{"id":301,"date":"2015-01-01T12:49:11","date_gmt":"2015-01-01T11:49:11","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/wp\/?page_id=301"},"modified":"2015-01-18T21:34:50","modified_gmt":"2015-01-18T20:34:50","slug":"301-2","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=301","title":{"rendered":"Aux origines de l’intelligence collective"},"content":{"rendered":"
Pierre L\u00e9vy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace<\/em> Jusqu’\u00e0 maintenant, on a surtout imagin\u00e9 et construit des mondes virtuels qui \u00e9taient de simples simulations d’univers physiques r\u00e9els ou possibles. Nous proposons ici de concevoir des mondes virtuels de significations ou de sensations partag\u00e9es, l’ouverture d’espaces o\u00f9 pourront se d\u00e9ployer l’intelligence et l’imagination collectives. Pour mettre en perspective notre propos, nous allons partir de certaines conceptions th\u00e9ologiques m\u00e9di\u00e9vales de l’intelligence et de l’imagination collectives. Puis nous montrerons que ces conceptions, convenablement r\u00e9orient\u00e9es de la transcendance vers l’immanence, dessinent le programme de cath\u00e9drales invers\u00e9es, sculpt\u00e9es \u00e0 m\u00eame l’esprit humain. Nous dressons la perspective d’une th\u00e9ologie retourn\u00e9e en anthropologie. Il s’agit bien toujours de rapprocher l’humain de la divinit\u00e9 (et quel autre objectif assigner \u00e0 un art qui en vaille la peine ?), mais, cette fois-ci, en permettant \u00e0 des collectifs humains r\u00e9els et tangibles de construire ensemble un ciel, des cieux, qui ne tiennent leur lumi\u00e8re que des pens\u00e9es et des cr\u00e9ations d’ici-bas. Ce qui fut th\u00e9ologique devient technologique.<\/p>\n La tradition f\u00e2r\u00e2b\u00eeenne<\/strong><\/p>\n L’intellectuel collectif a sans doute \u00e9t\u00e9 th\u00e9matis\u00e9 explicitement et pens\u00e9 avec rigueur pour la premi\u00e8re fois entre le Xe et le XIIe si\u00e8cle, en milieu musulman, par une lign\u00e9e de th\u00e9osophes persans et juifs qui se r\u00e9f\u00e9raient \u00e0 une interpr\u00e9tation n\u00e9o-platonicienne d’Aristote. Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee (872-950), Ibn Sina (l’Avicenne des traductions latines, 980-1037), Ab\u00fb’l-Barak\u00e2t al-Baghd\u00e2d\u00ee (mort en 1164) et Ma\u00efmonide (1135-1204) comptent parmi les principaux penseurs de cette tradition (<\/a>1).<\/p>\n C’est \u00e0 plus d’un titre que ce courant doit retenir notre attention. Premi\u00e8rement, Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee et Ibn Sina ont plac\u00e9 au coeur de leur anthropologie l’id\u00e9e d’une intelligence unique et s\u00e9par\u00e9e, la m\u00eame pour l’ensemble du genre humain, que l’on peut donc consid\u00e9rer, avant la lettre, comme un intellect commun ou collectif. Ce \u00ab\u00a0conscient collectif\u00a0\u00bb a \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9 l’intellect agent par ces mystiques aristot\u00e9liciens parce que c’est une intelligence toujours en acte -qui ne cesse de contempler des id\u00e9es vraies- et qui fait passer \u00e0 l’acte (qui rend effectives) les intelligences humaines en \u00e9mettant vers elles toutes les id\u00e9es qu’elles per\u00e7oivent ou contemplent. Cet intellect commun relie les hommes \u00e0 Dieu, un Dieu essentiellement con\u00e7u comme pens\u00e9e se pensant elle-m\u00eame, une divinit\u00e9 connaissante et connaissance plut\u00f4t que toute-puissante, une pure intelligence qui n’est cr\u00e9atrice que par surcro\u00eet. A la suite d’Aristote, la th\u00e9ologie d’inspiration f\u00e2r\u00e2bienne s’int\u00e9resse moins aux pouvoirs ou \u00e0 la puissance de Dieu qu’\u00e0 son \u00e9nigmatique mani\u00e8re de penser, \u00e0 sa contemplation \u00e9ternelle de soi. Par analogie, cette th\u00e9ologie aura donc peut-\u00eatre quelque chose \u00e0 nous apprendre sur l’intellectuel collectif et la fa\u00e7on dont il se pense en pensant son monde. Par ailleurs, on le verra, la th\u00e9orie de la connaissance d’AI-F\u00e2r\u00e2b\u00ee et d’Avicenne est ins\u00e9parable de leur cosmologie: le monde proc\u00e8de d\u2019un processus de perception ou de contemplation et, sym\u00e9triquement, toutes les hi\u00e9rarchies c\u00e9lestes sont impliqu\u00e9es dans le moindre acte de connaissance. Une approche qui trouve aujourd’hui un \u00e9cho singulier: l’implication r\u00e9ciproque du monde et de la pens\u00e9e (le cosmos pense en nous et notre monde est satur\u00e9 de pens\u00e9e collective) est un th\u00e8me essentiel de notre m\u00e9ditation sur l’intelligence collective (2). Soulignons \u00e9galement que, d’Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee \u00e0 Maimonide, l’imagination, loin d’\u00eatre d\u00e9valoris\u00e9e comme cela a \u00e9t\u00e9 le cas dans une certaine tradition platonicienne exclusivement attach\u00e9e \u00e0 l’intelligible pur, est cens\u00e9e jouer un r\u00f4le \u00e9minent dans la pens\u00e9e. En effet, chez Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee et Maimonide, ce sont les proph\u00e8tes qui atteignent le plus haut degr\u00e9 de la connaissance. Non seulement l’intellect commun emplit leurs facult\u00e9s de raisonnement (privil\u00e8ge \u00e9galement accord\u00e9 aux philosophes, scientifiques, juristes et hommes politiques), mais il comble en outre leurs exceptionnelles capacit\u00e9s de percevoir des images mentales (et cela n’est r\u00e9serv\u00e9 qu’aux seuls proph\u00e8tes). Comme dans la connaissance du troisi\u00e8me genre chez Spinoza, les proph\u00e8tes inspir\u00e9s par l’intellect commun \u00ab\u00a0voient\u00a0\u00bb ou \u00ab\u00a0entendent\u00a0\u00bb directement la v\u00e9rit\u00e9, d’une perception impliquant toujours en m\u00eame temps le raisonnement, perception toute spirituelle et qui ne doit \u00e9videmment rien aux sens grossiers et mat\u00e9riels.<\/p>\n Nous pouvons, en cette fin du XXe si\u00e8cle, nous r\u00e9approprier cette philosophie puisque, s’inspirant de l’aristot\u00e9lisme et du n\u00e9o-platonisme, elle h\u00e9rite de la haine des Grecs pour l’infini. Dieu, les anges, la pens\u00e9e et le monde y sont appr\u00e9hend\u00e9s en termes qualitatifs. Dieu n’est pas infiniment plus que nous (plus puissant, plus sage, plus juste…), mais radicalement autre: unit\u00e9 absolue de la pens\u00e9e se pensant elle-m\u00eame. Or cette divinit\u00e9 \u00ab\u00a0autre\u00a0\u00bb \u00e9tant quantitativement finie, nous pouvons songer \u00e0 la r\u00e9int\u00e9grer dans la finitude d’une humanit\u00e9 qui ne cesse elle-m\u00eame de devenir autre.<\/p>\n L’intellect agent<\/strong><\/p>\n Dans la th\u00e9ologie d’AI-F\u00e2r\u00e2b\u00ee et d’Avicenne Dieu ne cr\u00e9e pas le monde selon un acte de volont\u00e9 sp\u00e9cial, il n’y a pas de \u00ab\u00a0coup d’Etat dans l’\u00e9ternit\u00e9\u00a0\u00bb, mais une s\u00e9rie de cons\u00e9quences n\u00e9cessaires et \u00e9ternelles de l’acte de la pens\u00e9e divine se pensant soi-m\u00eame. Le monde \u00e9mane de Dieu par surcro\u00eet du fait de la surabondance de Son intelligence, suivant une causalit\u00e9 immat\u00e9rielle et sans contact que les n\u00e9oplatoniciens avaient nomm\u00e9e procession ou \u00e9manation.<\/p>\n De la contemplation par Dieu de sa propre pens\u00e9e \u00e9mane la premi\u00e8re intelligence s\u00e9par\u00e9e, ou premier ch\u00e9rubin On parle d\u2019intelligence s\u00e9par\u00e9e pour bien marquer qu’elle est \u00ab\u00a0pure\u00a0\u00bb et ne s’attache \u00e0 aucun corps. La premi\u00e8re intelligence s\u00e9par\u00e9e se livre \u00e0 trois contemplations distinctes, dont d\u00e9coulent respectivement trois cons\u00e9quences.<\/p>\n Premi\u00e8rement, elle contemple le principe qui la fait exister n\u00e9cessairement, c’est-\u00e0-dire Dieu. De la pens\u00e9e de Dieu par la premi\u00e8re intelligence \u00e9mane une deuxi\u00e8me intelligence s\u00e9par\u00e9e.<\/p>\n Deuxi\u00e8mement, la premi\u00e8re intelligence se contemple elle-m\u00eame en tant qu’elle est une \u00e9manation n\u00e9cessaire de Dieu.De cette contemplation proc\u00e8de l’\u00e2me motrice du premier ciel.<\/p>\n Troisi\u00e8mement, la premi\u00e8re intelligence contemple la possibilit\u00e9 de son existence, en soi, ind\u00e9pendamment du principe dont elle \u00e9mane. De cette troisi\u00e8me contemplation, la plus obscure, la plus basse, d\u00e9coule le corps du premier ciel. A son tour, la deuxi\u00e8me intelligence, ou deuxi\u00e8me ch\u00e9rubin, 1) contemple son principe qui est la premi\u00e8re intelligence, 2) se contemple elle-m\u00eame en tant qu’elle \u00e9mane de la premi\u00e8re intelligence et 3) se pense ind\u00e9pendamment de son principe. De ces contemplations proc\u00e8dent 1) la troisi\u00e8me intelligence, 2) l’\u00e2me motrice du deuxi\u00e8me ciel et 3) le corps \u00e9th\u00e9rique du deuxi\u00e8me ciel, et ainsi de suite jusqu\u2019\u00e0 la dixi\u00e8me intelligence s\u00e9par\u00e9e (chez Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee et Ibn Sina (3)).<\/p>\n Les \u00e2mes motrices, ou anges c\u00e9lestes, se caract\u00e9risent essentiellement par l’imagination, une imagination pure, ind\u00e9pendante des sens, qui leur permet de se repr\u00e9senter et de d\u00e9sirer l’intelligence dont elles proc\u00e8dent. L’amour des \u00e2mes c\u00e9lestes met les cieux en mouvement (d’o\u00f9 leur nom d’\u00e2mes motrices), un mouvement \u00e9ternel puisque les \u00e2mes n’atteignent jamais les intelligences qu’elles d\u00e9sirent.<\/p>\n L’influx divin dont proc\u00e8dent les ch\u00e9rubins, les anges et les cieux finissant par s’\u00e9puiser, le processus d’\u00e9manation arrive \u00e0 son terme avec la dixi\u00e8me intelligence s\u00e9par\u00e9e ou l’intellect agent. Cet intellect agent, nos th\u00e9ologiens l’appellent \u00e9galement: \u00ab\u00a0l’Ange\u00a0\u00bb. L’article d\u00e9fini, sans autre pr\u00e9cision, indique l’ange de la connaissance et de la r\u00e9v\u00e9lation, celui \u00e0 qui les humains ont directement affaire.<\/p>\n De la contemplation de l’Ange par lui-m\u00eame, ind\u00e9pendamment de son principe, \u00e9mane non plus le corps subtil d’un ciel mais la diffusion, l’\u00e9clatement et l’opacit\u00e9 de la mati\u00e8re sublunaire, la substance grossi\u00e8re de ce bas monde.<\/p>\n De la contemplation de l’Ange par lui-m\u00eame en tant qu\u2019il proc\u00e8de de la neuvi\u00e8me intelligence \u00e9mane non pas l\u2019\u00e2me motrice d’une sph\u00e8re, un ange c\u00e9leste, mais la multitude des \u00e2mes humaines dont l’\u00e9paisse imagination sensuelle meut les corps mat\u00e9riels.<\/p>\n Enfin, la plus \u00e9minente forme de pens\u00e9e accessible \u00e0 la dixi\u00e8me intelligence s\u00e9par\u00e9e est \u00e9videmment la contemplation de son principe (la neuvi\u00e8me intelligence). De cette contemplation proc\u00e8dent toutes les formes des corps terrestres ainsi que les id\u00e9es ou formes de la connaissance chez les \u00e2mes humaines dispos\u00e9es \u00e0 les recevoir. L’intellect agent est la source irradiante de toutes les formes et id\u00e9es du monde sublunaire o\u00f9 nous habitons.<\/p>\n Les humains sont toujours intelligents en puissance mais ils ne passent \u00e0 l’acte (c’est-\u00e0-dire, selon la terminologie aristot\u00e9licienne, ne deviennent effectivement intelligents et connaissants) que lorsqu’ils sont illumin\u00e9s par l’Ange. Les formes intelligibles ruissellent de l’intellect agent et, quand elles atteignent les \u00e2mes convenablement dispos\u00e9es, elles les font passer de la connaissance en puissance (possible) \u00e0 la connaissance en acte (r\u00e9elle) (4). Nous ne sommes donc intelligents en acte que gr\u00e2ce \u00e0 l’intellect agent, commun \u00e0 l’ensemble de l’humanit\u00e9, qui est une sorte de \u00ab\u00a0conscient collectif\u00a0\u00bb. Pour l’homme, le degr\u00e9 supr\u00eame de la f\u00e9licit\u00e9 est \u00e9videmment de s’unir \u00e0 l’intellect agent, de capter le plus pleinement, le mieux possible, l’\u00e9mission ang\u00e9lique (5).<\/p>\n Mais le processus de l’\u00e9manation ne s’arr\u00eate pas l\u00e0. L’influx divin est re\u00e7u par la facult\u00e9 rationnelle des humains selon divers degr\u00e9s de force. Quelques-uns accueillent les id\u00e9es en provenance de l’intellect agent avec surabondance: les id\u00e9es percolent donc de leur facult\u00e9 rationnelle vers leur imagination spirituelle, ils redistribuent alors ce qu’ils ont re\u00e7u en proph\u00e9tisant vers les autres hommes. Et de la source proph\u00e9tique la connaissance continue \u00e0 se r\u00e9pandre \u00ab\u00a0horizontalement\u00a0\u00bb, d’\u00e2me humaine en \u00e2me humaine, jusqu’\u00e0 \u00e9puisement de l’influx initial. Ceux qui n’ont pas le don de proph\u00e9tie mais re\u00e7oivent cependant l’irradiation des formes avec une force suffisante enseignent, \u00e9crivent et l\u00e9gif\u00e8rent, selon la seule raison, transmettant \u00e0 leur tour le plus possible et de proche en proche, la connaissance d’origine divine. Comme les proph\u00e8tes, ce sont des sortes de \u00ab\u00a0r\u00e9\u00e9metteurs\u00a0\u00bb. D’autres ne re\u00e7oivent pas les id\u00e9es de l’intellect agent avec assez de force pour r\u00e9pandre la connaissance, mais assez cependant pour leur perfection personnelle. D’autres, enfin, comme une t\u00e9l\u00e9vision dont l’antenne serait mal orient\u00e9e, ont dispos\u00e9 leur \u00e2me de telle mani\u00e8re que l’Ange ne les illumine qu’\u00e0 de rares intervalles, voire jamais, et quoique tous les humains soient intelligents en puissance, certains ne passent jamais \u00e0 l’acte (6).<\/p>\n Des mondes ang\u00e9liques aux mondes virtuels<\/strong><\/p>\n En quoi ces sp\u00e9culations philosophico-th\u00e9ologiques m\u00e9di\u00e9vales peuvent-elles nous aider \u00e0 penser l’intellectuel collectif \u00e0 venir ? L’intellect agent s’\u00e9rige en intelligence collective transcendante. Comment articuler un intellectuel collectif immanent ? A titre exp\u00e9rimental nous allons conserver le sch\u00e9ma f\u00e2r\u00e2bien, mais en inversant ses principaux termes. La divinit\u00e9 \u00e9ternelle de la sp\u00e9culation th\u00e9ologique se m\u00e9tamorphose alors en possibilit\u00e9 souhaitable \u00e0 l’horizon du devenir humain. Dans cette version transform\u00e9e, le monde ang\u00e9lique ou c\u00e9leste devient la r\u00e9gion des mondes virtuelspar lesquels des \u00eatres humains se constituent en intellectuels collectifs. L’intellect agent devient l’expression, l’espace de communication, de navigation et de n\u00e9gociation des membres d’un intellectuel collectif. D\u00e8s lors, nous n’avons plus affaire \u00e0 un discours th\u00e9ologique mais \u00e0 un dispositif indissolublement technologique, s\u00e9miotique et socio-organisationnel. Il ne s’agit bien entendu que d’un id\u00e9al, d’un but \u00e0 atteindre. Les r\u00e9alisations effectives en seront in\u00e9vitablement imparfaites et r\u00e9versibles. Cela ne doit cependant pas nous emp\u00eacher de d\u00e9crire le dispositif \u00ab\u00a0parfait\u00a0\u00bb, tel qu’il devrait \u00eatre pour que les intellectuels collectifs s’\u00e9panouissent avec le plus de vigueur.<\/p>\n Red\u00e9finies dans une perspective humaine, les r\u00e9gions ang\u00e9liques ouvrent l’espace de communication des collectivit\u00e9s avec elles-m\u00eames, sans passage par la divinit\u00e9, ni par quelque repr\u00e9sentation transcendante que ce soit (loi r\u00e9v\u00e9l\u00e9e, autorit\u00e9, ou autres formes d\u00e9finies a priori et re\u00e7ues d’en haut). Les mondes virtuels se proposent comme des instruments de connaissance de soi et d’autod\u00e9finition de groupes humains, qui peuvent alors se constituer en intellectuels collectifs autonomes et autopoi\u00e9tiques (7). Tenant lieu \u00e0 la fois d’agoras ubiquitaires et de simulations cosmiques, ces cieux immanents offrent des cin\u00e9cartes, des descriptions dynamiques du monde d’en bas, des images mobiles des \u00e9v\u00e9nements et des situations dans lesquels se trouvent plong\u00e9s les communaut\u00e9s humaines. Ils accueillent \u00e9galement les \u00ab\u00a0corps ang\u00e9liques\u00a0\u00bb (ou images virtuelles) des membres des intellectuels collectifs -individus ou \u00e9quipes-, les encourageant ainsi au rep\u00e9rage de soi et au contact mutuel. Synth\u00e9tisant la complexit\u00e9 et les transformations du monde terrestre, les mondes virtuels mettent en communication les intelligences et accompagnent les navigations des individus et des groupes dans la connaissance collective. Gr\u00e2ce aux mondes virtuels, le monde d’en bas prolif\u00e8re encore, mute, s’ouvre de nouvelles voies de singularisation qui alimentent en retour l'\u00a0\u00bbespace ang\u00e9lique\u00a0\u00bb.<\/p>\n Pour la th\u00e9osophie d’inspiration f\u00e2r\u00e2bienne, le plus haut degr\u00e9 de r\u00e9alit\u00e9 \u00e9tait en Dieu, dans Son unit\u00e9 absolue, dans Sa pure contemplation de soi. Quand le discours th\u00e9ologique pensait l’unit\u00e9 comme source, le dispositif anthropologique s’alimente du multiple. Dans la perspective techno-sociale des intellectuels collectifs, la r\u00e9alit\u00e9 et la richesse montent de la multiplicit\u00e9 terrestre et humaine. Les mondes ang\u00e9liques renvoient aux intellectuels collectifs une clart\u00e9 d’autant plus dense, puissante, illuminante, que les savoirs humains varient, se diversifient et se pluralisent.<\/p>\n Nous disons les \u00ab\u00a0mondes ang\u00e9liques\u00a0\u00bb, car on peut \u00e9videmment concevoir une multitude d’intellects agents, autant que de collectivit\u00e9s humaines s’organisant en intellectuels collectifs. Il est d’ailleurs int\u00e9ressant de noter que, si chez Al F\u00e2r\u00e2b\u00ee, Ibn Sina ou Maimonide il n’y avait qu’une seule intelligence agente pour l’ensemble de l’humanit\u00e9, le juif converti \u00e0 l’islam Ab\u00fb’l-Barak\u00e2t al-Baghd\u00e2d\u00ee exposa au XIIe si\u00e8cle une version pluraliste du rapport entre les hommes et le monde ang\u00e9lique. Selon cet auteur, les \u00e2mes sont group\u00e9es par familles spirituelles constituant autant d’esp\u00e8ces diff\u00e9rentes d’un genre commun. Nos \u00e2mes proc\u00e8dent d’anges diff\u00e9rents, et d’autres anges (autant qu’il y a de familles d’\u00e2mes) sont encore requis pour la perfection de nos intelligences. A la limite, il y aurait un intellect agent diff\u00e9rent (ou m\u00eame plusieurs!) pour chaque \u00eatre humain.<\/p>\n Henri Corbin fait remarquer qu’un certain individualisme \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 impliqu\u00e9 dans l’ang\u00e9lologie d’Ibn Sina. En effet, m\u00eame s’il n’y a qu’un seul intellect agent, l’individu se trouve par son interm\u00e9diaire en contact avec les id\u00e9es qui \u00e9manent de Dieu, ind\u00e9pendamment de toute tradition, de toute \u00c9glise ou de toute communaut\u00e9 institu\u00e9e. C’est notamment ce risque d’individualisme qui poussa Thomas d’Aquin \u00e0 critiquer la conception avicennienne de l’intellect agent. Contrairement \u00e0 l’auteur de la Somme th\u00e9ologique, nous ne voyons \u00e9videmment aucun inconv\u00e9nient \u00e0 ce qu’un individu participe directement, sans passer par la \u00ab\u00a0voie hi\u00e9rarchique\u00a0\u00bb, \u00e0 l’expression d’une ou plusieurs intelligences collectives. Notre ang\u00e9lologie humaniste incite non seulement au contact direct avec la pens\u00e9e collective, mais elle encourage encore au nomadisme intellectuel. Plus nombreux sont les intellectuels collectifs auxquels se m\u00eale un individu, plus il a l’occasion de diversifier ses savoirs et ses d\u00e9sirs, et mieux il enrichit de sa vari\u00e9t\u00e9 vivante les communaut\u00e9s pensantes qu’il contribue \u00e0 construire. Dans chaque monde virtuel, une personne rev\u00eatira un corps ang\u00e9lique diff\u00e9rent.<\/p>\n Au lieu d’\u00e9mettre vers les hommes la lumi\u00e8re intellectuelle qui descend de Dieu via les cieux et les anges sup\u00e9rieurs, le monde virtuel qui joue le r\u00f4le de l’intellect agent r\u00e9fl\u00e9chit les clart\u00e9s qui \u00e9manent des communaut\u00e9s humaines. R\u00e9gions ang\u00e9liques d’un nouveau genre, les mondes virtuels \u00e9manent donc des intellectuels collectifs et ne tiennent leur existence que des communaut\u00e9s humaines dont ils proc\u00e8dent.<\/p>\n L’importance et la r\u00e9alit\u00e9 d’une connaissance ne se mesurent plus \u00e0 la hauteur de son origine mais \u00e0 son degr\u00e9 d’acuit\u00e9, d’incarnation et de mise en pratique par des individus vivants ici-bas. Certes, la lumi\u00e8re des mondes virtuels \u00e9claire et enrichit les intelligences humaines; non pas cependant en les faisant passer de la puissance \u00e0 l’acte, puisqu’elles sont toujours effectives, mais plut\u00f4t en leur ouvrant des possibles auxquels elles n’auraient pas eu acc\u00e8s autrement, en les informant des savoirs des autres intelligences, en leur offrant de nouvelles puissances de compr\u00e9hension et de nouveaux pouvoirs d\u2019imaginer.<\/p>\n Tout ce qui coulait du haut vers le bas dans le discours th\u00e9ologique doit \u00eatre traduit dans le dispositif techno-social comme jaillissant du bas vers le haut. A partir des intelligences concr\u00e8tes et des pratiques d’une multitude d’individus et de petits groupes \u00e9merge un monde virtuel qui exprime une intelligence ou une imagination collective. En retour, le monde virtuel illumine les individus et les \u00e9quipes qui ont contribu\u00e9 \u00e0 son \u00e9mergence, il les enrichit de sa diversit\u00e9 et les ouvre \u00e0 de nouveaux possibles.<\/p>\n Dans sa version humaniste, l’intellect agent n’\u00e9claire les \u00e2mes humaines que parce qu’il concentre et r\u00e9fl\u00e9chit tout le spectre des lumi\u00e8res qui montent d’en bas.<\/p>\n L’\u00e9nigme et le d\u00e9sir<\/strong><\/p>\n Dans le discours th\u00e9ologique, l’illumination venait d’en haut et le porte-parole de l’Ange ou de Dieu la distribuait parmi les hommes. Selon le projet humaniste, celui qui est le plus capable de s’ouvrir au bas monde qui l’entoure et de recevoir l\u2019enseignement (le plus souvent muet ou inconscient) des autres et des choses \u00e9mettra vers le monde virtuel la richesse et la diversit\u00e9 de ce qu’il aura finalement conquis. La th\u00e9ologie dessinait un sch\u00e9ma de diffusion unidirectionnel, descendant puis centrifuge. L’anthropologie dispose une circulation d\u2019abord centrip\u00e8te, puis ascendante, puis l’arrosage extensif d\u2019une pluie qui pr\u00e9pare en retombant de nouvelles concentrations et de nouvelles ascensions. Les sources jaillissent ici m\u00eame, distribu\u00e9es dans le monde et parmi les hommes. Avant d\u2019ensemencer le ciel immanent de la pens\u00e9e commune, la participation \u00e0 l’intelligence collective commence donc par une ouverture \u00e0 l’alt\u00e9rit\u00e9 humaine, par un accueil horizontal de la diversit\u00e9. A l’\u00e9tat naissant, la pens\u00e9e prend la forme de l\u2019apprentissage, de la d\u00e9couverte, de la rencontre. Or tout apprentissage enrichit l’intellectuel collectif. Le personnage du proph\u00e8te fait place \u00e0 la figure de l’explorateur, qui ne cesse d’apprendre et de d\u00e9couvrir.<\/p>\n Dans le discours th\u00e9ologique, celui qui refuse de se tourner vers les formes irradi\u00e9es par l’Ange de la connaissance n’est intelligent qu’en puissance. L’\u00e2me de l’ignorant reste sombre, opaque, aucune id\u00e9e ne vient l’\u00e9clairer. Or, dans la perspective humaniste qui est la n\u00f4tre, personne n’est ignorant, puisque toute vie implique et construit n\u00e9cessairement la connaissance d’un monde. Le jugement d’ignorance vient de ce que l’on d\u00e9finit la connaissance d’une mani\u00e8re transcendante. Le savoir viendrait de Dieu, de la R\u00e9v\u00e9lation, de l’\u00c9glise, du Parti, de la Secte, de l’Universit\u00e9, de l’\u00c9cole, de la Science, de la M\u00e9thode, des Experts, des Anciens, du Chef, des \u00c9critures, de la T\u00e9l\u00e9, de quelque instance ou proc\u00e9dure infaillible que ce soit. La connaissance existerait comme quelque chose en soi, comme fait autonome, et non comme cr\u00e9ation permanente, processus d’exploration, devenir collectif, id\u00e9es de millions de corps vivants, expression de la diversit\u00e9 de la vie et des mondes, partout distribu\u00e9e dans l’humanit\u00e9. Toute d\u00e9finition transcendante du savoir exclut forc\u00e9ment ceux qui refusent de s’y soumettre ou dont la forme d’intelligence n’y correspond pas. Au contraire, une approche immanente du savoir – un savoir reconnu partout pr\u00e9sent l\u00e0 o\u00f9 cro\u00eet la vie humaine n’exclut personne. Ainsi, r\u00e9p\u00e9tons-le, personne n’est ignorant, autrement dit tout le monde est intelligent en acte. Mais alors, puisque chacun est toujours d\u00e9j\u00e0 intelligent, quels b\u00e9n\u00e9fices peut amener la construction de mondes virtuels exprimant le savoir collectif ? R\u00e9p\u00e9tons-le: la lumi\u00e8re qui retombe des mondes virtuels ne fait pas passer les intelligences individuelles de la puissance \u00e0 l’acte mais d’un acte d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 de nouvelles puissances. Qu’est-ce \u00e0 dire ?<\/p>\n En plongeant mon ou mes corps diaphanes dans le monde virtuel, je per\u00e7ois d’un m\u00eame mouvement non seulement ce que je sais d\u00e9j\u00e0, mais aussi l’\u00e9tendue des savoirs possibles, qui me sont encore \u00e9trangers et le resteront peut-\u00eatre toujours: les savoirs, les id\u00e9es et les oeuvres des autres. Mon corps ang\u00e9lique dans le monde virtuel exprime ma contribution \u00e0 l’intelligence collective ou ma posture singuli\u00e8re par rapport au savoir commun. Or ce corps ang\u00e9lique n’atteint jamais l’extension compl\u00e8te du monde virtuel qui le contient et qui est comme l’Ange du collectif.<\/p>\n Dans l’espace qui \u00e9mane de l’intelligence collective, je rencontre ainsi l’autre humain, non plus comme un corps de chair, une position sociale, un propri\u00e9taire d’objets, mais comme un ange, une intelligence en acte – en acte pour lui, mais en puissance pour moi. S’il accepte jamais de d\u00e9voiler sa face de lumi\u00e8re, lorsque je d\u00e9couvrirai le corps ang\u00e9lique de l’autre, je contemplerai sa vie dans le savoir ou son savoir de vie, la projection de son monde subjectif sur le ciel immanent de l’intellectuel collectif. Or je ne sais pas ce qu’il sait, nos devenirs diff\u00e8rent, il a dans cet espace une figure de d\u00e9sir singuli\u00e8re, incomparable: son corps ang\u00e9lique me le r\u00e9v\u00e8le comme \u00e9nigme et alt\u00e9rit\u00e9. C’est ainsi que l’autre monde – ou le myst\u00e8re – de la th\u00e9ologie devient le monde de l’autre – ou l’\u00e9nigme – de l’anthropologie.<\/p>\n Chez les philosophes m\u00e9di\u00e9vaux, l’amour monte des \u00e2mes vers les intelligences sup\u00e9rieures. Dans notre proposition humaniste, c’est gr\u00e2ce au passage par les mondes virtuels, en acqu\u00e9rant un corps ang\u00e9lique, que les \u00e2mes imaginent le mieux l’humanit\u00e9, d’o\u00f9 suit peut-\u00eatre, avec le d\u00e9sir d’apprendre, l’extension de l’amiti\u00e9 entre les hommes. Au sujet des individus ou des groupes qui cessent d’apprendre, on ne parlera pas d’ignorance, mais plut\u00f4t de cl\u00f4ture, d’une vie ralentie d’une rigidit\u00e9 imperm\u00e9able \u00e0 la prolif\u00e9ration des puissances d’un refus de la rencontre avec l’autre comme ange, d’une crainte de l’\u00e9nigme et du d\u00e9sir.<\/p>\n Le probl\u00e8me du mal<\/strong><\/p>\n On se souvient que, dans la philosophie th\u00e9ologique d’Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee et d’lbn Sina, l’obscurit\u00e9 et la mati\u00e8re, c’est-\u00e0-dire le mal, viennent de ce que les intelligences se contemplent elles-m\u00eames comme existant ind\u00e9pendamment du principe sup\u00e9rieur dont elles \u00e9manent. Les hommes oublient de se tourner vers l’intellect agent, l’intelligence s\u00e9par\u00e9e n\u00e9glige les intelligences sup\u00e9rieures, la premi\u00e8re intelligence s\u00e9par\u00e9e se consid\u00e8re sans Dieu.<\/p>\n Quelle est la cause du mal dans notre perspective humaniste ? Les intellectuels collectifs peuvent \u00eatre tent\u00e9s de consid\u00e9rer les mondes virtuels comme des r\u00e9alit\u00e9s en soi, en oubliant les \u00eatres humains vivants dont ils proc\u00e8dent et dont ils ne sont que l’expression: voil\u00e0 leur part d’ombre. Toute autonomisation illusoire de la figure du collectif, toute idol\u00e2tre fixation de son visage, tout devenir transcendant de l’Espace du savoir sera cause de mal. En effet, dans une telle \u00e9ventualit\u00e9, la question de la v\u00e9rit\u00e9 se substitue \u00e0 la dynamique ininterrompue de l’apprentissage et de l’exploration. Myst\u00e8re et terreur remplacent l’\u00e9nigme et le d\u00e9sir. L’exclusion succ\u00e8de \u00e0 la reconnaissance mutuelle. Enfin, et surtout, l’oubli de l’origine vivante et pr\u00e9sente des mondes virtuels, leur r\u00e9ification, leur s\u00e9paration des innombrables sources humaines dont ils proc\u00e8dent introduiraient immanquablement le lancinant probl\u00e8me du pouvoir dans un espace o\u00f9 il n’a que faire. D\u00e8s lors, on pourrait poser cette question absurde: \u00ab\u00a0Qui contr\u00f4le les mondes virtuels ?\u00a0\u00bb Cela revient \u00e0 demander qui parle en lieu et place du collectif au sein des mondes virtuels, alors que ces mondes sont pr\u00e9cis\u00e9ment des dispositifs d’auto-organisation, d’auto-d\u00e9finition et de construction autonome de soi dans l’Espace du savoir par les communaut\u00e9s elles-m\u00eames.<\/p>\n Toute prise de contr\u00f4le par un petit groupe de ce qui proc\u00e8de de tous, toute fixation d’une vivante expression collective, toute \u00e9volution vers la transcendance annihile imm\u00e9diatement le caract\u00e8re ang\u00e9lique d’un monde virtuel, qui choit alors imm\u00e9diatement dans les r\u00e9gions obscures de la domination, du pouvoir, de l’appartenance et de l’exclusion. Quant \u00e0 ceux – fort nombreux, nous le savons – qui n’admettent pas que l’auto-organisation soit possible, qui ne parviennent pas \u00e0 concevoir un espace o\u00f9 la question du pouvoir ne se pose pas, qui consid\u00e8rent le savoir comme un territoire \u00e0 quadriller ou un r\u00e9seau \u00e0 contr\u00f4ler, nous ne pouvons que leur souhaiter des explorations et des rencontres qui \u00e9largissent leur monde subjectif. Les anges des vivants s’unissent pour former et reformer perp\u00e9tuellement l’Ange du collectif, le corps mobile et flamboyant du savoir humain. L’Ange ne parle pas, il est lui-m\u00eame la parole plurielle ou le chant choral qui monte de l’humanit\u00e9 agissante et pensante.<\/p>\n L’intellect, l’intelligible, l’intelligent<\/strong><\/p>\n L’intellect agent pourrait ne recouvrir que l’espace du langage en g\u00e9n\u00e9ral, le monde des signes \u00e9mergeant de l’aventure humaine et que nous contribuons \u00e0 enrichir et transmettre par notre vie et nos actes. M\u00eame si nous nous contentions de cette version faible et un peu banale, il serait d\u00e9j\u00e0 vrai que nous ne pensons que par et dans l’illumination ang\u00e9lique.<\/p>\n Or nous d\u00e9fendons ici une version forte. Nous soutenons l’hypoth\u00e8se qu’il est \u00e0 la fois possible et souhaitable de construire des dispositifs techniques, sociaux et s\u00e9miotiques qui incarnent ou mat\u00e9rialisent effectivement l’intelligence collective. On peut certes se contenter de l’analogie suggestive de la m\u00e9taphore \u00e9clairante, mais quand nous parlons de mondes virtuels, nous avons bel et bien en t\u00eate de vastes r\u00e9seaux num\u00e9riques, des m\u00e9moires informatiques, des interfaces multimodales interactives, l\u00e9g\u00e8res et nomades que les individus pourront s’approprier ais\u00e9ment. Nous imaginons surtout un rapport au savoir diff\u00e9rent de celui qui pr\u00e9vaut aujourd’hui, l’instauration d’un espace de communication non m\u00e9diatique, un profond renouvellement des rapports humains tant dans le cadre du travail que dans la vie de la cit\u00e9, un\u00e9 r\u00e9invention de la d\u00e9mocratie. C’est tout cela que recouvre l’id\u00e9al de l’intellectuel collectif.<\/p>\n L’intellectuel collectif est une sorte de soci\u00e9t\u00e9 anonyme \u00e0 laquelle chaque actionnaire apporte en capital ses connaissances, ses navigations, sa capacit\u00e9 d’apprendre et d’enseigner Le collectif intelligent ne soumet ni ne limite les intelligences individuelles, mais au contraire les exalte, les fait fructifier et leur ouvre de nouvelles puissances. Ce sujet transpersonnel ne se contente pas de sommer des intelligences individuelles Il fait cro\u00eetre une forme d’intelligence qualitativement diff\u00e9rente, qui vient s’ajouter aux intelligences personnelles, une sorte de cerveau collectif ou d’hypercortex.<\/p>\n Or cette intelligence diff\u00e9rente de celle des individus, tout autre, qui pourtant nous \u00e9claire et nous exalte, n’a-t-elle pas d’abord \u00e9t\u00e9 pens\u00e9e comme intelligence divine ? Construire une intelligence collective, n’est-ce pas, pour les communaut\u00e9s humaines, une mani\u00e8re la\u00efque, philanthropique et raisonnable d’atteindre \u00e0 la divinit\u00e9 ?… A condition, bien entendu, que Dieu ait \u00e9t\u00e9 d\u00e9pouill\u00e9 de son caract\u00e8re n\u00e9cessaire et transcendant pour \u00eatre red\u00e9fini en immanence et en virtualit\u00e9.<\/p>\n Nous allons donc poursuivre notre travail pr\u00e9cautionneux sur certains concepts th\u00e9ologiques d’inspiration aristot\u00e9licienne et n\u00e9o-platonicienne, afin d’en extraire tout ce qui peut servir notre entreprise (8). Selon nos philosophes m\u00e9di\u00e9vaux, nous l’avons vu, l’intelligence de l’homme ne passe \u00e0 l’acte que d’une mani\u00e8re intermittente. En revanche, Dieu est pens\u00e9e \u00e9ternellement en acte, parce qu’Il r\u00e9alise toujours, et au-del\u00e0 du temps, l’unit\u00e9 parfaite de l’intellect, de l’intelligible et de l’intellection. Pour bien saisir la diff\u00e9rence entre pens\u00e9e divine et humaine, il nous faut passer par une revue de ces trois termes: l’intelligible, l’intellect et l’intellection. Ce qui est intelligible, ce sont les formes ou les id\u00e9es des choses. Mais telles qu’elles informent les choses, les id\u00e9es ne sont qu’en puissance. Elles ne passent \u00e0 l’acte, ou ne deviennent pleinement id\u00e9es que lorsqu’elles sont per\u00e7ues par un intellect. L’intellect est la facult\u00e9 de comprendre ou de percevoir les id\u00e9es, qui caract\u00e9rise les \u00eatres intelligents. Tant qu’il ne per\u00e7oit pas de formes, l’intellect reste en puissance. Il ne passe \u00e0 l’acte qu’en s’identifiant aux id\u00e9es qu’il accueille, en ne faisant qu’un avec elles. L’intellectionest le devenir-id\u00e9e de l’intellect, le mouvement qui r\u00e9alise l’unit\u00e9 de l’intellect et de l’intelligible. C’est par l’intellection que l’\u00eatre intelligent passe de la puissance \u00e0 l’acte et rejoint ainsi son essence. Dans cet acte, l’\u00eatre intelligent s’unit \u00e0 son intellect et donc, du m\u00eame coup, \u00e0 la forme intelligible comprise par l’intellect. Chaque fois qu’il y a pens\u00e9e en acte, l’intellect, l’intelligent et l’intelligible sont une seule et m\u00eame chose.<\/p>\n Pourquoi l’homme n’est-il pas toujours intelligent en acte et donc uni \u00e0 son essence ? Tout d’abord, parce que son intellect n’est pas continuellement en \u00e9tat de fonctionner: il dort, il r\u00eave, il est fatigu\u00e9, il est malade, etc. Ensuite, m\u00eame quand il est \u00ab\u00a0en \u00e9tat de marche\u00a0\u00bb, l’homme peut laisser son intellect sans emploi en choisissant de se distraire, en se laissant envahir par des passions, en se plongeant dans le sensible, plut\u00f4t que de se tourner vers la contemplation des formes intelligibles. Enfin, \u00e0 supposer qu’un \u00eatre humain ne dorme jamais, ne soit jamais malade ni fatigu\u00e9, et qu’il se consacre exclusivement \u00e0 la perception des id\u00e9es, il ne sera encore intelligent en acte que par intervalles. En effet, nous ne dirons pas de quelqu’un qu’il est intelligent s’il ne contemple jamais qu’une seule forme intelligible. Il faudra donc qu’il passe successivement de l’intellection d’une id\u00e9e \u00e0 celle d’une autre, ce qui provoquera fatalement des discontinuit\u00e9s, des lacunes, et cela d’autant plus que l’intellect humain re\u00e7oit ses id\u00e9es de l’ext\u00e9rieur. Au moment o\u00f9 son intellect sautera d’une perception \u00e0 une autre, l’intellection sera interrompue et il sera s\u00e9par\u00e9 de sa propre essence.<\/p>\n Seul Dieu peut se contenter de ne contempler qu’une seule id\u00e9e puisque cette id\u00e9e est la source de toutes les autres, et cela sans aucune solution de continuit\u00e9 puisqu’Il est cette id\u00e9e. \u00c9tant incorporel, Dieu ne dort jamais, n’est jamais fatigu\u00e9, n’est jamais submerg\u00e9 par les sensations et les passions. Pure id\u00e9e dont \u00e9manent toutes les id\u00e9es, Il se contemple en un mouvement immobile d’intellection sans fin. Son essence est d’\u00eatre \u00e9ternellement intellect, intelligible et intelligent.<\/p>\n Si la pens\u00e9e des individus est lacunaire parce qu’ils dorment, sont malades, fatigu\u00e9s ou en vacances, l’intellectuel collectif, lui, ne s’\u00e9teint jamais. Quand un esprit glisse dans le sommeil, cent autres veillent et prennent le relais. Si bien que le monde virtuel est sans cesse \u00e9clair\u00e9, anim\u00e9 par les flammes d’intelligences vivantes. En unissant des milliers de lueurs intermittentes, on obtient un luminaire collectif qui, lui, brille toujours.<\/p>\n Encore une fois, il ne s’agit pas d’un simple \u00ab\u00a0tour de garde\u00a0\u00bb de l’esprit ou d’une banale sommation des consciences, mais bel et bien d’une intelligence collective. En effet, lorsque je dors, mon ange continue d’agir dans le monde virtuel. Mon ange: c’est-\u00e0-dire l’expression que j’ai voulu donner \u00e0 ma m\u00e9moire, \u00e0 mon savoir, \u00e0 mes navigations, \u00e0 mon d\u00e9sir d’apprendre, \u00e0 mes hi\u00e9rarchies d’int\u00e9r\u00eats, aux rapports que j’entretiens avec les autres membres de la communaut\u00e9 pensante. Cet ange, mon messager num\u00e9rique, contribue \u00e0 informer, orienter et \u00e9valuer en permanence le monde virtuel, qui est lui-m\u00eame l’expression de tous les messagers. Et donc, lorsqu’un membre de la communaut\u00e9 pensante rev\u00eat son corps ang\u00e9lique, il ne se contente pas de faire briller une lueur dans le noir: il est imm\u00e9diatement situ\u00e9 dans le paysage intellectuel vari\u00e9, divers, travers\u00e9 de tensions, que forme l’union virtuelle des intelligences individuelles. Il se plonge dans un espace de communication, d’appels et de r\u00e9ponses. Il \u00e9volue au sein d’un univers de significations partag\u00e9es, de probl\u00e8mes communs et de situations \u00e0 affronter.<\/p>\n Ces paysages sont d\u00fbment cartographi\u00e9s et mis en espaces interactifs par de nouveaux syst\u00e8mes de signes, des diagrammes et id\u00e9ogrammes dynamiques, de mouvantes architectures d’images. Mat\u00e9riels et logiciels informatiques rendent ces univers de signification sensibles, explorables et interactifs.<\/p>\n L’intelligence humaine ? Son espace est la dispersion. Son temps, l’\u00e9clipse. Son savoir, le fragment. L’intellectuel collectif r\u00e9alise son remembrement. Il construit une pens\u00e9e transpersonnelle mais continue. Une cogitation anonyme, mais perp\u00e9tuellement vivante, partout irrigu\u00e9e, m\u00e9tamorphique. Par l’interm\u00e9diaire des mondes virtuels, nous pouvons non seulement \u00e9changer des informations mais vraiment penser ensemble, mettre en commun nos m\u00e9moires et nos projets pour produire un cerveau coop\u00e9ratif.<\/p>\n Certes, la communication m\u00e9diatique \u00e9tablit d\u00e9j\u00e0 une continuit\u00e9 dans l’espace et le temps: t\u00e9l\u00e9phone, t\u00e9l\u00e9copie, courrier \u00e9lectronique, r\u00e9seaux num\u00e9riques et t\u00e9l\u00e9matiques, radio, t\u00e9l\u00e9vision, presse, etc. Il ne s’agit cependant pas d’une continuit\u00e9 de pens\u00e9e active et vivante, partout singuli\u00e8re et diff\u00e9renci\u00e9e, \u00e9mergente et rassembl\u00e9e, mais plut\u00f4t d’un r\u00e9seau de transport d’informations. Les spectateurs d’une \u00e9mission de t\u00e9l\u00e9vision se rep\u00e8rent-ils mutuellement? Unissent-ils leurs exp\u00e9riences et leurs puissances intellectuelles ? N\u00e9gocient-ils, perfectionnent-ils ensemble de nouveaux mod\u00e8les mentaux d’une situation ? \u00c9changent-ils des arguments ? Non. Leurs cerveaux ne coop\u00e8rent pas encore. La continuit\u00e9 m\u00e9diatique n’est que physique. C’est une condition n\u00e9cessaire, mais non suffisante, de la continuit\u00e9 intellectuelle.<\/p>\n Le sensible et l’intelligible<\/strong><\/p>\n Jusqu’\u00e0 ce matin, le travail de l’\u00e9crit fut sans doute un des moyens les plus efficaces qui aient \u00e9t\u00e9 exp\u00e9riment\u00e9s pour produire de la pens\u00e9e collective. Le r\u00e9seau des biblioth\u00e8ques enregistre la cr\u00e9ation et l’exp\u00e9rience d’une foule d’\u00eatres humains morts et vivants. La lecture et l’interpr\u00e9tation, de g\u00e9n\u00e9ration en g\u00e9n\u00e9ration, r\u00e9tablissent le fil fragile de la m\u00e9moire, r\u00e9actualisent les pens\u00e9es dormantes. Les traductions, d’une langue ou d’une discipline \u00e0 l’autre, mettent en communication des espaces de pens\u00e9e disjoints. Mais l’\u00e9criture classique est par nature un syst\u00e8me de traces statique et discontinu. C’est un corps inerte, \u00e9miett\u00e9, dispers\u00e9, toujours plus \u00e9norme, dont le remembrement et l’animation demandent \u00e0 chaque individu un long travail de recherche, d’interpr\u00e9tation et de mise en connexion.<\/p>\n Pour rem\u00e9dier \u00e0 cette situation, les mondes virtuels de l’intelligence collective verront se d\u00e9velopper de nouvelles \u00e9critures: pictogrammes anim\u00e9s, cin\u00e9langages qui garderont trace des interactions des navigateurs. D’elle-m\u00eame, la m\u00e9moire collective s’organisera, se red\u00e9ploiera pour chaque navigateur en fonction de ses int\u00e9r\u00eats et de ses parcours dans le monde virtuel. Ang\u00e9lique, le nouvel espace des signes sera sensible, actif, intelligent, au service de ses explorateurs.<\/p>\n Qu’est-ce que l’interpr\u00e9tation ? L’esprit subtil tentant de faire danser le corps inerte de la lettre. L’\u00e9vocation, devant les signes morts, du souffle de l’auteur. La reconstruction hasardeuse du noeud d’affects et d’images d’o\u00f9 vient le texte. Et finalement, la production d’un nouveau texte, celui de l’interpr\u00e8te. Mais si les signes vivent ? Mais si l’image-texte ou l’espace-pens\u00e9e cro\u00eet, prolif\u00e8re et se m\u00e9tamorphose continuellement, au rythme de l’intelligence collective ? Mais si les caract\u00e8res de plomb font place \u00e0 la substance m\u00eame des anges ? Mais si la stratification opaque et gigantesque des textes s’efface devant un milieu fluide et continu dont l’explorateur occupe toujours le centre ?<\/p>\n Au face \u00e0 face de l’esprit vivifiant et de la lettre morte, \u00e0 la dialectique du corpus et de la tradition orale succ\u00e8de alors une fa\u00e7on nouvelle de construire la continuit\u00e9 de la pens\u00e9e: la participation possible de chacun \u00e0 l’aventure d’un peuple de signes en mouvement.<\/p>\n Dans le discours th\u00e9ologique, l’individu n’\u00e9tait pas toujours intelligent en acte parce qu’il \u00e9tait le plus souvent occup\u00e9 du sensible, plut\u00f4t que des formes intelligibles. Or la s\u00e9paration du sensible et de l’intelligible n’est sans doute pas aussi nette que ne le supposaient nos philosophes m\u00e9di\u00e9vaux n\u00e9oplatoniciens. Nous l’avons vu, toute pens\u00e9e, m\u00eame la plus abstraite, suppose peut-\u00eatre le support d’une image. Dans le domaine des technologies intellectuelles, le progr\u00e8s consiste \u00e0 visualiser le microscopique ou le lointain, \u00e0 rendre diaphane la mati\u00e8re opaque, \u00e0 sch\u00e9matiser 1’inextricable complexit\u00e9 des processus, \u00e0 mettre en image l’abstraction des mod\u00e8les mentaux, \u00e0 ma\u00eetriser par des cartes les territoires les plus \u00e9tendus. A la lumi\u00e8re d’une anthropologie des outils de la pens\u00e9e, l’intelligible n’est sans doute qu’une version synth\u00e9tique ou diagrammatique du sensible (9). S’il est \u00e9tabli que sensible et intelligible sont deux p\u00f4les d’uncontinuum, l’homme n’est plus aussi souvent s\u00e9par\u00e9 de l’intelligence en acte qu’il n’y paraissait tout \u00e0 l’heure.<\/p>\n Certes, l’image n’est pas unilat\u00e9ralement au service de la connaissance, elle fascine, s\u00e9duit et trompe aussi. Tout se passe comme si le sensible \u00e9tait l’enjeu d’une lutte confuse, ind\u00e9cidable: instrument de savoir, terrain de jeu de l’intelligence, ou trou noir de l’esprit ? Plus nous ferons passer d’intelligible par le sensible, plus l’image-signe impliquera d’\u00e9tendue et de complexit\u00e9, et plus nous rapprocherons l’homme de Dieu. Selon le discours th\u00e9ologique, I’influx divin passait par l’\u00e2me rationnelle pour alimenter l’\u00e2me imaginative. De m\u00eame, la procession des intelligences et des \u00e2mes c\u00e9lestes commen\u00e7ait par les pures intelligences, puis descendait vers les \u00e2mes habit\u00e9es de l’imagination spirituelle. En inversant le sens du flux, nous dirons que l’intelligence s’\u00e9veille d’abord par la sensation, l’image, ou tout au moins par le signe sensible.<\/p>\n Stimulant de l’esprit humain, le nouvel intellect agent se d\u00e9finit alors comme une machine \u00e0 rendre la pens\u00e9e visible, \u00e0 imager l’abstraction et la complexit\u00e9, un paysage que nos corps ang\u00e9liques explorent, palpent et modifient. Le monde virtuel rend sensibles des rapports enchev\u00eatr\u00e9s, fait toucher du doigt les propositions les plus obscures, il illumine et fait comprendre par les images. Il est pr\u00e9cis\u00e9ment le milieu d’\u00e9closion et de d\u00e9veloppement des langages d’images (10) qui tisseront l’intelligence, ou mieux: l’imagination collective.<\/p>\n Dans le sch\u00e9ma th\u00e9ologique, l’homme re\u00e7oit ses id\u00e9es de l’ext\u00e9rieur, tandis que Dieu se contemple Lui-m\u00eame. Il est vrai qu’\u00e0 l’\u00e9chelle humaine l’intelligence est ouverture sur un ext\u00e9rieur, perp\u00e9tuel inach\u00e8vement, effort vers le dehors et ce qui n’est pas soi. Apprendre, c’est entrer dans le monde de l’autre. Mais tout en apprenant, c’est-\u00e0-dire en se transformant, le sujet pensant ne cesse de ramener l’\u00e9tranger \u00e0 lui, de transformer l’autre en soi, si bien que l’\u00e9tranget\u00e9 ne peut \u00eatre saisie en tant que telle et qu’il faut de nouveau se frayer un chemin vers le dehors. Comme Aristote disait que l’\u00e2me est la forme du corps, nous dirons que notre intelligence est comme la forme ou l’enveloppe de notre monde. Du monde qui pense en nous. Il d\u00e9pend de nous que cette enveloppe se d\u00e9ploie et s’agrandisse pour englober un monde toujours plus vaste et divers – ou peut-\u00eatre qu’elle filtre et trie les figures qu’elle rencontre pour composer un monde plus beau – plut\u00f4t qu’elle ne se durcisse, s’opacifie et se ferme. Si notre intelligence personnelle est l’\u00e2me d’un petit monde, les intellectuels collectifs enveloppent des mondes bien plus grands et vari\u00e9s. Ils enrichissent notre pens\u00e9e d’autant plus que nous y participons, et ils pensent d’autant mieux qu’ils impliquent plus d’\u00e2mes et de mondes. Tandis que ses membres nomades ne cessent de lui ouvrir de nouvelles dimensions et de lui insufler l’air du dehors, l’intellectuel collectif, en contemplant l’espace virtuel qui exprime sa diversit\u00e9, se pense lui-m\u00eame et le monde qu’il enveloppe.<\/p>\n L’intellectuel collectif pense partout, tout le temps, et relance perp\u00e9tuellement la pens\u00e9e de ses membres. Pour la communaut\u00e9 pensante que nous appelons de nos voeux, comme pour le Dieu d’Avicenne ou de Ma\u00efmonide, l’intellect et l’intelligible ne font qu’un. Cette union de l’intellect et de l’intelligible d’un \u00eatre collectif, nous l’avons appel\u00e9e son monde virtuel. Il est \u00e0 la fois soci\u00e9t\u00e9 de signes anim\u00e9s, organe de perception commun, m\u00e9moire coop\u00e9rative, espace de communication et de navigation.<\/p>\n Quant \u00e0 l’intellection de l’intellectuel collectif, elle r\u00e9side encore et toujours dans les exp\u00e9riences, les apprentissages et les gestes mentaux de ses membres individuels. Elle rassemble les parcours, n\u00e9gociations, contacts, d\u00e9cisions, actions effectives des gens impliqu\u00e9s dans la cr\u00e9ation continue du monde commun. Seules des personnes vivantes et r\u00e9elles font passer \u00e0 l’acte l’intelligence collective. Car, est-il besoin de le souligner, le monde virtuel n’est qu’un support \u00e0 des processus cognitifs, sociaux et affectifs ayant cours entre des individus bien r\u00e9els. De m\u00eame que l’\u00e9criture ou le t\u00e9l\u00e9phone n’ont pas emp\u00each\u00e9 les gens de continuer \u00e0 se rencontrer en chair et os, les mondes virtuels des intellectuels collectifs ne pr\u00e9tendent nullement se substituer au contact humain direct. Bien au contraire, ils devraient permettre aux gens qui le souhaitent de se rep\u00e9rer mutuellement et d’\u00e9tendre leurs relations amicales, professionnelles, politiques ou autres. Le monde virtuel est certes le m\u00e9dium de l’intelligence collective, il n’en est ni le lieu exclusif, ni la source, ni le but.<\/p>\n Les trois libert\u00e9s<\/strong><\/p>\n Afin de pr\u00e9server les collectifs intelligents de toute ali\u00e9nation, nous ferons appel \u00e0 la th\u00e9ologie une derni\u00e8re fois. Dieu, on le sait, est cause de soi. Mais qu’est-ce qu’une cause ? Selon la philosophie aristot\u00e9licienne, il existe quatre types de causes: si l’on prend l’exemple d’un vase confectionn\u00e9 par un potier, l’argile est sa cause mat\u00e9rielle, le potier sacause efficiente, le contour d’abord con\u00e7u par le potier est sa cause formelle et contenir un liquide est sa cause finale.<\/p>\n Dieu n’a \u00e9videmment pas de cause mat\u00e9rielle. Pour le reste, Il est \u00e0 la fois cause finale, cause efficiente et cause formelle de Lui-m\u00eame, et c’est pourquoi Il est absolument libre. L’\u00eatre humain n’a malheureusement pas cette chance: ses parents sont sa cause efficiente; Dieu (ou l’\u00e9volution biologique) est sa cause formelle; et il ne parvient pas toujours \u00e0 se constituer en fin pour lui-m\u00eame. Mais puisque l’homme nu et seul ne le peut pas, pourquoi ne pas tenter de constituer des intellectuels collectifs capables d’atteindre \u00e0 la libert\u00e9 divine ?<\/p>\n L’intellectuel collectif est \u00e0 lui-m\u00eame sa cause finale. Il n’a pas d’autre objectif que de cro\u00eetre, de se d\u00e9velopper, de se diff\u00e9rencier, de faire prolif\u00e9rer les vari\u00e9t\u00e9s de signes qui le peuplent, la diversit\u00e9 cosmique qu’il enveloppe, la pluralit\u00e9 ontologique qui fait sa richesse et sa vie. Pour cela, il doit \u00e9videmment se maintenir dans l’existence, et donc respecter certaines contraintes \u00e9conomiques, techniques, etc.<\/p>\n L’intellectuel collectif est autant que possible sa propre cause efficiente. Il na\u00eet de la volont\u00e9 de ses membres, et non d’une impulsion ext\u00e9rieure. Il doit donc, en un sens, d\u00e9j\u00e0 exister pour pouvoir na\u00eetre (puisque ce sont \u00ab\u00a0ses membres\u00a0\u00bb qui le constituent). Ce paradoxe de la circularit\u00e9 cr\u00e9atrice est le propre de toute production d’autonomie ou d’autopo\u00ef\u00e8se. C’est elle qui rend le probl\u00e8me de l’origine de la vie si d\u00e9licat \u00e0 r\u00e9soudre, qui met \u00e0 la torture la philosophie politique (qu’est-ce qui fonde une soci\u00e9t\u00e9, sinon d\u00e9j\u00e0 une soci\u00e9t\u00e9 ?) et d\u00e9sesp\u00e8re les \u00e9ducateurs (comment donner l’habitude de la libert\u00e9 \u00e0 un \u00eatre d\u00e9pendant ?). Nous ne nous dissimulons pas la difficult\u00e9 du commencement des intellectuels collectifs. Difficult\u00e9, mais non impossibilit\u00e9. La vie r\u00e8gne, les soci\u00e9t\u00e9s sont institu\u00e9es, certains \u00eatres parviennent \u00e0 une mani\u00e8re de libert\u00e9. Les d\u00e9buts seront petits, modestes, imparfaits, avant que la dynamique de l’intelligence collective ne prenne finalement consistance et ne s’\u00e9tende.<\/p>\n Enfin, l’intellectuel collectif est \u00e0 lui-m\u00eame sa cause formelle. Sa figure ne lui est pas conf\u00e9r\u00e9e par une instance ext\u00e9rieure, elle \u00e9merge continuellement de la multitude des libres relations qui se nouent en son sein. Loin d’\u00eatrerepr\u00e9sent\u00e9 par un organe s\u00e9par\u00e9 qui le surplombe et le structure, il s\u2019exprime dans un espace immanent. Sans unit\u00e9 transcendante, il ne cesse de produire et de reproduire les plis de son enveloppe, de red\u00e9cider de ce qui peuple son monde. Pour agir sur sa forme, ou se transformer, il n’a donc pas besoin de changer de repr\u00e9sentant, ou de briser quelque idole, car c’est du m\u00eame mouvement continu qu’il se cr\u00e9e, se conna\u00eet et produit son image. Que l’intellectuel collectif soit sa propre cause formelle, voil\u00e0 qui constitue son plus haut ach\u00e8vement, la pierre de touche de son immanence.<\/p>\n Nous disions que sa cause finale \u00e9tait sa propre existence, pr\u00e9cisons: son existence comme \u00eatre cause de soi, au sens que nous venons de d\u00e9finir. Si sa libert\u00e9 passe, mieux vaut dissoudre ce qui reste de lui, car il cesse alors de relancer la libert\u00e9 de celles et ceux qui le composaient. Mais si ses membres parviennent \u00e0 maintenir l’autonomie de l’intellectuel collectif, chaque nouveau gain de diversit\u00e9 qualitative renforce l’int\u00e9r\u00eat de tous \u00e0 ce qu’il poursuive son aventure, et plus ses membres s’impliquent dans sa recr\u00e9ation permanente, plus la dynamique immanente de l’expression favorise la prolif\u00e9ration des mani\u00e8res d’\u00eatre: chaque mode de la libert\u00e9 rejaillit sur les autres en une spirale positive.<\/p>\n Alors l’intellectuel collectif ouvre un nouvel espace.<\/p>\n NOTES<\/strong><\/p>\n (1) Nos sources principales sont ici:<\/p>\n – Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, tome I, Des origines jusqu\u2019\u00e0 la mort d\u2019Averro\u00e8s,<\/em> Gallimard, Paris, 1964. Voir notamment, au chapitre v (\u00ab\u00a0Les philosophes hell\u00e9nisants\u00a0\u00bb) de cet ouvrage, les passages consacr\u00e9s \u00e0 Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee, \u00e0 Ibn Sina et \u00e0 Ab\u00fb’l-Barak\u00e2t al-Baghd\u00e2d\u00ee.<\/p>\n – MAIMONIDE, Le Guide des \u00e9gar\u00e9s<\/em>, traduction de Salomon Munk, Verdier, Lagrasse, 1979.<\/p>\n (2) Voir, de Pierre L\u00c9VY, \u00ab\u00a0Le cosmos pense en nous\u00a0\u00bb, revue Chim\u00e8res<\/em>, n\u00b0 14, 1992, p 63-79, reproduit in Les Nouveaux Outils de la pens\u00e9e<\/em> (sous la direction de Pierre CHAMBAT et Pierre L\u00c9VY), \u00c9ditions Descartes, Paris, 1992.<\/p>\n (3) Chez Maimonide, il n’y a que quatre cieux et quatre intelligences s\u00e9par\u00e9es: l\u2019intellect agent sera donc le quatri\u00e8me ch\u00e9rubin et non le dixi\u00e8me. le nombre des cieux et des intelligences s\u00e9par\u00e9es (dix, sept ou quatre selon les auteurs) n\u2019est pas seulement li\u00e9 \u00e0 des sp\u00e9culations mystiques et th\u00e9ologiques, il s\u2019appuie \u00e9galement sur des consid\u00e9rations astronomiques. Par ailleurs, le processus d\u2019\u00e9manation ne peut se poursuivre ind\u00e9finiment car la force de l\u2019influx divin n\u2019est pas infinie.<\/p>\n (4) \u00ab\u00a0L’intelligence agente est pour l’intellect possible de l’homme ce que le soleil est pour l’oeil, lequel reste vision en puissance tant qu’il est dans les t\u00e9n\u00e8bres\u00a0\u00bb (AL-F\u00c2R\u00c2B\u00ce).<\/p>\n (5) Outre l’ouvrage de Henri CORBIN, d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9, voir Le Guide des \u00e9gar\u00e9s<\/em>, de MAIMONIDE, d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9, \u00e0 la deuxi\u00e8me partie, chapitre 4.<\/p>\n (6) Sur ce sujet, voir Le Guide des \u00e9gar\u00e9s<\/em>, de MAIMONIDE, \u00e0 la deuxi\u00e8me partie, chapitre 37.<\/p>\n (7) Autopo\u00ef\u00e9tique. c’est-\u00e0-dire se fabriquant continuellement soi-m\u00eame. Le concept d’autopo\u00ef\u00e8se a \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement d\u00e9velopp\u00e9 en biologie th\u00e9orique par Humberto Maturana et Francisco Varela. Voir<\/em>, de Francisco VARELA, Autonomie et connaissance<\/em>, Seuil, Paris, 1989.<\/p>\n (8) Tout ce qui suit, jusqu’\u00e0 la fin de ce chapitre, est principalement inspir\u00e9 du chapitre \u00ab\u00a0L\u2019intellect, l’intelligible, l’intelligent\u00a0\u00bb, in Le Guide des \u00e9gar\u00e9s<\/em>, de MAIMONIDE, d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9, qui reprend lui-m\u00eame une riche et longue tradition de pens\u00e9e ayant fleuri \u00e0 la grande \u00e9poque de la civilisation musulmane.<\/p>\n (9) Voir \u00e0 ce sujet Pierre L\u00c9VY, Les Technologies de l’intelligence<\/em>, La D\u00e9couverte, Paris, 1990 (repris dans la collection \u00ab\u00a0Points-Sciences\u00a0\u00bb, Seuil, Paris, 1993), o\u00f9 l’on trouvera une argumentation d\u00e9taill\u00e9e de ce point de vue ainsi qu’une abondante bibliographie sur l’anthropologie et la psychologie des processus cognitifs \u00ab\u00a0augment\u00e9s\u00a0\u00bb par les syst\u00e8mes de signes, les instruments de repr\u00e9sentation et les outils de communication.<\/p>\n (10) Voir Pierre L\u00c9VY, L’Id\u00e9ographie dynamique, vers une imagination artificielle<\/em> (La D\u00e9couverte, Paris, 1991), qui d\u00e9crit les conditions de possibilit\u00e9 techniques, cognitives et linguistiques d’un cin\u00e9langage interactif \u00e0 support informatique.<\/p>\n <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Chor\u00e9graphie des corps ang\u00e9liques. Ath\u00e9ologie de l’intelligence collective Pierre L\u00e9vy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace (Paris, La D\u00e9couverte, 1994) (…) le projet de l’intelligence collective implique une technologie, une \u00e9conomie, une politique et une \u00e9thique. Avant d’en venir \u00e0 l’esth\u00e9tique, nous d\u00e9signons maintenant la place vide d’une ath\u00e9ologie \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1304,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-301","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/301","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=301"}],"version-history":[{"count":5,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/301\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1306,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/301\/revisions\/1306"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1304"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=301"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}
\n(Paris, La D\u00e9couverte, 1994)<\/p>\n(…) le projet de l’intelligence collective implique une technologie, une \u00e9conomie, une politique et une \u00e9thique. Avant d’en venir \u00e0 l’esth\u00e9tique, nous d\u00e9signons maintenant la place vide d’une ath\u00e9ologie \u00e0 l’appel silencieux de laquelle r\u00e9pondront l’art et l’architecture du cyberspace.<\/p>\n