et le cosmos, per\u00e7us comme anthropomorphes.<\/p>\n Consid\u00e9r\u00e9e ainsi, la drogue semble donc \u00eatre, comme pour les indiens, un v\u00e9hicule. Mais, dans les cultures occidentales il n’existe pas un \u00ab\u00a0ailleurs\u00a0\u00bb bien d\u00e9fini o\u00f9 ce v\u00e9hicule permettrait de se rendre, m\u00eame si tout un vocabulaire a surgi pour exprimer les effets du voyage (\u00ab\u00a0vibration\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0flip\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0stone\u00a0\u00bb, etc.), m\u00eame si certaines musiques, po\u00e9sies ou peintures sont cens\u00e9es en d\u00e9terminer le cours. Le voyage, dans nos soci\u00e9t\u00e9s est infiniment moins structur\u00e9 que dans les soci\u00e9t\u00e9s traditionnelles. Il nous est en quelque sorte \u00ab\u00a0ext\u00e9rieur\u00a0\u00bb.<\/p>\n Ce qui permet \u00e0 chaque groupe social, en Occident, de tenir sur la drogue, ses effets et les raisons de sa consommation, un discours qui refl\u00e8te ses valeurs culturelles sp\u00e9cifiques qu’elles soient \u00ab\u00a0populaires\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0bourgeoises\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0intellectuelles\u00a0\u00bb ou autres. Ainsi par exemple les chantres de la culture \u00ab\u00a0underground\u00a0\u00bb assuraient que la toxicomanie allait permettre l’exp\u00e9rience de valeurs nouvelles – le r\u00eave, le nomadisme, le retour \u00e0 la nature, etc. – qu’ils d\u00e9finissaient \u00e9videmment par opposition aux id\u00e9aux alors dominants.<\/p>\n Chez les indiens l’usage de la drogue Dans les soci\u00e9t\u00e9s traditionnelles, l’usage de la drogue, comme d’ailleurs l’acc\u00e8s au surnaturel, est tr\u00e8s codifi\u00e9. N’y sont autoris\u00e9s que quelques personnes bien d\u00e9finies (le chamane, le sorcier, le pr\u00eatre, etc.) ou alors des groupes restreints dans des occasions tr\u00e8s sp\u00e9cifiques: initiations, rituels, f\u00eates annuelles. Enfreindre les r\u00e8gles, c’est susciter une punition \u00ab\u00a0sacr\u00e9e\u00a0\u00bb. Chez les Guajiro, boire le jus de tabac sans droit, c’est risquer une maladie grave, punition inflig\u00e9e par les \u00eatres surnaturels.<\/p>\n Le droit \u00e0 la drogue est donc un signe distinctif qui peut, dans d’autres soci\u00e9t\u00e9s, s\u00e9parer les initi\u00e9s des non-initi\u00e9s, les vieux des jeunes, les hommes des femmes, ceux qui ont le pouvoir de ceux qui ne l’ont pas. Par exemple, dans la soci\u00e9t\u00e9 inca, l’usage de la coca \u00e9tait r\u00e9serv\u00e9 aux pr\u00eatres et aux \u00ab\u00a0curaca\u00a0\u00bb, les chefs locaux; tout manquement \u00e0 cette r\u00e8gle, parce qu’il \u00e9tait une atteinte \u00e0 leur autorit\u00e9, \u00e9tait puni. Dans de nombreuses soci\u00e9t\u00e9s, enfin, la drogue est associ\u00e9e au travail. Chez les Guajiro, la consommation d’alcool accompagne et encourage les travaux collectifs. Au P\u00e9rou, la coca semble avoir servi, depuis l’\u00e9poque coloniale, \u00e0 faire travailler les indiens en d\u00e9pit de la faim.<\/p>\n En revanche, dans nos soci\u00e9t\u00e9s occidentales, les comportements sociaux face \u00e0 la drogue sont tr\u00e8s variables – est-elle bonne, n\u00e9faste, tol\u00e9rable? Aucun point de vue fixe. Suivant leur situation dans la soci\u00e9t\u00e9, les uns font l’\u00e9loge de la drogue: force cr\u00e9atrice, qui \u00e9l\u00e8ve l’\u00e2me et assure l’ind\u00e9pendance, les autres la maudissent: force de destruction, de d\u00e9ch\u00e9ance, de d\u00e9pendance.<\/p>\n M\u00eame les l\u00e9gislateurs sont peu s\u00fbrs de leur fait. En 1937, par exemple, le Congr\u00e8s am\u00e9ricain interdit la consommation de marijuana qu’il jugeait encore criminog\u00e8ne. En 1965, il la condamne non plus comme criminog\u00e8ne mais comme antisociale; il l’associe alors aux attitudes \u00ab\u00a0subversives\u00a0\u00bb des non-violents.<\/p>\n Il y a l\u00e0, soit dit en passant, confusion entre les d\u00e9fauts attribu\u00e9s \u00e0 une minorit\u00e9 et les effets suppos\u00e9s de la drogue que tous ses membres sont cens\u00e9s consommer. Ce qui permet de penser que ceux qui d\u00e9noncent la consommation de drogue le font parfois, consciemment ou non, pour vouer un groupe entier \u00e0 la r\u00e9probation sociale: il semble que tel fut le cas lorsque les \u00c9tats-Unis, au d\u00e9but du si\u00e8cle, prohib\u00e8rent l’usage de l’opium, associ\u00e9 dans l’opinion avec la communaut\u00e9 chinoise, jug\u00e9e \u00ab\u00a0contaminante\u00a0\u00bb, mais qui, surtout, \u00e9tait ressentie comme dangereusement concurrente sur le march\u00e9 du travail.<\/p>\n Chez nous, la drogue est tant\u00f4t lou\u00e9e, Plus symptomatique encore, peut- \u00eatre, le discours des m\u00e9decins sur la nature \u00e9pid\u00e9mique de la toxicomanie (ne parlent-ils pas de \u00ab\u00a0contamination\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0pr\u00e9disposition\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0terrain \u00e0 haut risque\u00a0\u00bb, etc.?). En effet, si la toxicomanie est \u00e9pid\u00e9mique et donc contagieuse, il en d\u00e9coule logiquement que le toxicomane, deve-nu v\u00e9ritable symbole de toutes les valeurs n\u00e9gatives d’une soci\u00e9t\u00e9, doit \u00eatre socialement \u00ab\u00a0contr\u00f4l\u00e9\u00a0\u00bb.<\/p>\n Mais la drogue dans nos soci\u00e9t\u00e9s, parce qu’elle est pr\u00e9cis\u00e9ment un signe sans cesse changeant, peut aussi \u00eatre rejet\u00e9e par un groupe qui la consommait, si elle se banalise, et qu’elle ne leur permet plus de se d\u00e9marquer. Ainsi du cannabis qui, aux \u00c9tats-Unis, s’est g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 au point que certains \u00c9tats ont m\u00eame song\u00e9 \u00e0 le l\u00e9galiser: les groupes qui en faisaient un signe de leur marginalit\u00e9 semblent en train de l’abandonner, en qu\u00eate de nouveaux moyens de se distinguer.<\/p>\n Cette perspective, si elle est exacte, permet de penser que r\u00e9pression ou lib\u00e9ralisation de la consommation de drogue pourrait bien avoir des r\u00e9sultats exactement contraires \u00e0 ceux que l’on en escompte, et que l’escalade ou la chute de la courbe de toxicomanie pourrait ob\u00e9ir \u00e0 des lois paradoxales.<\/p>\n Tous ces \u00e9l\u00e9ments sugg\u00e8rent que nos soci\u00e9t\u00e9s se pr\u00e9occupent moins des drogues pour leur toxicit\u00e9 que pour ce qu’elles y voient de d\u00e9fi \u00e0 l’ordre social. La preuve banale en est que des produits qui, comme l’alcool, font, quantitativement, bien plus de ravages que la drogue, ou, comme les m\u00e9dicaments tranquillisants, co\u00fbtent globalement bien plus cher, sont en vente libre; c’est que ni l’alcool ni les tranquillisants ne sont per\u00e7us comme \u00ab\u00a0subversifs\u00a0\u00bb. Il faut rappeler aussi que la drogue sous toutes ses formes est, dans les soci\u00e9t\u00e9s occidentales, un bien \u00e9conomique important – qu’il s’agisse d’alcool, de m\u00e9dicaments, ou de drogues interdites enrichissant gros producteurs et trafiquants internationaux. Dans l’histoire r\u00e9cente, l’administration coloniale fran\u00e7aise prescrivait m\u00eame la vente de quantit\u00e9s minimales d’alcool et d’opium en Indochine, pour le bien du Tr\u00e9sor; l’Angleterre d\u00e9versait les surplus de sa production de whisky sur les populations australiennes et m\u00e9lan\u00e9siennes.<\/p>\n Se droguer devient parfois un acte Dans de nombreuses soci\u00e9t\u00e9s colonis\u00e9es par l’Occident, des mouvements dits \u00ab\u00a0messianiques\u00a0\u00bb ou \u00ab\u00a0nativistes\u00a0\u00bb se sont d\u00e9velopp\u00e9s depuis longtemps, qui, d\u00e9non\u00e7ant la r\u00e9partition in\u00e9gale des richesses, et le d\u00e9calage \u00e9norme qui existe entre les valeurs proclam\u00e9es par les Occidentaux et leurs pratiques colonisatrices, r\u00e9clament l’av\u00e8nement d’une \u00ab\u00a0soci\u00e9t\u00e9 nouvelle\u00a0\u00bb ou le retour \u00e0 un \u00ab\u00a0\u00e9tat originel\u00a0\u00bb jug\u00e9 sup\u00e9rieur.<\/p>\n Ces mouvements pr\u00f4nent souvent l’usage de la drogue ou de techniques corporelles provoquant un \u00e9tat de perception extraordinaire, pour faciliter la prise de conscience de leurs adeptes et r\u00e9pandre plus ais\u00e9ment leurs id\u00e9es. Ainsi, le mouvement des Tupi-Guarani d’Am\u00e9rique du Sud, pratiquant danses et je\u00fbnes intenses afin d’atteindre la \u00ab\u00a0Terre-sans-Mal\u00a0\u00bb; celui de nombreux groupes indiens d’Am\u00e9rique du Nord recourant au peyotl et \u00e0 la \u00ab\u00a0Danse-du-Soleil\u00a0\u00bb pour exprimer leur r\u00e9bellion contre la soci\u00e9t\u00e9 am\u00e9ricaine; celui des indiens du P\u00e9rou qui, au XVIIIe si\u00e8cle, se ralli\u00e8rent \u00e0 la religion syncr\u00e9tique et rebelle de Sant\u00e9s Atahualpa, qui pr\u00f4nait l’usage g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 de la coca; celui des indiens Tukano qui, vers 1850, se livr\u00e8rent \u00e0 des beuveries et des flagellations \u00e0 l’appel de l’un d’eux, qui se disait \u00e9missaire de Dieu.<\/p>\n Aux Nouvelles-H\u00e9brides, l’ingestion excessive de kava (Piper methysticam) stimulait les z\u00e9lateurs du \u00ab\u00a0cargo\u00a0\u00bb, mouvement contestataire d\u00e9clench\u00e9, au milieu de ce si\u00e8cle, par des proph\u00e8tes indig\u00e8nes. Les exemples sont infiniment nombreux. Le dernier en date \u00e9tant peut-\u00eatre le mouvement de r\u00e9bellion suscit\u00e9 dans les Cara\u00efbes par Bob Marley…<\/p>\n Dans tous ces cas, la drogue n’induit plus un \u00ab\u00a0voyage psych\u00e9d\u00e9lique\u00a0\u00bb, mais tout au contraire menace l’ordre social, en stimulant la contestation, ou l’expression ouverte du d\u00e9sespoir. Elle est devenue un catalyseur. Son mode de consommation en est profond\u00e9ment modifi\u00e9; le rituel ancien est subverti, remplac\u00e9 par un usage nouveau, impliquant fr\u00e9quemment une ingestion abusive, par un nombre croissant de personnes.<\/p>\n En Occident, intellectuels et artistes ont invoqu\u00e9 volontiers aussi cet effet \u00ab\u00a0d\u00e9sinhibant\u00a0\u00bb et dynamisant de la drogue. Baudelaire et d’autres \u00e9crivains du XIXe si\u00e8cle demandaient au haschich et \u00e0 l’opium de les aider \u00e0 cr\u00e9er. Les \u00e9crivains am\u00e9ricains de la \u00ab\u00a0contre-culture\u00a0\u00bb pr\u00e9conisent la drogue comme moyen d’acc\u00e9der \u00e0 une conscience nouvelle. (En revanche la toxicomanie des classes modestes est vue comme une \u00ab\u00a0d\u00e9ch\u00e9ance\u00a0\u00bb justifiant un contr\u00f4le social).<\/p>\n La grande vague de toxicomanie qui a commenc\u00e9 en Europe autour de mai 68 ob\u00e9it en fait au mod\u00e8le am\u00e9ricain de la \u00ab\u00a0contre-culture\u00a0\u00bb. Elle s’est d\u00e9velopp\u00e9e essentiellement en milieu lyc\u00e9en et \u00e9tudiant. Des chercheurs ont sugg\u00e9r\u00e9 une explication sociologique \u00e0 ce ph\u00e9nom\u00e8ne. Les jeunes qui ont eu recours \u00e0 la drogue appartenaient pour la plupart \u00e0 un milieu social relativement homog\u00e8ne, disons bourgeois et\/ou intellectuel.<\/p>\n L’hypoth\u00e8se est que ces jeunes ont per\u00e7u alors, plus ou moins consciemment, que la r\u00e9ussite sociale \u00e0 laquelle ils \u00e9taient th\u00e9oriquement promis allait se heurter \u00e0 un nouveau contexte socio-\u00e9conomique. Leur pressentiment de d\u00e9classement et de frustration se serait alors traduit par un rejet de la culture de leurs a\u00een\u00e9s, exprim\u00e9 et stimul\u00e9 \u00e0 la fois par l’usage de la drogue.<\/p>\n Se droguer aurait \u00e9t\u00e9 pour eux le signe qu’ils appartenaient \u00e0 une classe d’\u00e2ge \u00ab\u00a0lib\u00e9r\u00e9e\u00a0\u00bb et \u00ab\u00a0inspir\u00e9e\u00a0\u00bb, et qu’ils entendaient, gr\u00e2ce aux perceptions extraordinaires que permettent les hallucinog\u00e8nes, acc\u00e9der \u00e0 une mentalit\u00e9 nouvelle, tr\u00e8s diff\u00e9rente de celle de leurs a\u00een\u00e9s.<\/p>\n Mais l’ordre social n’a pas \u00e9t\u00e9 boulevers\u00e9, aucune culture nouvelle ne s’est impos\u00e9e, l’usage de la drogue comme signe de lib\u00e9ration et de contestation devrait donc s’estomper. D’autant que les g\u00e9n\u00e9rations actuelles de jeunes gens, plus contraints, nourrissant moins d’illusions, sont mieux adapt\u00e9es \u00e0 la situation socio-\u00e9conomique critique pr\u00e9valant aujourd’hui en Occident. Malheureusement, aucune statistique n’a \u00e9t\u00e9 compil\u00e9e qui permette de savoir si l’augmentation actuelle du nombre absolu de toxicomanes refl\u00e8te une hausse de la consommation dans toutes les couches de la population, ou un simple glissement de cette consommation des classes favoris\u00e9es, vers les classes modestes, dont les effectifs sont plus nombreux.<\/p>\n Peut-\u00eatre nous reprochera-t-on de proposer du ph\u00e9nom\u00e8ne de la drogue, une vision trop d\u00e9tach\u00e9e. Mais l’anthropologie ne peut faire l’\u00e9conomie de cette distance par rapport aux individus et \u00e0 leur drame personnel. Gr\u00e2ce \u00e0 ce d\u00e9tachement, on comprend mieux les paradoxes extraordinaires que rec\u00e8le la drogue, associ\u00e9e tout \u00e0 la fois au bon et au mauvais, \u00e0 l’interdit et au prescrit, \u00e0 la libert\u00e9 et \u00e0 la d\u00e9pendance, au religieux et au profane, \u00e0 la vie et \u00e0 la mort, \u00e0 \u00ab\u00a0l’acte gratuit\u00a0\u00bb et \u00e0 l’exploitation \u00e9conomique. La drogue se situe \u00e0 la charni\u00e8re de l’individuel et du social, du physique et du mental; pour cela elle permet un jeu social et un jeu intellectuel d’une ampleur exceptionnelle, suffisant peut-\u00eatre \u00e0 expliquer son d\u00e9veloppement quasiment universel.<\/p>\n Ce texte est paru dans Le Temps strat\u00e9gique<\/em>, No 12, printemps 1985.<\/p>\n \n \n Bibliographie<\/strong><\/p>\n Hallucinog\u00e8nes et soci\u00e9t\u00e9<\/strong>, par P. Alain. Paris, Payot, 1973.<\/p>\n La chair des dieux: l’usage rituel des psych\u00e9d\u00e9liques,<\/strong> par P. T. Furst. Paris, Seuil, 1974.<\/p>\n Hallucinogens and Shamanism,<\/strong> \u00e9d. par J. M. Harner. New York, Oxford University Press, 1973.<\/p>\n \u00ab\u00a0Drogues, d\u00e9classements et strat\u00e9gies de disqualification\u00a0\u00bb,<\/strong> par P. Pinell et M. Zafiropoulos. In: Actes de la Recherche en Sciences sociales, No 42, avril 1982.<\/p>\n L’exp\u00e9rience hallucinog\u00e8ne,<\/strong> par J. P. Valla. Paris, Masson, 1983.<\/p>\n Soma, Divine Mushroom of Immortality,<\/strong> par R. G. Wassoll. New York, Harcourt Blanc Jovanovitch, 1968.<\/p>\n Drogue et civilisation Refus social ou acceptation.<\/strong> Entretiens de Rueil du 16 mars 1981, publi\u00e9s sous la direction de G. Nahas. Paris, Pergarmon Press, France, 1982.<\/p>\n \u00ab\u00a0Drogue et Soci\u00e9t\u00e9\u00a0\u00bb<\/strong> (dossier collectif), Esprit, No 11-12, 1980.<\/p>\n Rausch und Realit\u00e4t, Drogen im Kulturvergleich,<\/strong> Cologne, Rautenstrauch-Joest-Museum K\u00f6ln, 1981, 2 vol.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Chez les Indiens, la drogue structure, chez nous,\u00a0elle d\u00e9truit… Par Michel Perrin Lorsqu’un ph\u00e9nom\u00e8ne angoisse profond\u00e9ment – ainsi la toxicomanie – il faut tout faire pour le comprendre, l’exorciser, s’en rendre ma\u00eetre enfin. Pour y r\u00e9ussir il faut se distancer d’abord de ce qui nous fait peur: oser des comparaison, \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-367","page","type-page","status-publish","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/367","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=367"}],"version-history":[{"count":1,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/367\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":368,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/367\/revisions\/368"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=367"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}
\nun paysage qui leur est familier<\/strong><\/span><\/p>\n
\nn’a aucun \u00ab\u00a0ailleurs\u00a0\u00bb o\u00f9 aller…<\/strong><\/span><\/p>\n<\/h3>\n
\nest strictement codifi\u00e9<\/strong><\/span><\/p>\n
\ntant\u00f4t maudite, elle ob\u00e9it aux modes…<\/strong><\/span><\/p>\n
\nde r\u00e9bellion contre les Blancs<\/strong><\/span><\/p>\n
\n mais la drogue \u00ab\u00a0populaire\u00a0\u00bb se r\u00e9pand…<\/strong><\/span><\/div>\n
\nPar ailleurs, la \u00ab\u00a0mode\u00a0\u00bb de la drogue s’est r\u00e9pandue, s’est \u00ab\u00a0d\u00e9mocratis\u00e9e\u00a0\u00bb; sa valeur de signe distinctif s’est donc effrit\u00e9e. La toxicomanie affecte d\u00e9sormais les milieux bourgeois adultes et, surtout, les jeunes des \u00ab\u00a0milieux populaires\u00a0\u00bb qui expriment sans doute, par la drogue, l’alcool, la violence, leur angoisse face \u00e0 une crise \u00e9conomique dont ils sont les premi\u00e8res victimes. C’est l\u00e0 une raison de plus pour penser que le milieu lyc\u00e9en et \u00e9tudiant cherchera bient\u00f4t de nouvelles mani\u00e8res d’\u00eatre diff\u00e9rent.<\/p>\n