{"id":309,"date":"2015-01-01T12:58:03","date_gmt":"2015-01-01T11:58:03","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=309"},"modified":"2015-01-18T11:30:58","modified_gmt":"2015-01-18T10:30:58","slug":"le-son-de-la-cyberculture","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=309","title":{"rendered":"Le son de la cyberculture"},"content":{"rendered":"

Le son de la cyberculture<\/h3>\n
par Pierre L\u00e9vy<\/strong><\/div>\n

<\/h3>\n

\"Cyberculture,[extraits]<\/p>\n

La mondialisation de la musique<\/strong>
\nLa musique populaire d’aujourd’hui est \u00e0 la fois mondiale, \u00e9clectique et changeante,
\nsans syst\u00e8me unificateur. On y reconna\u00eet certains traits caract\u00e9ristiques de l’universel
\nsans totalit\u00e9. \u00c0 l’\u00e9chelle historique, cet \u00e9tat est fort r\u00e9cent. La premi\u00e8re \u00e9tape vers
\nune musique universelle sans totalisation a \u00e9t\u00e9 franchie gr\u00e2ce \u00e0 l’enregistrement
\nsonore et \u00e0 la diffusion radiophonique. Lorsque l’on \u00e9tudie les premiers catalogues
\nde disques, qui datent du d\u00e9but du XXe si\u00e8cle, on d\u00e9couvre un paysage musical bien
\nplus morcel\u00e9 et fig\u00e9 que celui qui nous est aujourd’hui familier. \u00c0 cette \u00e9poque, les
\ngens n’avaient pas l’oreille faite \u00e0 l’\u00e9coute de musiques venant de lointains horizons
\net voulaient entendre ce qu’ils avaient toujours connu. Chaque pays, voire chaque
\nr\u00e9gion ou micro-r\u00e9gion avait donc ses chanteurs, ses chansons dans son dialecte,
\nappr\u00e9ciait des airs et des instruments sp\u00e9cifiques. Quasiment tous les disques de
\nmusique populaire \u00e9taient enregistr\u00e9s par des musiciens locaux, pour un public local.
\nSeuls les disques enregistrant la musique savante de la tradition \u00e9crite occidentale
\nposs\u00e9d\u00e8rent d’embl\u00e9e un auditoire international.<\/p>\n

Pr\u00e8s d’un si\u00e8cle plus tard, la situation a radicalement chang\u00e9 puisque la musique
\npopulaire enregistr\u00e9e est bien souvent \u00ab\u00a0mondiale\u00a0\u00bb. De plus, elle est en variation
\npermanente puisqu’elle ne cesse d’int\u00e9grer les apports de traditions locales originales
\nainsi que les expressions de nouveaux courants culturels et sociaux.<\/p>\n

Deux s\u00e9ries entrem\u00eal\u00e9es de mutations expliquent le passage d’un \u00e9tat \u00e0 l’autre du
\npaysage musical international : l’une fait intervenir les transformations g\u00e9n\u00e9rales de
\nl’\u00e9conomie et de la soci\u00e9t\u00e9 (mondialisation, d\u00e9veloppement des voyages, extension
\nd’un style de vie urbain et suburbain international, mouvements culturels et sociaux
\nde la jeunesse, etc.) sur lequel nous n’insisterons pas ici ; l’autre concerne les
\nconditions \u00e9conomiques et technique de l’enregistrement, de la distribution et de
\nl’\u00e9coute de la musique.<\/p>\n

La diffusion des enregistrements provoqua sur la musique populaire des
\nph\u00e9nom\u00e8nes de standardisation comparables \u00e0 ceux de l’imprimerie sur les langues.
\nEn effet, au XVe si\u00e8cle, dans des pays comme la France, l’Angleterre ou l’Italie, il
\nexistait autant de \u00ab\u00a0parlers\u00a0\u00bb que de micro-r\u00e9gions rurales. Or un livre devait viser
\nun march\u00e9 suffisamment \u00e9tendu pour que son impression fut rentable. Comme on
\nimprimait des ouvrages en langue vernaculaire, et non plus seulement en latin, il
\nfallait choisir parmi les parlers locaux pour en extraire \u00ab\u00a0la\u00a0\u00bb langue nationale. Le
\ntoscan, le dialecte de touraine, l’anglais de la cour devinrent l’italien, le
\nfran\u00e7ais et l’anglais, rel\u00e9guant, avec l’aide des administrations royales, les
\nautres parlers au rang de patois. Dans sa traduction de la Bible, Luther amalgama
\ndiff\u00e9rents dialectes germaniques et contribua ainsi \u00e0 forger \u00ab\u00a0la\u00a0\u00bb langue allemande,
\nc’est-\u00e0-dire l’allemand \u00e9crit.<\/p>\n

Pour des raisons analogues, l’\u00e9volution des catalogues de disques de musique
\npopulaire depuis le d\u00e9but du XXe si\u00e8cle montre qu’\u00e0 partir de la fragmentation
\ninitiale, il se cr\u00e9e progressivement des musiques nationales et internationales. Cette
\nmutation est particuli\u00e8rement sensible dans les pays non occidentaux, o\u00f9
\nl’urbanisation et l’influence culturelle d’un \u00c9tat central \u00e9taient encore relativement
\nlimit\u00e9es au d\u00e9but du si\u00e8cle. Le fait que la musique soit ind\u00e9pendante des langues (\u00e0
\nl’exception notable des paroles des chansons) a \u00e9videmment facilit\u00e9 ce ph\u00e9nom\u00e8ne
\nde d\u00e9senclavement. Si l’\u00e9criture d\u00e9contextualise la musique, son enregistrement et sa
\nreproduction cr\u00e9ent progressivement un contexte sonore mondial… et les oreilles qui
\nlui correspondent.<\/p>\n

Tant que la qualit\u00e9 des enregistrements n’eut pas d\u00e9pass\u00e9 un certain seuil, la radio ne
\ndiffusa que des morceaux jou\u00e9s en directs. Lorsque les stations \u00e0 modulation de
\nfr\u00e9quence, qui ne se r\u00e9pandirent qu’apr\u00e8s la Seconde Guerre mondiale,
\ncommenc\u00e8rent \u00e0 diffuser des disques de bonne qualit\u00e9 sonore, le ph\u00e9nom\u00e8ne de la
\nmusique mondiale de masse prit son essor, avec notamment le rock et la pop dans
\nles ann\u00e9es soixante et soixante dix.<\/p>\n

On aurait pu imaginer que la mondialisation de la musique am\u00e8nerait une
\nhomog\u00e9n\u00e9isation d\u00e9finitive, une sorte d’entropie musicale o\u00f9 les styles, les traditions
\net les diff\u00e9rences finiraient par se fondre dans une m\u00eame bouillie uniforme. Or, si la
\n\u00ab\u00a0soupe\u00a0\u00bb est bien pr\u00e9sente, fort heureusement, la musique populaire du monde ne
\ns’y r\u00e9duit pas. Certaines zones du paysage musical, on pense notamment \u00e0 celles
\nqu’irrigue la circulation des cassettes dans le Tiers-monde, restent prot\u00e9g\u00e9es ou
\nd\u00e9connect\u00e9es du march\u00e9 international. La musique mondiale continue \u00e0 s’alimenter
\nde ces isolats imperceptibles mais tr\u00e8s vivants, des anciennes traditions locales, ainsi
\nque d’une cr\u00e9ativit\u00e9 po\u00e9tique et musicale intarissable et largement distribu\u00e9e. De
\nnouveaux genres, de nouveaux styles, de nouveaux sons apparaissent constamment,
\nrecr\u00e9ant les diff\u00e9rences de potentiels qui agitent l’espace musical plan\u00e9taire.<\/p>\n

La dynamique de la musique populaire mondiale offre bien une image approch\u00e9e de
\nl’universel sans totalit\u00e9. Universel par la diffusion d’une musique et d’une \u00e9coute
\nplan\u00e9taire ; sans totalit\u00e9 puisque les styles mondiaux sont multiples, en voie de
\ntransformation et de renouvellement constants.<\/p>\n

Mais la figure exemplaire du nouvel universel n’appara\u00eet dans toute sa pr\u00e9cision
\nqu’avec la num\u00e9risation, et plus particuli\u00e8rement avec la musique techno : le son de
\nla cyberculture. Afin de bien saisir l’originalit\u00e9 de la musique techno, qui tient \u00e0 son
\nprocessus de cr\u00e9ation et de circulation, nous devons, de nouveau, faire un d\u00e9tour par
\nles modes ant\u00e9rieurs de transmission et de renouvellement de la musique.<\/p>\n

Musique orale, \u00e9crite, enregistr\u00e9e<\/strong>
\nDans les soci\u00e9t\u00e9s de culture orale, la musique se re\u00e7oit par \u00e9coute directe, se diffuse
\npar imitation, \u00e9volue par r\u00e9invention de th\u00e8mes et de genres imm\u00e9moriaux. La
\nplupart des airs n’ont pas d’auteurs identifi\u00e9s, ils appartiennent au \u00ab\u00a0fond\u00a0\u00bb de la
\ntradition. Certes, po\u00e8tes et musiciens sont capables d’inventer des chansons, et
\nm\u00eame de gagner en leur propre nom des prix ou des concours. Le r\u00f4le cr\u00e9ateur des
\nindividus n’est donc pas ignor\u00e9. Il reste que la figure du grand interpr\u00e8te, celui qui
\ntransmet une tradition en lui insufflant une vie nouvelle, est plus r\u00e9pandu dans les
\ncultures orales que celle du grand \u00ab\u00a0compositeur\u00a0\u00bb.<\/p>\n

L’\u00e9criture de la musique autorise une nouvelle forme de transmission, non plus de
\ncorps \u00e0 corps, de l’oreille \u00e0 la bouche et de la main \u00e0 l’oreille, mais par le texte. Si
\nl’interpr\u00e9tation, c’est-\u00e0-dire l’actualisation sonore, continue \u00e0 faire l’objet d’une
\ninitiation, d’une imitation et d’une r\u00e9invention continue, la part \u00e9crite de la musique,
\nsa composition, est d\u00e9sormais fix\u00e9e, d\u00e9tach\u00e9e du contexte de la r\u00e9ception.<\/p>\n

Fond\u00e9 sur l’\u00e9criture et sur une combinatoire de sons aussi neutre que possible
\n(d\u00e9tach\u00e9e d’adh\u00e9rences magiques, religieuses ou cosmologiques), le syst\u00e8me
\nmusical occidental se pr\u00e9sente comme \u00ab\u00a0universel\u00a0\u00bb et il est d’ailleurs enseign\u00e9
\ncomme tel dans les conservatoires du monde entier.<\/p>\n

L’apparition d’une tradition \u00e9crite renforce la figure du compositeur qui signe une
\npartition et pr\u00e9tend \u00e0 l’originalit\u00e9. Plut\u00f4t qu’\u00e0 la d\u00e9rive insensible des genres et des
\nth\u00e8mes, typique de la temporalit\u00e9 orale, l’\u00e9criture conditionne une \u00e9volution
\nhistorique, o\u00f9 chaque innovation se d\u00e9tache nettement des formes pr\u00e9c\u00e9dentes.
\nChacun peut constater le caract\u00e8re intrins\u00e8quement historique de la tradition savante
\noccidentale : \u00e0 la simple \u00e9coute d’un morceau, il est possible de le dater
\napproximativement, m\u00eame si l’on n’en conna\u00eet pas l’auteur.<\/p>\n

Pour compl\u00e9ter cette \u00e9vocation des effets de la notation, soulignons le lien entre
\nl’\u00e9criture statique et ces trois figures culturelles : l’universalit\u00e9, l’histoire, l’auteur.<\/p>\n

L’\u00e9criture avait not\u00e9 la musique de tradition orale, pour l’entra\u00eener dans un autre
\ncycle culturel. De m\u00eame, l’enregistrement fixe les styles d’interpr\u00e9tation de la
\nmusique \u00e9crite, en m\u00eame temps qu’il r\u00e8gle leur \u00e9volution. En effet, ce n’est plus
\nseulement la structure abstraite d’un morceau qui peut \u00eatre transmise et
\nd\u00e9contextualis\u00e9e, mais \u00e9galement son actualisation sonore. L’enregistrement prend
\nen charge \u00e0 sa mani\u00e8re l’archivage et la mise en histoire de musiques qui \u00e9taient
\nrest\u00e9es dans l’orbite de la tradition orale (ethnographie musicale). Enfin, certains
\ngenres musicaux, comme le jazz ou le rock n’existent aujourd’hui que par une
\nv\u00e9ritable \u00ab\u00a0tradition d’enregistrement\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Vers la fin des ann\u00e9es soixante, le studio d’enregistrement multipiste devient le
\ngrand int\u00e9grateur, l’instrument principal de la cr\u00e9ation musicale. \u00c0 partir de cette
\n\u00e9poque, pour un nombre croissant de morceaux, la r\u00e9f\u00e9rence originale devient le
\ndisque enregistr\u00e9 en studio, que la performance en concert ne parvient pas toujours \u00e0
\nreproduire. Parmi les premiers exemples de cette situation paradoxale o\u00f9 l’original
\ndevient l’enregistrement, citons certaines chansons de l’album Sergent Pepper, des
\nBeatles, dont la complexit\u00e9 requiert des techniques de mixage impossibles \u00e0 mettre
\nen oeuvre en concert.<\/p>\n

La musique techno<\/strong>
\nComme en leur temps la notation et l’enregistrement, la num\u00e9risation instaure une
\nnouvelle pragmatique de la cr\u00e9ation et de l’\u00e9coute musicale. Je relevais plus haut que
\nle studio d’enregistrement \u00e9tait devenu le principal instrument, ou m\u00e9ta-instrument,
\nde la musique contemporaine. Or l’un des premiers effets de la num\u00e9risation est de
\nmettre le studio \u00e0 port\u00e9e de la bourse individuelle de n’importe quel musicien. Parmi
\nles principales fonctions du studio num\u00e9rique pilot\u00e9 par un simple ordinateur
\npersonnel, citons le s\u00e9quenceur pour l’aide \u00e0 la composition, l’\u00e9chantillonneur pour
\nla num\u00e9risation du son, les logiciels de mixage et d’arrangement du son num\u00e9ris\u00e9 et
\nle synth\u00e9tiseur qui produit du son \u00e0 partir d’instructions ou de codes num\u00e9riques.
\nAjoutons que la norme MIDI (Musical instrument digital interface), permet \u00e0 une
\ns\u00e9quence d’instructions musicales produite dans un studio num\u00e9rique quelconque de
\nse \u00ab\u00a0jouer\u00a0\u00bb sur n’importe quel synth\u00e9tiseur de la plan\u00e8te.<\/p>\n

Les musiciens peuvent dor\u00e9navant contr\u00f4ler personnellement l’ensemble de la cha\u00eene
\nde production de la musique et mettre \u00e9ventuellement sur le R\u00e9seau les produits de
\nleur cr\u00e9ativit\u00e9 sans passer par les interm\u00e9diaires qu’avaient introduits les r\u00e9gimes de
\nla notation et de l’enregistrement (\u00e9diteurs, interpr\u00e8tes, grands studios). En un sens,
\non retourne ainsi \u00e0 la simplicit\u00e9 et \u00e0 l’appropriation personnelle de la production
\nmusicale qui \u00e9tait le propre de la tradition orale.<\/p>\n

Quoique la reprise d’autonomie du musicien soit un \u00e9l\u00e9ment important de la nouvelle
\n\u00e9cologie de la musique, c’est surtout dans la dynamique de cr\u00e9ation et d’\u00e9coute
\ncollective que les effets de la num\u00e9risation sont les plus originaux.<\/p>\n

Il est de plus en plus fr\u00e9quent que des musiciens produisent leur musique \u00e0 partir de
\nl’\u00e9chantillonnage (sampling en anglais) et du r\u00e9arrangement de sons, voire de
\nmorceaux entiers, pr\u00e9lev\u00e9s sur le stock des enregistrements disponibles. Ces
\nmusiques faites \u00e0 partir d’\u00e9chantillonnages peuvent elles-m\u00eame faire \u00e0 leur tour
\nl’objet de nouveaux \u00e9chantillonnages, de mixages et de transformations diverses de
\nla part d’autres musiciens, et ainsi de suite. Cette pratique est particuli\u00e8rement
\nr\u00e9pandue parmi les divers courants de la musique techno. \u00c0 titre d’exemple, le genre
\nJungle ne pratique que l’\u00e9chantillonnage, l’Acid jazz est produit \u00e0 partir du sampling
\nde vieux morceaux de jazz enregistr\u00e9s, etc.<\/p>\n

La musique techno a invent\u00e9 une nouvelle modalit\u00e9 de la tradition, c’est-\u00e0-dire une
\nfa\u00e7on originale de tisser le lien culturel. Ce n’est plus, comme dans la tradition orale
\nou d’enregistrement, une r\u00e9p\u00e9tition ou une inspiration \u00e0 partir d’une \u00e9coute. Ce n’est
\npas non plus, comme dans la tradition \u00e9crite, le rapport d’interpr\u00e9tation qui se tisse
\nentre la partition et son ex\u00e9cution, ni la relation de r\u00e9f\u00e9rence, de progression et
\nd’invention comp\u00e9titive qui se noue entre compositeurs. Dans la techno, chaque
\nacteur du collectif de cr\u00e9ation pr\u00e9l\u00e8ve de la mati\u00e8re sonore sur un flux en circulation
\ndans un vaste r\u00e9seau technosocial. Cette mati\u00e8re est m\u00e9lang\u00e9e, arrang\u00e9e,
\ntransform\u00e9e, puis r\u00e9inject\u00e9e sous forme de pi\u00e8ce \u00ab\u00a0originale\u00a0\u00bb au flot de musique
\nnum\u00e9rique en circulation. Ainsi, chaque musicien ou groupe de musiciens
\nfonctionne comme un op\u00e9rateur sur un flux en transformation permanente dans un
\nr\u00e9seau cyclique de coop\u00e9rateurs. Jamais, comme dans ce type de tradition
\nnum\u00e9rique, les cr\u00e9ateurs n’ont \u00e9t\u00e9 en relation aussi intime les uns avec les autres
\npuisque le lien est trac\u00e9 par la circulation du mat\u00e9riau musical et sonore lui-m\u00eame, et
\nnon seulement par l’\u00e9coute, l’imitation ou l’interpr\u00e9tation.<\/p>\n

L’enregistrement a cess\u00e9 de constituer le but ou la r\u00e9f\u00e9rence musicale ultime. Il n’est
\nplus que la trace \u00e9ph\u00e9m\u00e8re (destin\u00e9e \u00e0 \u00eatre \u00e9chantillonn\u00e9e, d\u00e9form\u00e9e, m\u00e9lang\u00e9e),
\nd’un acte particulier au sein d’un processus collectif. Je ne veux pas dire que
\nl’enregistrement n’a plus aucune importance, ni que les musiciens techno sont
\ntotalement indiff\u00e9rents au fait que leurs productions fassent r\u00e9f\u00e9rence. Je veux
\nseulement souligner qu’il est plus important de \u00ab\u00a0faire \u00e9v\u00e9nement\u00a0\u00bb dans le circuit
\n(par exemple au cours d’une rave party) que d’ajouter un item m\u00e9morable aux
\narchives de la musique.<\/p>\n

La cyberculture est fractale. Chacun de ses sous-ensembles laisse appara\u00eetre une
\nforme semblable \u00e0 celle de sa configuration globale. On peut retrouver dans la
\nmusique techno les trois principes du mouvement social de la cyberculture d\u00e9gag\u00e9s
\nplus haut.<\/p>\n

L’interconnexion est \u00e9vidente par la standardisation technique (norme MIDI),
\nl’usage de l’Internet, mais aussi par le flux continu de mati\u00e8re sonore qui circule
\nentre les musiciens et la possibilit\u00e9 de num\u00e9riser et de traiter n’importe quel morceau
\n(interconnexion virtuelle). Notons bien que cette circulation dans un r\u00e9seau
\nd’\u00e9chantillonnage r\u00e9cursif ou chaque op\u00e9rateur nodal contribue \u00e0 produire le tout est
\nvaloris\u00e9 pour lui-m\u00eame ; c’est a priori une \u00ab\u00a0bonne forme\u00a0\u00bb.<\/p>\n

La musique techno s’accorde avec le principe de communaut\u00e9 virtuelle puisque les
\n\u00e9v\u00e9nements musicaux sont souvent produits au cours de rave parties et prennent
\nsens dans des communaut\u00e9s plus ou moins \u00e9ph\u00e9m\u00e8res de musiciens ou de
\ndisc-jockeys.<\/p>\n

Enfin, quand un musicien offre une oeuvre finie \u00e0 la communaut\u00e9, il ajoute en m\u00eame
\ntemps au stock \u00e0 partir duquel les autres vont travailler. Chacun est donc \u00e0 la fois
\nproducteur de mati\u00e8re premi\u00e8re, transformateur, auteur, interpr\u00e8te et auditeur dans
\nun circuit instable et auto-organis\u00e9 de cr\u00e9ation coop\u00e9rative et d’appr\u00e9ciation
\nconcurrente. Ce processus d’intelligence collective musicale s’\u00e9tend constamment et
\nint\u00e8gre progressivement l’ensemble du patrimoine musical enregistr\u00e9.<\/p>\n

La musique techno et, en g\u00e9n\u00e9ral, la musique \u00e0 mati\u00e8re premi\u00e8re num\u00e9rique,
\nillustrent la singuli\u00e8re figure de l’universel sans totalit\u00e9. L’universalit\u00e9 r\u00e9sulte certes
\nde la compatibilit\u00e9 ou de l’interop\u00e9rabilit\u00e9 technique et de la facilit\u00e9 de circulation des
\nsons dans le cyberespace. Mais l’universalit\u00e9 de la musique num\u00e9rique prolonge
\naussi la mondialisation musicale favoris\u00e9e par l’industrie du disque et la radio \u00e0
\nmodulation de fr\u00e9quence. Toutes sortes de musiques ethniques, religieuses,
\nclassiques ou autres sont \u00e9chantillonn\u00e9es, arrach\u00e9es \u00e0 leur situation d’origine,
\nmix\u00e9es, transform\u00e9es et finalement offertes \u00e0 une \u00e9coute engag\u00e9e dans un
\napprentissage permanent. Le genre Transe global underground, par exemple,
\nparticipe intens\u00e9ment au processus en cours d’universalisation du contenu par
\ncontact et m\u00e9lange. Il int\u00e8gre des musiques tribales ou liturgiques \u00e0 des sons
\n\u00e9lectroniques, voire \u00ab\u00a0industriels\u00a0\u00bb, sur des rythmes planants ou fr\u00e9n\u00e9tiques qui
\nvisent \u00e0 provoquer des effets de transe. Contrairement \u00e0 ce qui fut un moment la
\nvocation de la musique savante occidentale \u00e0 base \u00e9crite, le nouvel universel musical
\nn’instaure pas le m\u00eame syst\u00e8me partout : il r\u00e9pand un universel par contact,
\ntransversal, \u00e9clectique, constamment mutant. Un flux musical en transformation
\nconstante invente progressivement l’espace qu’il \u00e9tend. Ce flux est \u00e9galement
\nuniversel dans la mesure o\u00f9, suivant l’avanc\u00e9e de la num\u00e9risation, il s’alimente
\ndu \u00ab\u00a0tout\u00a0\u00bb ouvert de la musique, de la plus moderne \u00e0 la plus archa\u00efque.<\/p>\n

Et cet universel se passe effectivement de totalisation puisqu’il ne repose sur aucun
\nsyst\u00e8me particulier d’\u00e9criture ou de combinatoire des sons. Les deux principaux
\nmodes de cl\u00f4ture de la musique que sont la composition et l’enregistrement, n’ont
\ncertes pas disparu, mais ils apparaissent nettement secondaires eu \u00e9gard au
\nprocessus r\u00e9cursif et continu de l’\u00e9chantillonnage et du r\u00e9arrangement au sein d’un
\nflux continu de mati\u00e8re sonore.<\/p>\n

Nous retrouvons avec la musique techno la formule dynamique qui d\u00e9finit
\nl’essence de la cyberculture : plus c’est universel, moins c’est totalisable.<\/p>\n

Extraits de Cyberculture, rapport au Conseil de l’Europe<\/em> de Pierre L\u00e9vy. Paris, Odile Jacob, 1998.<\/p>\n

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Le son de la cyberculture par Pierre L\u00e9vy [extraits] La mondialisation de la musique La musique populaire d’aujourd’hui est \u00e0 la fois mondiale, \u00e9clectique et changeante, sans syst\u00e8me unificateur. On y reconna\u00eet certains traits caract\u00e9ristiques de l’universel sans totalit\u00e9. \u00c0 l’\u00e9chelle historique, cet \u00e9tat est fort r\u00e9cent. La premi\u00e8re \u00e9tape \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1191,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-309","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/309","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=309"}],"version-history":[{"count":2,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/309\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1197,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/309\/revisions\/1197"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1191"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=309"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}