{"id":307,"date":"2015-01-01T12:56:17","date_gmt":"2015-01-01T11:56:17","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=307"},"modified":"2015-01-18T11:30:23","modified_gmt":"2015-01-18T10:30:23","slug":"la-cyberculture-ou-la-tradition-simultanee","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=307","title":{"rendered":"La cyberculture ou la tradition simultan\u00e9e"},"content":{"rendered":"
[extraits]<\/p>\n
L’universel abrite l’ici et maintenant de l’esp\u00e8ce, son point de rencontre, un ici et maintenant paradoxal, sans lieu ni temps clairement assignable. Par exemple, une religion universelle est cens\u00e9e s’adresser \u00e0 tous les hommes et les r\u00e9unit virtuellement dans sa r\u00e9v\u00e9lation, son eschatologie, ses valeurs. De m\u00eame, la science est cens\u00e9e exprimer (et valoir pour) le progr\u00e8s
\nintellectuel de l’ensemble des humains sans exclusive. Les savants sont les d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s
\nde l’esp\u00e8ce et les triomphes de la connaissance exacte sont ceux de l’humanit\u00e9 dans
\nson ensemble. De m\u00eame, l’horizon d’un cyberespace que nous r\u00e9putons
\nuniversaliste est d’interconnecter tous les bip\u00e8des parlants et de les faire participer \u00e0
\nl’intelligence collective de l’esp\u00e8ce au sein d’un milieu ubiquitaire. De mani\u00e8re
\ncompl\u00e8tement diff\u00e9rente, la science, les religions universelles ouvrent des lieux
\nvirtuels o\u00f9 l’humanit\u00e9 se rencontre elle-m\u00eame. Quoique remplissant une fonction
\nanalogue, le cyberespace r\u00e9unit les gens de mani\u00e8re beaucoup moins \u00ab\u00a0virtuelle\u00a0\u00bb
\nque la science ou les grandes religions. L’activit\u00e9 scientifique implique chacun et
\ns’adresse \u00e0 tous par l’interm\u00e9diaire d’un sujet transcendantal de la connaissance,
\nauquel participe chaque membre de l’esp\u00e8ce. La religion rassemble par la
\ntranscendance. En revanche, pour son op\u00e9ration de mise en pr\u00e9sence de l’humain \u00e0
\nlui-m\u00eame, le cyberespace met en oeuvre une technologie r\u00e9elle, immanente, \u00e0 port\u00e9e
\nde main.<\/p>\n
Qu’est-ce, maintenant, que la totalit\u00e9? Il s’agit, dans mon langage, de l’unit\u00e9
\nstabilis\u00e9e du sens d’une diversit\u00e9. Que cette unit\u00e9 ou cette identit\u00e9 soit organique,
\ndialectique ou complexe plut\u00f4t que simple ou m\u00e9canique ne change rien \u00e0 l’affaire :
\nil s’agit toujours de totalit\u00e9, c’est-\u00e0-dire d’une cl\u00f4ture s\u00e9mantique englobante.<\/p>\n
Or, la cyberculture invente une autre mani\u00e8re de faire advenir la pr\u00e9sence virtuelle \u00e0
\nsoi-m\u00eame de l’humain qu’en imposant une unit\u00e9 du sens. Telle est la principale th\u00e8se que j’ai d\u00e9fendue ici.<\/p>\n
Eu \u00e9gard aux cat\u00e9gories que je viens d’exposer, on peut distinguer trois grandes
\n\u00e9tapes de l’histoire :<\/p>\n
– celle des petites soci\u00e9t\u00e9s closes, de culture orale, qui vivaient une totalit\u00e9
\nsans universel,
\n– celle des soci\u00e9t\u00e9s \u00ab\u00a0civilis\u00e9es\u00a0\u00bb, imp\u00e9riales, usant de l’\u00e9criture, qui ont fait
\nsurgir un universel totalisant,
\n– celle enfin de la cyberculture, correspondant \u00e0 la mondialisation concr\u00e8te des
\nsoci\u00e9t\u00e9s, qui invente un universel sans totalit\u00e9.<\/p>\n
Soulignons que les \u00e9tapes deux et trois ne font pas dispara\u00eetre celles qui les
\npr\u00e9c\u00e8dent : elles les relativisent en ajoutant une dimension suppl\u00e9mentaire.<\/p>\n
Dans une premi\u00e8re \u00e9poque, donc, l’humanit\u00e9 se compose d’une multitude de totalit\u00e9s
\nculturelles dynamiques ou de \u00ab\u00a0traditions\u00a0\u00bb, mentalement ferm\u00e9es sur elles-m\u00eames,
\nce qui n’emp\u00eache \u00e9videmment ni les rencontres ni les influences. Les \u00ab\u00a0hommes\u00a0\u00bb
\npar excellence sont les membres de la tribu. Rares sont les propositions des cultures
\narcha\u00efques cens\u00e9es concerner tous les \u00eatres humains sans exception. Ni les lois (pas
\nde \u00ab\u00a0droits de l’homme\u00a0\u00bb), ni les dieux (pas de religions universelles), ni les
\nconnaissances (pas de proc\u00e9dures d’exp\u00e9rimentation ou de raisonnements
\nreproductibles partout), ni les techniques (pas de r\u00e9seaux ni de standards mondiaux)
\nne sont universels par construction.<\/p>\n
Certes, sur le plan des oeuvres, comme nous l’avons vu, les auteurs \u00e9taient rares.
\nMais la cl\u00f4ture du sens \u00e9tait assur\u00e9e par une transcendance, par l’exemple et la
\nd\u00e9cision des anc\u00eatres, par une tradition. Certes, l’enregistrement faisait d\u00e9faut. Mais
\nla transmission cyclique de g\u00e9n\u00e9ration en g\u00e9n\u00e9ration garantissait la p\u00e9rennit\u00e9 dans le
\ntemps. Les capacit\u00e9s de la m\u00e9moire humaine limitaient cependant la taille du tr\u00e9sor
\nculturel aux souvenirs et savoirs d’un groupe de vieillards. Totalit\u00e9s vivantes, mais
\ntotalit\u00e9s closes, sans universel.<\/p>\n
Dans une seconde \u00e9poque, \u00ab\u00a0civilis\u00e9e\u00a0\u00bb, les conditions de communication
\ninstaur\u00e9es par l’\u00e9criture am\u00e8nent \u00e0 la d\u00e9couverte pratique de l’universalit\u00e9. L’\u00e9crit,
\npuis l’imprim\u00e9, portent une possibilit\u00e9 d’extension ind\u00e9finie de la m\u00e9moire sociale.
\nL’ouverture universaliste s’effectue \u00e0 la fois dans le temps et l’espace. L’universel
\ntotalisant traduit l’inflation des signes et la fixation du sens, la conqu\u00eate des
\nterritoires et la suj\u00e9tion des hommes. Le premier universel est imp\u00e9rial, \u00e9tatique. Il
\ns’impose par dessus la diversit\u00e9 des cultures. Il tend \u00e0 creuser une couche de l’\u00eatre
\npartout et toujours identique, pr\u00e9tendument ind\u00e9pendante de nous (comme l’univers
\nconstruit par la science) ou attach\u00e9e \u00e0 telle d\u00e9finition abstraite (les droits de
\nl’homme). Oui, notre esp\u00e8ce existe d\u00e9sormais en tant que telle. Elle se rencontre et
\ncommunie au sein d’\u00e9tranges espaces virtuels : la r\u00e9v\u00e9lation, la fin des temps, la
\nraison, la science, le droit… De l’\u00c9tat aux religions du livre, des religions aux
\nr\u00e9seaux concrets de la technoscience, l’universalit\u00e9 s’affirme et prend corps, mais
\npresque toujours par la totalisation, l’extension et le maintien d’un sens unique.<\/p>\n
Or la cyberculture, troisi\u00e8me \u00e9tape de l’\u00e9volution, maintien l’universalit\u00e9 tout en
\ndissolvant la totalit\u00e9. Elle correspond au moment o\u00f9 notre esp\u00e8ce, par la
\nplan\u00e9tarisation \u00e9conomique, par la densification des r\u00e9seaux de communication et de
\ntransport, tend \u00e0 ne plus former qu’une seule communaut\u00e9 mondiale, m\u00eame si cette
\ncommunaut\u00e9 est \u00f4 combien ! in\u00e9galitaire et conflictuelle. Seule de son genre dans
\nle r\u00e8gne animal, l’humanit\u00e9 r\u00e9unit toute son esp\u00e8ce en une seule soci\u00e9t\u00e9. Mais du
\nm\u00eame coup, et paradoxalement, l’unit\u00e9 du sens \u00e9clate, peut-\u00eatre parce qu’elle
\ncommence \u00e0 se r\u00e9aliser pratiquement, par le contact et l’interaction effective. No\u00e9
\nrevient en foule. Flottilles dispers\u00e9es et dansantes d’arches abritant la pr\u00e9carit\u00e9 d’un
\nsens probl\u00e9matique, reflets brouill\u00e9s d’un grand tout fuyant, \u00e9vanescent, connect\u00e9es
\n\u00e0 l’univers, les communaut\u00e9s virtuelles construisent et dissolvent constamment leurs
\nmicro-totalit\u00e9s dynamiques, \u00e9mergentes, immerg\u00e9es, d\u00e9rivant parmi les courants
\ntourbillonnaires du nouveau d\u00e9luge.<\/p>\n
Les traditions se d\u00e9ployaient dans la diachronie de l’histoire. Les interpr\u00e8tes,
\nop\u00e9rateurs du temps, passeurs des lign\u00e9es d’\u00e9volution, ponts entre l’avenir et le
\npass\u00e9, r\u00e9actualisaient la m\u00e9moire, transmettaient et inventaient du m\u00eame mouvement
\nles id\u00e9es et les formes. Les grandes traditions intellectuelle ou religieuse ont
\npatiemment construit des biblioth\u00e8ques hypertextes auxquelles chaque nouvelle
\ng\u00e9n\u00e9ration ajoutait ses noeuds et ses liens. Intelligences collectives s\u00e9diment\u00e9es,
\nl’\u00c9glise ou l’Universit\u00e9 cousaient les si\u00e8cles l’un \u00e0 l’autre. Le Talmud fait foisonner
\nles commentaires de commentaires o\u00f9 les sages d’hier dialoguent avec ceux d’avant
\nhier.<\/p>\n
Loin de disloquer le motif de la \u00ab\u00a0tradition\u00a0\u00bb, la cyberculture l’incline d’un angle de
\n45 degr\u00e9s pour la disposer dans l’id\u00e9ale synchronie du cyberespace. La cyberculture
\nincarne la forme horizontale, simultan\u00e9e, purement spatiale de la transmission. Elle
\nne relie dans le temps que par surcro\u00eet. Sa principale op\u00e9ration est de connecter dans
\nl’espace, de construire et d’\u00e9tendre les rhizomes du sens.<\/p>\n
Voici le cyberespace, le pullulement de ses communaut\u00e9s, le buissonnement
\nentrelac\u00e9 de ses oeuvres, comme si toute la m\u00e9moire des hommes se d\u00e9ployait dans
\nl’instant : un immense acte d’intelligence collective synchrone, convergent au
\npr\u00e9sent, \u00e9clair silencieux, divergent, explosant comme une chevelure de neurones.<\/p>\n
Extraits de Cyberculture, rapport au Conseil de l’Europe<\/em> de Pierre L\u00e9vy. Paris, Odile Jacob, 1998.<\/p>\n <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" La cyberculture ou la tradition simultan\u00e9e par Pierre L\u00e9vy [extraits] L’universel abrite l’ici et maintenant de l’esp\u00e8ce, son point de rencontre, un ici et maintenant paradoxal, sans lieu ni temps clairement assignable. Par exemple, une religion universelle est cens\u00e9e s’adresser \u00e0 tous les hommes et les r\u00e9unit virtuellement dans sa \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1191,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-307","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/307","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=307"}],"version-history":[{"count":3,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/307\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1196,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/307\/revisions\/1196"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1191"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=307"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}