<\/a>La diss\u00e9mination des ports, d’Apollonie sur la mer Noire \u00e0 Cyr\u00e8ne l’Africaine ou de Perg\u00e9 en Asie Mineure \u00e0 la Sicile ou l’Italie, s’\u00e9largit autant que se concentrent les producteurs de connaissances en \u00e9coles rivales. La soci\u00e9t\u00e9 enseignante et savante mime d\u00e8s sa naissance la soci\u00e9t\u00e9 tout court. Des villes-\u00c9tats se dispersent et s’affrontent sur les rives de la mer: de m\u00eame la petite cit\u00e9 ath\u00e9nienne de l’Acad\u00e9mie, par exemple, sous la direction de Platon, livre des batailles acharn\u00e9es contre dix sophistes, Hippias, Protagoras ou autres, et conclut des alliances temporaires avec des \u00e9trangers de Crotone, Cnide, Locres, \u00c9l\u00e9e: Pythagore, Eudoxe, Tim\u00e9e, Parm\u00e9nide, Th\u00e9odore de Cyr\u00e8ne.<\/p>\nDe l’Empire grec<\/em>
\nJamais la gr\u00e9cit\u00e9 ne parvint \u00e0 l’unit\u00e9, ni quand fleurirent les h\u00e9g\u00e9monies d’Ath\u00e8nes, Th\u00e8bes, Sparte ni m\u00eame quand les grandes puissances des quatre points cardinaux, M\u00e8des et Perses, Mac\u00e9doniens, Carthaginois ou Romains les menac\u00e8rent de destruction. Nulle ligue ne dura longtemps parce que les Grecs, rivaux in\u00e9puisables aux rivages de la mer, se born\u00e8rent, tel Alcibiade, \u00e0 r\u00eaver un Empire unitaire. Les cit\u00e9s ou roitelets se d\u00e9testaient aussi vaillamment que les philosophes. Cependant le littoral s’hell\u00e9nise, les bords des trois continents Asie, Afrique, Europe, parlent grec. Mais la langue commune du commerce nautique meurt, comme les h\u00e9g\u00e9monies br\u00e8ves, les \u00e9coles, les petits dieux, comme ce que nous nommons l’\u00e9conomie. Rien ne restera de rien. Cet effondrement se nomme Antiquit\u00e9.<\/p>\nOr en moins de quatre si\u00e8cles, de Thal\u00e8s de Milet \u00e0 Euclide d’Alexandrie et qu’ils le veuillent ou non, les penseurs grecs, rivaux de villes et d’\u00e9coles, d’\u00e9conomie et de religion, acharn\u00e9s \u00e0 se contredire, fils de la terre contre amis des formes ou penseurs du mouvant contre \u00e9ternitaires, ont, ensemble, construit, de fa\u00e7on foudroyante et inattendue, un Empire invisible et unique dont la grandeur sans d\u00e9cadence perdure jusqu’\u00e0 nous, un b\u00e2timent sans autre exemple dans l’histoire o\u00f9 ils nous am\u00e8nent encore, \u00e0 plus de deux mill\u00e9naires de distance, \u00e0 travailler selon les m\u00eames gestes qu’eux et sans l’abandonner sous le pr\u00e9texte de la confusion de nos langues et m\u00eame si nos haines croissent. L’humanit\u00e9 a-t-elle jamais form\u00e9 un accord \u00e9quivalent? Cette r\u00e9ussite s’appelle les math\u00e9matiques.<\/p>\n
Tradition
\n<\/em>L’histoire telle qu’elle s’\u00e9crit aujourd’hui interdit de parler, comme Ernest Renan le fit, de miracle, pour l’origine de la g\u00e9om\u00e9trie en terre grecque. Les scientifiques de ce jour admettent l’existence d’\u00e9v\u00e9nements rarissimes dans certaines disciplines, les historiens, au contraire, n’en rencontrent plus dans la leur et n’y trouvent que des lois. Comme si le temps monotone avait chang\u00e9s de camp. Pourtant, la naissance de l’espace abstrait constitue un \u00e9v\u00e9nement tr\u00e8s inattendu m\u00eame pour ceux qui savent ce qui se passa dans les calculs d’\u00c9gypte ou de M\u00e9sopotamie; cependant la construction de cet Empire grec auquel nous demeurons soumis peut passer pour encore plus improbable: \u00e0 preuve qu’elle ne figure, malgr\u00e9 sa r\u00e9alit\u00e9 tangible et vivante, dans aucun livre d’histoire.<\/p>\nNous avons tous refait durant notre enfance le voyage de Samos \u00e0 Milet, du calcul des entiers au cas d’\u00e9galit\u00e9 des triangles et de Milet \u00e0 Chios ou Abd\u00e8re vers la mesure du cercle ou du c\u00f4ne et du cylindre et, si nous avons poursuivi notre odyss\u00e9e, nous a conduits vers tous les ports de la carte, en reprenant par 1e commencement le temps de construction de ces objets id\u00e9aux transparents. Existe-t-il d\u00e9sormais une seule \u00e9cole dans le monde qui n\u00e9glige d’apprendre aux enfants les m\u00eames \u00e9l\u00e9ments dans un m\u00eame langage?\u00a0Math\u00e9matique en grec ancien veut dire: ce qu’on enseigne ou qu’on apprend<\/strong>; o\u00f9 et quand ne l’enseigne-t-on pas? Iraniens, Espagnols, Fran\u00e7ais, Anglais, Tamouls, non avons tous parl\u00e9 grec en disant parall\u00e9logramme, logarithme et topologie. Cette langue en ce syst\u00e8me vit encore et nous unit. Rien ne reste de ces villes, ni de Cyr\u00e8ne ni de Perg\u00e9, rien ne demeure de ces \u00e9coles, ni d’\u00c9l\u00e9e ni de Crotone, ni temple, ni arme, ni \u00e9change, ni atelier de production, mais la liste qui court des entiers aux sections coniques n’a pas pris une ride, m\u00eame si parfois nous n’entendons pas sous les vocables de nombre ou de diagonale les m\u00eames choses que les anciens Grecs. Qui se moqua mieux de l’histoire et de ses fluctuations que le petit collectif qui, si vite, \u00e9tablit cette rubrique, unique dans le temps et r\u00e9sistant \u00e0 son usure? Qui m\u00e9prisa mieux les batailles que ce groupe d’irr\u00e9conciliables ennemis forgeant une langue commune, la seule qui sache arr\u00eater les conflits et qui n’ait jamais besoin de traduction? Tous les culturalismes du monde ne peuvent rien \u00e0 cette communaut\u00e9 ou \u00e0 l’universalit\u00e9 de cet enseignement. Nous sommes coup\u00e9s de l’Antiquit\u00e9 par tous les chemins possibles; par les math\u00e9matiques, elle demeure notre contemporaine.<\/strong> Sans aucune \u00e9tranget\u00e9, puisque nous ne pouvons commettre aucun contresens sur elle.<\/p>\nDur et doux<\/em>
\nThal\u00e8s vint-il au pied des pyramides pour \u00e9valuer les conditions de la longue dur\u00e9e? Que faut-il faire pour demeurer? La guerre, le jeu mortel du plus fort, la tyrannie, les \u00e9changes, l’esclavage, les outils, la production, tout s’arr\u00eate et s’efface \u00e0 quelque moment. Le plus fort n’est jamais assez fort pour avoir toujours le temps. La gigantesque masse de pierres se d\u00e9lite ou se recouvre de sable sous les vents et pourtant la tombe de Ch\u00e9ops maximisait toutes les donn\u00e9es, strat\u00e9gie, puissance et capital, religion, armement et fortune. Le volume, dont Bonaparte calcula que les moellons pourraient entourer la France d’une muraille haute et continue, n’acc\u00e8de pourtant point \u00e0 la dimension du temps. Quel empire y parviendra? A l’\u00e9poque de Thal\u00e8s, le vieux pharaon \u00e9tait doublement mort, presque oubli\u00e9. Le plus dur ne dure pas.<\/p>\nDe m\u00eame que d’autres cultures jou\u00e8rent, pour durer, non le vainqueur mais la victime, ainsi Thal\u00e8s inverse le jeu du plus dur: seul perdure le plus doux. Toutes les mati\u00e8res et puissances s’usent, qu’adviendra-t-il de la forme pure? De l’image la plus \u00e9vanouie, la moins concr\u00e8te, la plus l\u00e9g\u00e8re, la moins dicible possible? Dont l’\u00e9criture n’a aucune importance, dont m\u00eame la trace peut se perdre sans dommage pour le sens, dont la m\u00e9moire m\u00eame peut passer ou mourir sans inconv\u00e9nient pour l’histoire? Dessinez-la faussement, il n’importe.<\/p>\n
Ne la dessinez pas, ne l’\u00e9crivez m\u00eame pas, qu’importe encore. Plus: d\u00e9truisez sources ou t\u00e9moignages, supprimez les monuments, br\u00fblez manuscrits partiels ou biblioth\u00e8ques enti\u00e8res, effacez presque enti\u00e8rement la p\u00e9riode o\u00f9 cette forme a vu le jour, elle demeure contre toute annulation, invariante d\u00e8s lors qu’elle entra dans la rigueur, pr\u00e9sente dans nos oublis. M\u00eame son concept branle sans gros dommage: nous n’entendons plus semblable raison ni la m\u00eame similitude, cependant rien ne change notablement. Qu’il reste de la pyramide un d\u00e9placement dans l’espace des homoth\u00e9ties, th\u00e9or\u00e8me aussi fugace et doux qu’un rayon de Soleil muni de ses ombres et elle remplit enfin la dimension du temps.<\/p>\n
En rapportant l’ombre du tombeau \u00e0 celle d’un poteau de r\u00e9f\u00e9rence ou \u00e0 la sienne propre, Thal\u00e8s \u00e9nonce l’invariance d’une m\u00eame forme par variation de taille. Son th\u00e9or\u00e8me comporte donc la progression ou r\u00e9duction infinies de la dimension dans la conservation d’un m\u00eame rapport. Du colossal, la pyramide, au m\u00e9diocre, piquet ou corps, et ainsi autant qu’on voudra, vers le petit, le th\u00e9or\u00e8me dit un logos ou rapport identique, l’invariance d’une m\u00eame forme du mod\u00e8le g\u00e9ant au mod\u00e8le r\u00e9duit, et r\u00e9ciproquement: quel m\u00e9pris, soudain, de la hauteur et de la force, quelle estime de la petitesse, quel effacement de toute \u00e9chelle ou hi\u00e9rarchie, d\u00e9sormais d\u00e9risoire puisque chaque stade r\u00e9p\u00e8te le m\u00eame logos ou rapport sans aucun changement!<\/p>\n
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\n\n\n\u00a0Les pyramides de Gizeh.<\/strong><\/span><\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n<\/div>\n Diog\u00e8ne Laerce:<\/p>\n \u00ab\u00a0Hi\u00e9ronyme dit que Thal\u00e8s mesura les pyramides d’apr\u00e8s leur ombre, ayant observ\u00e9 le temps o\u00f9 notre propre ombre est \u00e9gale \u00e0 notre hauteur.\u00a0\u00bb \n<\/span><\/p>\nPlutarque:<\/strong><\/span><\/p>\n\u00ab\u00a0La hauteur d’une pyramide est rapport\u00e9e \u00e0 la longueur de son ombre exactement comme la hauteur de n’importe quel objet vertical mesurable est rapport\u00e9e \u00e0 la longueur de son ombre \u00e0 un m\u00eame moment de la journ\u00e9e.\u00a0\u00bb<\/span><\/p>\nThal\u00e8s d\u00e9montre l’extraordinaire faiblesse du mat\u00e9riel le plus lourd jamais appareill\u00e9, ainsi que la toute-puissance, par rapport au temps qui passe, d’un certain logiciel: du logos lui-m\u00eame \u00e0 condition de le red\u00e9finir, non plus comme parole ou dire, mais, en l’all\u00e9geant, comme rapport pareil; encore plus doux parce que les termes s’\u00e9quilibrent, s’effacent l’un par l’autre de sorte qu’il ne demeure que leur pure et simple relation. Des restes maximaux du pouvoir maximal de l’histoire optimalement conserv\u00e9s, Thal\u00e8s tire la douceur ou l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 minimales. M\u00eame la mesure s’oublie dans le nouveau logos de la similitude o\u00f9 un rapport entre petits en \u00e9gale un autre entre grands. Miracle: de moyens presque nuls na\u00eet le plus long des empires possibles qui se moque de l’histoire sans conna\u00eetre la d\u00e9cadence. Nous commen\u00e7ons \u00e0 peine \u00e0 estimer pareille \u00e9conomie, corne d’abondance qui fournit infiniment \u00e0 partir de presque rien.<\/span><\/p>\nSoleil et Terre \n<\/em>Toute l’aventure commen\u00e7a-t-elle par l’astronomie? Comment observait-on dans l’Antiquit\u00e9?<\/p>\nL’aiguille du cadran solaire ou gnomon projette des ombres sur le sol ou le plan de lecture, selon les positions, au cours de l’ann\u00e9e, des astres et du sol. Depuis Anaximandre, dit-on, les physiciens grecs savent reconna\u00eetre sur ces projections quelques \u00e9v\u00e9nements du ciel. La lumi\u00e8re venue d’en haut \u00e9crit sur la terre ou la page un dessin dont l’allure imite, repr\u00e9sente les formes et les places r\u00e9elles de l’Univers, par l’interm\u00e9diaire de la pointe du stylet.<\/p>\n Comme nul, en ces temps, n’avait vraiment besoin d’horloge et que les heures variaient beaucoup, puisque les jours d’\u00e9t\u00e9 ou d’hiver, quelles que soient leur longueur ou leur bri\u00e8vet\u00e9, invariablement se divisaient en douze, le cadran solaire servait peu \u00e0 dire l’heure, de sorte que la montre ne l’a pas du tout remplac\u00e9, mais, en tant qu’instrument de recherche scientifique, montrait un mod\u00e8le du monde, donnant la longueur de l’ombre \u00e0 midi aux jours le plus long et le plus court et donc indiquant \u00e9quinoxe, solstices et latitude du lieu, par exemple: plus observatoire, donc, qu’horloge. Nous ne savons vraiment pourquoi l’axe ou l’essieu se nomme gnomon, mais nous n’ignorons pas que ce mot d\u00e9signe ce qui comprend, d\u00e9cide, juge, interpr\u00e8te ou distingue, r\u00e8gle qui permet de conna\u00eetre. La construction du cadran solaire met en sc\u00e8ne l’ombre et la lumi\u00e8re naturelles intercept\u00e9es par cette r\u00e8gle, appareil de connaissance.<\/p>\n D’apr\u00e8s un lieu d’H\u00e9rodote fr\u00e9quemment cit\u00e9, il semble que les Grecs h\u00e9rit\u00e8rent des Babyloniens le gnomon et la division du jour en douze parts: qui dira ce que la num\u00e9ration sexag\u00e9simale de ces derniers doit \u00e0 leur divisions de l’ann\u00e9e en trois cent soixante jours et qui dira l’inverse? Bref, chaque angle ou segment de trente degr\u00e9s divise le ciel en zones que la langue grecque nomme z\u00f4dion<\/em> de z\u00f4on<\/em>, animal, et odos<\/em>, voie, c’est-\u00e0-dire figurine de b\u00eate ou de tout autre \u00eatre vivant; l’adjectif correspondant d\u00e9signe l’orbite, la route, le chemin zodiaque. En retour le substantif dit les signes zodiaque. Le ciel se peuple de formes vives, point par point.<\/p>\nRemonter des ombres \u00e0 la lumi\u00e8re qui les induit et de celle-ci \u00e0 sa source unique, voil\u00e0 une le\u00e7on de Platon, quand il parle de la connaissance. Il ne s’agit pas d’image po\u00e9tique, mais du geste quotidien des astronomes, exactement leur m\u00e9thode qui induit mille renseignements de la longueur et de la position de la trace ou marque obscure. Ils savaient construire dans cette optique une r\u00e8gle aussi pr\u00e9cise que le style qui \u00e9crit. Le noir de l’encre sur la page blanche refl\u00e8te la vieille ombre venue du Soleil par l’aiguille du gnomon. Cette pointe \u00e9crit toute seule sur le marbre ou sur le sable comme si le monde se connaissait soi-m\u00eame.<\/p>\n Gnomon:<\/strong> aiguille ou axe du cadran solaire<\/span><\/p>\nQui sait, qui conna\u00eet? Jamais l’Antiquit\u00e9 ne posa ces deux questions. O\u00f9 placer la t\u00eate ou l’oeil, parmi cet observatoire? Dans la plage d’ombre, \u00e0 la source lumineuse, \u00e0 la place de la pointe du cadran? Voil\u00e0 des probl\u00e8mes modernes. Par exemple, l’usage de la lunette astronomique suppose qu’on ait invent\u00e9 le sujet, qui va se placer du bon c\u00f4t\u00e9 de la vis\u00e9e, contemplant, observant, calculant, ordonnant les plan\u00e8tes: il n’existe pas en langue grecque ancienne.<\/strong> En ce temps-l\u00e0, le monde tel quel s’emplit de connaissance comme on dit que les cieux chantent la gloire de Dieu. Pour cette culture, le gnomon conna\u00eet: discerne, distingue, intercepte la lumi\u00e8re du Soleil, laisse des traces sur le sable comme s’il \u00e9crivait sur la page blanche, oui, comprend.<\/strong> Parmi l’espace ext\u00e9rieur et ses \u00e9v\u00e9nements clairs ou noirs si\u00e8gent la connaissance et le corps entier; la vie, le destin et le groupe sont plong\u00e9s dans l’\u00e9tendue ou dans le monde dont ils ne se distinguent pas. Celui-ci s’applique sur lui-m\u00eame, se r\u00e9fl\u00e9chit dans le cadran et nous participons \u00e0 cet \u00e9v\u00e9nement ni plus ni moins qu’un piquet, puisque, debout, nous faisons aussi de l’ombre, ou que, scribes assis, le style \u00e0 la main, nous laissons aussi des traces. La modernit\u00e9 commence quand cet espace mondial r\u00e9el passe pour une sc\u00e8ne et que cette sc\u00e8ne, ma\u00eetris\u00e9e par un r\u00e9gisseur, se retourne comme un doigt de gant ou un sch\u00e9ma d’optique simple et plonge dans l’utopie d’un sujet connaissant, int\u00e9rieur, intime. Ce trou noir absorbe le monde. Mais avant cette absorption, le monde comme tel reste le si\u00e8ge du conna\u00eetre. Nous ne pouvons plus comprendre cette phrase, nous qui, de plus, d\u00e9truisons ce que nous connaissons.<\/span><\/p>\nRemonter des ombres \u00e0 la lumi\u00e8re et des images reproduites ou projet\u00e9es \u00e0 leur modele, voil\u00e0 les le\u00e7ons communes \u00e0 l’astronomie grecque et \u00e0 la th\u00e9orie platonicienne de la connaissance. Que l’outil qui permet cette op\u00e9ration s’appelle dans la premi\u00e8re, un gnomon, voil\u00e0 qui nous aide \u00e0 placer hardiment hors de nous le centre actif du savoir.<\/p>\n De plus, le firmament se peuple de formes vives, les signes du zodiaque. Si la lumi\u00e8re vient du Soleil, m\u00eame quand il dispara\u00eet pendant la nuit, qui donc porte sur le dos des statues, en bois ou en pierre, de b\u00eates, sur le chemin haut plac\u00e9 du zodiaque, pour qu’elles se projettent, immenses, sur la paroi sombre du ciel? La caverne platonicienne d\u00e9crit le monde lui-m\u00eame. Nous ne saurons jamais si Platon a per\u00e7u d’abord sur la vo\u00fbte \u00e9toil\u00e9e au-dessus de sa t\u00eate l’Ours ou le Chien, avant de concevoir dans sa philosophie le ciel intelligible des formes pr\u00e9c\u00e9dant ou conditionnant l’intelligence des choses du monde, mais nous voyons assur\u00e9ment que les apparences des constellations se r\u00e9duisent \u00e0 des ensembles de points. Nul n’a jamais vraiment vu ici ou l\u00e0 Balance ou B\u00e9lier mais tout simplement un simplexe: jamais une image continue et floue, mais des clous juxtapos\u00e9s. Comme si les mod\u00e8les c\u00e9lestes restaient fid\u00e8les \u00e0 la th\u00e9orie des pythagoriciens pour lesquels toutes choses sont nombres. Mais d’o\u00f9 sortent ces statues qui font des ombres scintillantes sur le ciel noir?<\/p>\n Machine et m\u00e9moire<\/em> \nNous avons du mal \u00e0 traduire le mot gnomon parce qu’il vibre d’harmoniques autour de la chose qu’il d\u00e9signe et que la connaissance scintille \u00e0 la pointe de son axe.<\/p>\nLitt\u00e9ralement, il signifie, sous une forme apparemment active: qui discerne, qui r\u00e8gle, mais d\u00e9signe toujours un objet.<\/strong> Dans son commentaire \u00e0 la deuxi\u00e8me d\u00e9finition du second livre d’Euclide, Thomas L. Heath le d\u00e9crit comme \u00ab\u00a0a thing enabling something to be known, observed or verified\u00a0\u00bb,<\/em> une chose permettant \u00e0 quelque chose d’\u00eatre connu, observ\u00e9 ou v\u00e9rifi\u00e9. Le voisinage de ces deux choses ou leur r\u00e9p\u00e9tition a du sens: elles ont rapport entre elles, toutes seules. En cette chose ou par elle, au lieu qu’elle occupe, le monde montre la connaissance.<\/p>\nComme l’axe du cadran se dressait perpendiculaire \u00e0 son plan, l’expression \u00ab\u00a0\u00e0 la mani\u00e8re du gnomon\u00a0\u00bb exprimait chez les Grecs, \u00e0 une p\u00e9riode archa\u00efque, l’angle droit ou le fil \u00e0 plomb. Du coup, nous pourrions presque le traduire par r\u00e8gle ou \u00e9querre, d’autant qu’Euclide, au lieu indiqu\u00e9, appelle gnomon les aires des parall\u00e9logrammes compl\u00e9mentaires d’un parall\u00e9logramme donn\u00e9, de sorte que leur addition ou soustraction les laissent ensemble semblables entre eux. Ainsi, une \u00e9querre montre deux rectangles ou deux carr\u00e9s compl\u00e9mentaires d’un carr\u00e9 ou rectangle donn\u00e9: le mot fran\u00e7ais lui-m\u00eame semble signifier l’extraction du carr\u00e9 ou cadran.<\/p>\n Encore un coup, comment d\u00e9crire le gnomon? Comme un objet, une tige dont le placement convenable donne des r\u00e9sultats \u00e9tonnants, latitude, solstice, \u00e9quinoxe. Qu’il fournit automatiquement. Cela veut dire qu’il marche tout seul, sans aucune intervention humaine, comme un automate, sans sujet moteur: connaissance machinale, puisqu’elle intercepte un mouvement, celui du Soleil. Pr\u00e9f\u00e9rons ici machine \u00e0 instrument, tant, pour nous, l’outil fait r\u00e9f\u00e9rence au sujet qui l’utilise ou \u00e0 l’action volontaire et finalis\u00e9e pour laquelle celui-ci l’a con\u00e7u et fabriqu\u00e9. Au contraire, l’activit\u00e9 mentale que d\u00e9signe le mot gnomon, en grec, se r\u00e9f\u00e8re ici \u00e0 la machine, \u00e0 un objet. Le gnomon r\u00e9alise l’une des premi\u00e8res connaissances automatiques de l’histoire, la premi\u00e8re machinerie unissant du mat\u00e9riel \u00e0 des logiciels. Le r\u00f4le du sujet, sa fonction connaissante ou pensante, n’ont rien de commun ici, avec ceux qu’ils prendront dans ce que nous nommons jusqu’\u00e0 aujourd’hui, la connaissance scientifique.<\/strong><\/p>\nLe calcul des latitudes d’apr\u00e8s l’ombre du Soleil aux solstices et aux \u00e9quinoxes, premi\u00e8re liaison math\u00e9matique entre l’astronomie et la g\u00e9ographie, donna lieu, d’autre part, \u00e0 l’\u00e9tablissement, par Ptol\u00e9m\u00e9e ou avant par Hipparque, de ce que l’Antiquit\u00e9 appela des tables de cordes: longues listes des rapports entre la mesure des c\u00f4t\u00e9s de triangles rectangles et celle de leurs angles, o\u00f9 on peut lire la naissante trigonom\u00e9trie. Voici la m\u00e9moire, voil\u00e0 le gnomon: \u00e0 la machine correspond la table, \u00e0 la connaissance automatique s’associe la mn\u00e9motechnie. De m\u00eame, dans la science des Babyloniens, coexistent les proc\u00e9dures automatiques de calcul et les tables de mesures. Autrement dit et plus g\u00e9n\u00e9ralement, une pens\u00e9e algorithmique montre toujours deux composantes, l’une qu’on peut dire machinale et l’autre qu’on doit appeler mn\u00e9monique. Capitalisation ou r\u00e9capitulation des r\u00e9sultats des proc\u00e9dures machinales ou conditions de leur reconduction. L’automate et les tables ou les dictionnaires. Mat\u00e9riel et logiciels.<\/p>\n \n\n\n\nLe profil de l’Univers<\/em><\/strong><\/span><\/div>\nLe gnomon ou cadran solaire sert moins \u00e0 dire l’heure dont tout le monde se moque depuis l’Antiquit\u00e9 jusqu’\u00e0 nos grands-parents, qu’\u00e0 construire un mod\u00e8le g\u00e9om\u00e9trique de l’Univers: observatoire \u00e0 la fois et sch\u00e9ma cosmographique du monde.<\/span><\/p>\nAB figure le style du gnomon, BC mesure l’ombre que fait le Soleil \u00e0 midi au solstice d’\u00e9t\u00e9, BZ celle du solstice d’hiver, BD l’ombre \u00e9quinoxiale. Les droites et le cercle se dessinent alors sur le m\u00e9ridien et le d\u00e9finissent, la ligne FG repr\u00e9sente l’horizon et le point A la Terre flottant au centre de la sph\u00e8re du monde. D\u00e9s lors, les deux lignes MJ et KH suivent les tropiques et LI l’\u00e9quateur, comme NO perpendiculaire \u00e0 celui-ci, l’axe du monde. L’angle ENO \u00e9gal \u00e0 BAD donne exactement la latitude du lieu et l’angle DAE, \u00e9gal \u00e0 DAC, l’inclinaison de l’\u00e9cliptique, estim\u00e9e \u00e0 24\u00b0, c’est-\u00e0-dire au segment circulaire intercept\u00e9 par le c\u00f4t\u00e9 du pent\u00e9d\u00e9cagone r\u00e9gulier.<\/p>\n L’ensemble de ces informations, d\u00e9couvertes successivement d’Anaximandre \u00e0 Vitruve (architecte romain du 1er si\u00e8cle av. J.-C.) et de Pyth\u00e9as de Marseille (navigateur et g\u00e9ographe grec du IVe si\u00e8cle av. J.-C.) jusqu’\u00e0 Ptol\u00e9m\u00e9e en passant par Hipparque, remonte pour une grande part \u00e0 une tr\u00e8s haute Antiquit\u00e9. Thal\u00e8s \u00e9crivit deux livres sur les \u00e9quinoxes et les solstices, OEnopide a sans doute donn\u00e9 l’estimation \u00e0 24\u00b0 de l’inclinaison de l’\u00e9cliptique. Il faut lire le sch\u00e9ma comme un profil du monde tel que les savants grecs le concevait mais aussi comme une somme de l’histoire de leur science: chaque g\u00e9n\u00e9ration depuis le Ve si\u00e8cle en a au moins une ligne.<\/p>\n Pour donner une id\u00e9e plus exacte des performances que les Grecs tiraient du gnomon, voici comment calcule \u00c9ratosth\u00e8ne (276-195 av. J.-C.). Il en pose un \u00e0 Sy\u00e8ne en \u00c9gypte non loin de la premi\u00e8re cataracte du Nil, ville situ\u00e9e sur le tropique du Cancer. En ce lieu, il ne fait pas d’ombre \u00e0 midi le jour du solstice d’\u00e9t\u00e9. Le m\u00eame jour \u00e0 la m\u00eame heure, \u00c9ratosth\u00e8ne mesure l’angle que fait le Soleil avec un second gnomon pos\u00e9 dans la ville d’Alexandrie qu’il pensait situ\u00e9e sur le m\u00eame m\u00e9ridien. Les deux angles alternes-internes sur la figure sont \u00e9gaux, or celui qu’il a mesur\u00e9 vaut la cinquanti\u00e8me partie d’un cercle, il suffit donc de multiplier par cinquante la distance d’Alexandrie \u00e0 Sy\u00e8ne pour obtenir la longueur enti\u00e8re du m\u00e9ridien terrestre. R\u00e9sultat grandiose obtenu avec des moyens minimaux. Pour am\u00e9liorer la mesure, \u00c9ratosth\u00e8ne estime l’ombre du gnomon non point projet\u00e9e sur un plan, mais sur une sph\u00e8re ou peut-\u00eatre le polos dont parle H\u00e9rodote dans le lieu d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9.<\/td>\n Anthyph\u00e9r\u00e9sie ou algorithme d’Euclide (proc\u00e9dure)<\/em><\/strong><\/span><\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n PGCD. Soit deux nombres 20 et 12. A diviser le premier par le second, il reste 8; si on divise 12 par 8, il reste 4 et si, de nouveau, on divise 8 par 4, l’op\u00e9ration, tombant juste, ne laisse pas de reste. On dit alors que 4 divise \u00e0 la fois 20 et 12 au titre de leur plus grand commun diviseur.<\/span><\/p>\nPour le trouver, on a divis\u00e9 l’un par l’autre les deux nombres et le second par le reste de leur division, ensuite celui-ci par le second reste, le troisi\u00e8me par le second et ainsi de suite jusqu’\u00e0 ne plus trouver aucun reste. On appelle PGCD le dernier nombre de la suite.<\/p>\n Euclide. \u00c9l\u00e9ments.<\/em> \nL’anthyph\u00e9r\u00e9sie<\/em> consiste en une soustraction qui retranche la plus petite de deux grandeurs de la plus grande et confronte la plus petite avec le reste et ainsi de suite.<\/p>\n\u00ab\u00a0VII, 1: deux nombres in\u00e9gaux \u00e9tant propos\u00e9s, le plus petit \u00e9tant toujours retranch\u00e9 du plus grand, si le reste ne mesure celui qui est avant lui que lorsqu’on aura pris l’unit\u00e9, les nombres propos\u00e9s seront premiers entre eux.\u00a0\u00bb<\/p>\n \u00ab\u00a0X, 2: \u00e9tant donn\u00e9 deux grandeurs in\u00e9gales et la plus petite \u00e9tant retranch\u00e9e de la plus grande, si le reste ne mesure jamais le reste pr\u00e9c\u00e9dent, ces deux grandeurs seront incommensurables.\u00a0\u00bb<\/p>\n Musique (table ou machine)<\/span><\/p>\nArpad Szabo d\u00e9crit dans lesD\u00e9buts des math\u00e9matiques grecques<\/em> la Sectio canonis<\/em>attribu\u00e9e \u00e0 Euclide.<\/span><\/p>\nLa corde enti\u00e8re est partag\u00e9e pour produire la quarte ou la quinte. On retranche alors le petit segment du grand. On retranche le reste du petit segment. On pouvait op\u00e9rer cette soustraction deux fois pour la quinte et trois fois pour la quarte (2\/3 et 3\/4). Ainsi apr\u00e8s avoir retranch\u00e9 le plus petit segment du plus grand, on retranchait le reste du plus petit jusqu’\u00e0 disparition finale de tout reste.<\/p>\n Voil\u00e0, selon lui, l’origine de l’algorithme d’Euclide.<\/p>\n Une autre raison?<\/em> \nToute la connaissance annonc\u00e9e par le mot gnomon et accumul\u00e9e autour de sa tige, tout ce savoir objectal et tabulaire, se distinguent fortement de ceux que nous groupons classiquement autour de la d\u00e9monstration ou de la d\u00e9duction, pour les math\u00e9matiques, et de l’exp\u00e9rience, en ce qui concerne la physique selon les crit\u00e8res de rigueur et d’exactitude, ainsi qu’autour du sujet, personnel ou collectif. Il y a l\u00e0 un autre logos, une \u00e9pist\u00e9m\u00e9 diff\u00e9rente, bref, une autre raison que nous aimerions nommer algorithmique.<\/strong> La pens\u00e9e algorithmique, efficace et pr\u00e9sente chez les \u00c9gyptiens et les Babyloniens, coexiste en Gr\u00e8ce ancienne avec la nouvelle g\u00e9om\u00e9trie, quoique dissimul\u00e9e sous sa transparence ainsi cach\u00e9e par la math\u00e9matique officielle, hell\u00e8ne de tradition, elle va perdurer, f\u00e9conde, pendant de nombreux si\u00e8cles, avant d’acqu\u00e9rir, de nos jours, un statut parall\u00e8le \u00e0 celui de la premi\u00e8re.<\/p>\nUne astronomie sans oeil<\/em> \nUn entendement form\u00e9 aux sciences modernes s’\u00e9tonne de ce qu’il ait pu exister si anciennement une astronomie sans vue ni regard comme la contemporaine. Si le cadran solaire ne fonctionna presque jamais comme une horloge, si nous devons plut\u00f4t le voir comme un observatoire, ce mot m\u00eame, anachronique et mal choisi, nous tromperait. Le gnomon pr\u00e9c\u00e8de aussi peu le th\u00e9odolite que le cadran ne pressent la montre. Car l’astronome grec n’observe pas comme le firent les \u00e2ges classique et moderne o\u00f9 les coupoles se construisent autour des lunettes et des t\u00e9lescopes. L’acte de voir n’y a pas le m\u00eame lieu et ne prend pas la m\u00eame place dans celui de conna\u00eetre.<\/p>\nNous avons l’habitude d’interpr\u00e9ter la connaissance comme un doublet de sensation et de formalit\u00e9s abstraites et les philosophes r\u00e9p\u00e8tent volontiers comme des perroquets qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord \u00e9t\u00e9 dans les sens. Cela suppose un sujet, puis un corps et tout un entra\u00eenement qui a aiguis\u00e9 la sensation au moyen d’un mat\u00e9riel raffin\u00e9. Ici et en ces temps, le gnomon et le plan de projection re\u00e7oivent seuls l’information, non l’il. Le r\u00e9cepteur objectif, axe et marques, laissera sa place au corps sensible, mais l’occupe d’abord. Lorsqu’ils relatent l’histoire de Thal\u00e8s venu au pied de pyramides pour en mesurer la hauteur, les historiens ou doxopraphes grecs confondent significativement l’ombre d’un piquet quelconque et celle d’un corps: qu’il s’agisse du b\u00e2timent formidable, du b\u00e2ton ou de celui dont nous pensions qu’il observait, qu’importe, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re, pierre, bois ou chair, assure le r\u00f4le canonique du gnomon, la fonction de discerner, objective. Science sans sujet, science qui se passe du sensible ou qui ne passe pas par lui.<\/strong> Mettez un b\u00e2ton \u00e0 sa place et rien ne changera, construisez un tombeau de pierre au lieu o\u00f9 il se d\u00e9compose, cadavre, et le savoir demeure, invariant. Qu’on puisse voir l\u00e0 de la lumi\u00e8re, des ombres et leur partage, toute une sc\u00e8ne sensorielle, qui en doutera, mais rien ne transite d’elle \u00e0 travers un sujet, porteur de facult\u00e9s, filtr\u00e9e ou non par une th\u00e9orie ou aboutissant \u00e0 sa construction. Dans le diagramme du Soleil, \u00e0 la source claire, des rayons, de l’essieu et de l’\u00e9criture au sol, il n’y a pas de place pour l’il, ni de site qu’on puisse nommer point de vue. Et cependant la th\u00e9orie s’y montre. La mesure exacte ou approximative, rigoureuse parfois, la r\u00e9duction abstraite, le passage savant du volume au plan m\u00e9ridien et de celui-ci \u00e0 la ligne et de celle-ci au point, le mod\u00e8le g\u00e9om\u00e8tre du monde se dessinent l\u00e0 sans qu’ici interviennent des organes, des fondions ni des facult\u00e9s. Le monde se donne \u00e0 voir au monde qui le voit: voil\u00e0 le sens du mot th\u00e9orie. Mieux: une chose – le gnomon – intervient dans le monde pour que celui-ci puisse lire sur soi-m\u00eame l’\u00e9criture qu’il trace sur soi. Poche ou pli de connaissance.<\/strong><\/p>\nAu sens litt\u00e9ral, le gnomon est intelligent puisqu’il met ensemble des situations choisies entre mille autres et donc discerne et comprend. R\u00e9cepteur passif, il voit la lumi\u00e8re, actif, il \u00e9crit sur la page la lisi\u00e8re d’ombre, th\u00e9orique, il montre le mod\u00e8le du ciel. Pour que nous acc\u00e9dions de nouveau, nous autres contemporains de nouveau avertis d’elle, \u00e0 cette science automatique, oui, \u00e0 cette intelligence artificielle, nous devons oublier les pr\u00e9jug\u00e9s philosophiques de l’interm\u00e8de moderne: l’homme au centre du monde, \u00e0 la place du gnomon, le sujet au milieu de la connaissance, son r\u00e9cepteur et son moteur universels, plus la reconstruction imaginaire en son intimit\u00e9 noire o\u00f9 nul jamais n’entra, sauf quelques philosophes transcendantaux munis d’un mythique rameau d’or, de cette m\u00eame sc\u00e8ne d’ombre et de lumi\u00e8re qu’ils reproduisirent \u00e0 partir d’un oeil r\u00e9el vers le filtre d’un l\u00e9gendaire entendement. Au fond rien de plus facile que de laisser cette facult\u00e9 compliqu\u00e9e pour lire simplement ce que le Soleil \u00e9crit sur le sol.<\/p>\n Le gnomon n’est pas un outil au sens d’un b\u00e2ton tenu par un singe qui ainsi prolonge sa mainmise ni au sens d’une loupe qui grossit l’objectif et augmente les performances de l’il. L’artifice ne se r\u00e9f\u00e8re pas au sujet, orient\u00e9 par lui, mais il demeure objet parmi les objets, entre le Soleil et le sol eux-m\u00eames, chose rendue intelligente par sa place en un lieu singulier du monde qui passe par elle pour se r\u00e9fl\u00e9chir sur soi. Par le gnomon l’Univers pense auto kath’auto<\/em>, se conna\u00eet lui-m\u00eame par lui-m\u00eame.<\/p>\nL’id\u00e9alit\u00e9 math\u00e9matique naissante jamais ne se r\u00e9f\u00e9ra en Gr\u00e8ce \u00e0 un sujet pensant ni ne se pensa par un id\u00e9alisme. Au contraire, la pens\u00e9e la plus pr\u00e9gnante resta le r\u00e9alisme. Or le r\u00e9alisme des id\u00e9alit\u00e9s, savoir la forme chose ou la chose forme, se montre au pied du gnomon dans la sc\u00e8ne o\u00f9 les choses voient les choses. Le point, la ligne, l’angle, la surface, le cercle, le triangle, le carr\u00e9… naissent l\u00e0 comme formes id\u00e9ales dans la t\u00e9n\u00e8bre et la clart\u00e9, au milieu des choses m\u00eames, dans le monde tel quel, r\u00e9els comme les rayons de lumi\u00e8re, les franges d’ombre, mais surtout leurs bords communs.<\/p>\n Tables ou listes canoniques<\/em> \nQue se correspondent des tables de nombres et un instrument d’observation d’o\u00f9 on les tire ou sur lequel on les retrouve, un historien des sciences ne peut s’en \u00e9tonner, habitu\u00e9, en quelque mani\u00e8re, qu’une science commence en cet \u00e9tat: par exemple, la lunette astronomique indique mille positions d’autant d’astres et un registre les recueille. Bien venue, mais tardive, une th\u00e9orie compr\u00e9hensive rend d\u00e9suet cet \u00e9tat: ainsi, les lois de Kepler et de Newton effacent en une phrase ce fatras puisqu’\u00e0 partir d’elle n’importe qui retrouve \u00e0 l’instant, comme application num\u00e9rique, tel d\u00e9tail local. \nUn espoir identique mobilise les chimistes du si\u00e8cle dernier que leur mat\u00e9riel am\u00e8ne exp\u00e9rimentalement \u00e0 dresser des tables de corps dont ils se prennent \u00e0 r\u00eaver, comme des astronomes, qu’une loi g\u00e9n\u00e9rale les gomme en les comprenant d’un coup. Cette coexistence de listes, tables ou rubriques, et d’un appareillage, simple ou compliqu\u00e9, nous para\u00eet caract\u00e9riser une \u00e8re pr\u00e9th\u00e9orique, o\u00f9 l’observation l’emporterait sur les lois, dans l’attente de l’induction \u00e0 venir.<\/p>\n\n \n\n\n\n Tables alphonsines ou tol\u00e9danes \n<\/strong><\/span><\/p>\n<\/div>\n Entreprises sur l’ordre d’Alphonse X le Sage (1221-1284), roi de Castille et de Leon, elles furent ex\u00e9cut\u00e9es par un groupe d’astronomes, sous la direction d’Isaac ben Sa\u00efd, achev\u00e9es en 1252 et imprim\u00e9es contin\u00fbment jusqu’au XVIe si\u00e8cle.<\/span><\/p>\n<\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n\n<\/div>\n Quand nous voyons coexister, dans l’Antiquit\u00e9, les tables de cordes qui donnent les valeurs d’un arc ou d’un angle \u00e0 partir des mesures des c\u00f4t\u00e9s d’un triangle et cet instrument d’observation que les Grecs appelaient gnomon, nous conservons dans l’esprit le sch\u00e9ma historique induit par l’arriv\u00e9e de Newton ou de Kepler parmi les tables alphonsines ou tol\u00e9danes recueillant la position des astres. Nous percevons alors la figure d’un savoir exp\u00e9rimental qui associe un instrument et des tables de nombres dans l’attente d’une th\u00e9orie dont la puissance unitaire rend d\u00e9suets le premier en m\u00eame temps que les secondes. Par ce sch\u00e9ma, nous comprenons la situation antique et elle s’y plie \u00e9videmment. Voici le gnomon: il pr\u00e9c\u00e8de le t\u00e9lescope; voil\u00e0 les tables de cordes: elles ressemblent aux tables tol\u00e9danes. L’ensemble constitue une pr\u00e9astronomie pr\u00e9moderne en attente de la th\u00e9orie trigonom\u00e9trique.<\/p>\n Or nous venons de contracter une nouvelle habitude en voyant coexister une machine et sa m\u00e9moire, un instrument automatique et des programmes. M\u00eame sch\u00e9mas d’une certaine mani\u00e8re, mais tout autre cependant puisque nous n’attendons pas une loi th\u00e9orique dont la compr\u00e9hension globale annulerait d’un trait de plume nos logiciels et leur rapport au mat\u00e9riel. Il s’agit d’une mani\u00e8re de savoir authentique et originale et non d’un pr\u00e9savoir ou d’un \u00e9tat pr\u00e9c\u00e9dant le savoir, il s’agit d’une connaissance et non de son fonctionnement incomplet. L’astronomie grecque fournit plut\u00f4t un exemple du deuxi\u00e8me mod\u00e8le qu’un paradigme du premier.<\/p>\n G\u00e9om\u00e9trie<\/em> \nParvenu au pied des pyramides, Thal\u00e8s, mais qu’importe son nom, d\u00e9montre la similitude des triangles form\u00e9s, le premier par Ch\u00e9ops et son ombre, mais qu’importe le tombeau choisi parmi les trois semblables et le nom du pharaon qui g\u00eet ici, le second par un piquet plant\u00e9 l\u00e0 et sa noire moiti\u00e9. Une l\u00e9gende cite ce b\u00e2ton alors qu’une autre d\u00e9signe l’ombre port\u00e9e par le g\u00e9om\u00e8tre debout. Que pr\u00e9f\u00e9rer, du corps ou du pieu? Les angles sont \u00e9gaux et les c\u00f4t\u00e9s proportionnels. La m\u00eame raison fait se r\u00e9pondre la pyramide et les deux \u00e9l\u00e9ments \u00e9rig\u00e9s, raison identique mais dicible en trois \u00e9nonc\u00e9s.<\/p>\nPremi\u00e8rement, ou plut\u00f4t, en fin de compte, elle d\u00e9finit l’homoth\u00e9tie, \u00e0 la lettre, une m\u00eame fa\u00e7on d’\u00eatre l\u00e0, de se poser, ou mieux, un espace de transports, d\u00e9placements avec ou sans rotations. Voil\u00e0 l’\u00e9nonc\u00e9 de science rigoureuse, lisible d\u00e9sormais en cette histoire qui relate les mesures de Thal\u00e8s au cours de son voyage.<\/p>\n Deuxi\u00e8mement, ou plut\u00f4t moyennement, elle exprime ce fait patent que chacune de ces fiches droites, normales sur l’horizon, peut passer pour un gnomon: le moment de midi rapport\u00e9 par l’une des l\u00e9gendes marque la fonction principale du cadran solaire de fixer le m\u00e9ridien et, sur lui, les solstices et les \u00e9quinoxes, moments solennels o\u00f9 l’ombre s’allonge vers ses extrema. Thal\u00e8s, dit-on, avait \u00e9crit deux livres sur eux. Pour accomplir cette fonction, la pyramide \u00e9quivaut ici \u00e0 l’essieu ou au b\u00e2ton fich\u00e9 l\u00e0 qui \u00e9quivaut \u00e0 son tour \u00e0 ce passant immobile, fig\u00e9 dans la contemplation de la lumi\u00e8re apicale: tous des gnomons. Et le tombeau porte un puits fun\u00e9raire qui vise l’absence d’\u00e9toile qui, dans le ciel, marque le nord. Cet \u00e9nonc\u00e9 moyen disant la ressemblance ou la similitude ou mieux l’homoth\u00e9tie au sens litt\u00e9ral de tout ce qui peut servir de tige ou d’axe \u00e0 un tel observatoire, il faut l’appeler historique, parce qu’il raconte l’astronomie des Ioniens et leurs premiers mod\u00e8les du monde, ainsi que ce qui s’ensuit g\u00e9om\u00e9triquement. Sans doute, l’\u00e9quivalence des gnomons de hauteur variable entra\u00eene l’homoth\u00e9tie des triangles associ\u00e9s pour un m\u00eame monde stable, selon l’\u00e9nonc\u00e9 de g\u00e9om\u00e9trie canonique, sans doute les droites de celle-ci viennent des rayons solaires de ceux-l\u00e0 ou de leurs bords aveugles d’ombre, et les cercles des orbites et les points sans dimension des marques impalpables aux solstices ou aux \u00e9quinoxes: le miracle grec tombe et descend du ciel, la vieille question de l’origine de la g\u00e9om\u00e9trie se r\u00e9sout en ce passage lumineux et noir des astres \u00e0 cet axe, dont le nom dit qu’il conna\u00eet.<\/strong><\/p>\n\n \n\n\n\u00a0Apex:<\/strong> point du ciel vers lequel semble s’avancer le Soleil.<\/span><\/span>Similitude:<\/strong> comparer le mot grec signifiant la science, et le mot de sa famille qui signifie le cippe fun\u00e9raire, plant\u00e9 verticalement sur la tombe.<\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n<\/div>\n Mais troisi\u00e8mement ou plut\u00f4t d’abord et archa\u00efquement, la m\u00e9ditation anthropologique lentement conduite dans Statues <\/em>rend coh\u00e9rente et pensable, sans le firmament et avant la g\u00e9om\u00e9trie, une similitude fondamentale entre le tombeau et sa momie de pharaon, le corps vivant \u00e9rig\u00e9, mi-obscur et mi-clair, et le piquet plant\u00e9 en ce site d\u00e9fini. Marquages par la mort et par ce qui en sort, du lieu singulier, de l’\u00eatre-l\u00e0, rep\u00e8res par la fiche et l’herm\u00e8s qui se dresse aux limites, voici trois statues, au sens que ce livre a donn\u00e9 \u00e0 ce mot, trois bornes exactement homoth\u00e9tiques, c’est-\u00e0-dire m\u00eamement pos\u00e9es-l\u00e0, momies, corps vivant, cairn, ob\u00e9lisque ou menhir, staff ou stock, assumant la m\u00eame fonction de d\u00e9signer un gisement, s\u00e9pulture, habitat ou fronti\u00e8re<\/strong> – oh! miracle! de tracer bient\u00f4t, gr\u00e2ce au Soleil, de ce lieu l’exacte latitude. Cet \u00e9nonc\u00e9 d\u00e9passe l’histoire et fonde l’\u00e9nonc\u00e9 de science, car il dit la m\u00eame chose dans une autre langue. L’\u00e9nonc\u00e9 moyen d’astronomie dit la m\u00eame chose dans la m\u00eame langue, m\u00e9trique, exacte, pr\u00e9cise, quasi formelle et la g\u00e9om\u00e9trie s’y trouve d\u00e9j\u00e0 n\u00e9e, comme embryonnaire. Mais le troisi\u00e8me ou premier, le plus enfoui et originel, d\u00e9couvrant trois statues en ces trois corps apparemment dissemblables, fait voir la rigoureuse homoth\u00e9tie au sens litt\u00e9ral de ces trois t\u00e9moins locaux et mortuaires, de ces trois marqueurs de gisement, et la dit dans une langue primordiale si pleine d’ombres que tout notre effort de pens\u00e9e depuis l’origine de la g\u00e9om\u00e9trie n’a pas suffi \u00e0 la retrouver, retraduire ou d\u00e9chiffrer, derri\u00e8re la lumi\u00e8re des th\u00e9or\u00e8mes. Or cette clart\u00e9 aveuglante sort de cette obscurit\u00e9 comme les statues ressuscitent de la terre, de cette terre premi\u00e8re et fondamentale que r\u00e9p\u00e8te sans le savoir depuis plus de deux mill\u00e9naires le mot g\u00e9om\u00e9trie. Le sol boulevers\u00e9 par la crue du Nil revient de m\u00eame au chaos et aux premi\u00e8res t\u00e9n\u00e8bres d’o\u00f9 la mesure le rend \u00e0 la clart\u00e9. Celles-l\u00e0 n’emp\u00eachent pas celle-ci d’appara\u00eetre, mais toujours la lumi\u00e8re interdit qu’on voie jamais l’obscurit\u00e9. La g\u00e9om\u00e9trie rayonne tant qu’elle nous \u00e9blouit et donc cache sa matrice noire<\/strong>. Oui, elle tombe et descend du ciel, par l’histoire ais\u00e9e de l’astronomie, chute et cathode simple et facile; mais elle monte de la terre, anabase et procession, sort du tombeau, de la caverne o\u00f9 danse l’ombre des statues, ressuscite d’entre les morts.<\/strong> Toujours pr\u00eates \u00e0 rire et \u00e0 \u00e9clater en moqueries plaisantes, les paysannes thraces de la fable savent que l’observateur des astres tombe dans le puits: nous apprenons par elles que la place de Thal\u00e8s c\u00e8de sous ses pas comme une sape. Oui, la g\u00e9om\u00e9trie porte justement le nom de sa m\u00e8re la terre sur laquelle ce qui tombe du ciel se mesure. Jalonn\u00e9e \u00e0 l’aide du gnomon, elle demeure \u00e0 l’ombre comme un fondement, comme une fondation creus\u00e9e sous la science; ci repose la momie, en des entrailles noires o\u00f9 se fiche le piquet d’o\u00f9 monte le savoir.<\/p>\nL’\u00e9nonc\u00e9 g\u00e9om\u00e9trique se d\u00e9veloppe dans le temps, nouveau, moderne, du savoir scientifique; l’\u00e9nonc\u00e9 astronomique se relate dans le temps de l’histoire des sciences qui na\u00eet avant le d\u00e9but de la g\u00e9om\u00e9trie; l’\u00e9nonc\u00e9 statuaire se dit dans le temps de l’anthropologie ou celui des fondations qui supporte les deux autres.<\/p>\n Chaque signe semblable, dispos\u00e9 en forme coud\u00e9e, compte les nombres impairs qu’il faut ajouter successivement pour construire un nouveau carr\u00e9. On retrouve sur les nombres les bandes d’\u00e9querre.<\/p>\n \n\n\n\u00a0Cathode: <\/strong>en grec et litt\u00e9ralement chemin qui va de haut en bas, descente.<\/span><\/span>Anabase: <\/strong>en grec et litt\u00e9ralement, mouvement de bas en haut, ascension. Mot consacr\u00e9 par une exp\u00e9dition militaire c\u00e9l\u00e8bre de Cyrus le Jeune, racont\u00e9e par X\u00e9nophon.<\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n Artifices<\/span><\/em> \nEuclide appelle gnomon ce compl\u00e9ment coud\u00e9 d’un carr\u00e9 que les charpentiers nomment commun\u00e9ment une \u00e9querre, mot de m\u00e9tier qui d\u00e9crit \u00e0 merveille l’extraction d’un carr\u00e9 au beau milieu de son angle droit en creux. Que celui-ci quitte la normale et s’infl\u00e9chisse vers l’aigu ou l’obtus, le parall\u00e9logramme int\u00e9rieur reste semblable \u00e0 l’ext\u00e9rieur, obtenu en ajoutant au premier le gnomon: bande ou couronne autour d’une forme qui ainsi se reproduit autant qu’on veut.<\/span><\/span><\/p>\nOn comprendra l’arithm\u00e9tique g\u00e9om\u00e9trique des pythagoriciens lorsqu’on saura qu’ils appelaient gnomon le compl\u00e9ment exprim\u00e9 en nombres impairs des nombres carr\u00e9s successifs. Loin d’\u00e9crire comme nous cette situation:<\/p>\n 12+3 =22<\/p>\n 22+5=32 \n32+7=42… \nn2+(2n+1)=(n+1) 2<\/p>\n ils la dessinaient comme on le voit ci-contre et comme un simplexe ou des \u00e9toiles dans le ciel.<\/p>\n Cela reproduit, sans diff\u00e9rence notable, la d\u00e9finition d’Euclide: les nombres impairs font l’\u00e9querre autour du carr\u00e9 int\u00e9rieur et reproduisent avec lui, ind\u00e9finiment, un carr\u00e9 ext\u00e9rieur \u00e9videmment semblable au premier. Avec des sch\u00e9mas o\u00f9 l’angle droit fl\u00e9chit, on peut ainsi produire des nombres triangulaires, pentagonaux… en g\u00e9n\u00e9ral polygonaux. Th\u00e9on de Smyrne les appelle nombres gnomoniques. Nous acc\u00e9dons par ces proc\u00e9dures \u00e0 des dispositions qui annoncent le triangle de Pascal.<\/p>\n Axe du cadran solaire, le gnomon devient une \u00e9querre: instrument ou artefact dans les deux cas. Le premier dessine sur le sable quelques stations du Soleil alors qu’une r\u00e8gle, ainsi nomm\u00e9e du latin rectus<\/em>, angle droit ou ligne droite, comme l’\u00e9querre, peut les d\u00e9crire sur une page. On d\u00e9finira la g\u00e9om\u00e9trie comme science qui ne se permet que la r\u00e8gle et le compas. Que penser du statut, de la place et de la fonction de ces artefacts dans un savoir parfaitement pur?<\/strong> Deuxi\u00e8mement, \u00e9querre ou gnomon, bandes lat\u00e9rales coud\u00e9es, formes compl\u00e9mentaires \u00e0 deux c\u00f4t\u00e9s, agrandissent ou r\u00e9duisent, reproduisent \u00e0 loisir carr\u00e9 ou parall\u00e9logramme, en laissant sauve la similitude. On peut retourn\u00e9 l’histoire de Thal\u00e8s dans les deux sens: le gnomon solaire lui fait d\u00e9couvrir l’homoth\u00e9tie ou bien par l’homoth\u00e9tie, la croissance gnomonique fait passer du piquet, mod\u00e8le r\u00e9duit, \u00e0 la pyramide g\u00e9ante. Enfin, le gnomon aligne des suites de nombres. Comment le d\u00e9finir sinon comme une loi de s\u00e9rie? Ajoutez un impair, faites la somme des impairs, vous obtiendrez les carr\u00e9s successifs. Ou bien: juxtaposez la bande compl\u00e9mentaire, le parall\u00e9logramme semblable appara\u00eetra. Le gnomon se d\u00e9finit comme une loi de construction, comme la r\u00e8gle d’une suite ou son engendrement. R\u00e8gle automatique, marchant toute seule, inscrivant la cha\u00eene \u00e0 loisir ou chaque cha\u00eenon sans que nous intervenions. Cette op\u00e9ration se passe de sujet actif ou pensant, de m\u00eame que l’axe de l’essieu \u00e9crit sur le sol en notre absence.<\/p>\n\n \n\n\nTriangle de Pascal<\/strong> \n1 \n11 \n121 \n1331 \n14641 \n15101051 \netc…<\/span><\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n<\/div>\nTout le monde reconna\u00eet deux sortes d’artefacts: ceux qui ne d\u00e9pendent pas de nous et ceux qui en d\u00e9pendent. Les premiers seuls fonctionnent sans tr\u00eave ou, mieux, ne cessent jamais d’\u00eatre des artefacts. Exemples: le mur et le toit nous prot\u00e8gent toujours, m\u00eame quand nous dormons, mais quand nous laissons la b\u00eache et la plume, elles dorment, inutiles et an\u00e9anties; intelligentes exclusivement \u00e0 nos heures extatiques. Au fond, les vrais outils ne d\u00e9pendent pas de nous, les autres se reposent trop souvent pour avoir droit authentiquement \u00e0 ce titre. Appeler donc d’un nom identique, exprimant la connaissance, trois automatismes, celui du piquet dress\u00e9 vers le Soleil, celui de l’\u00e9querre ou de la bande lat\u00e9rale qu’on ajoute ou retranche et celui de l’op\u00e9ration dont le retour it\u00e9r\u00e9 construit des s\u00e9ries de nombres, nous ram\u00e8ne \u00e0 l’intelligence artificielle.<\/span><\/strong> Dont nous voyons les avatars, le devenir en ces trois \u00e9tats: d’abord chose, pieu ou axe, outil sp\u00e9culatif, ensuite r\u00e8gle propre \u00e0 reproduire \u00e0 loisir droites, angles, polygones id\u00e9aux, extraits ou, mieux, abstraits de cette r\u00e8gle, enfin op\u00e9ration formelle sur des nombres, r\u00e8gle automatique, algorithme.<\/span><\/span><\/p>\nPerpendiculaire et automate \n<\/em>Selon le gnomon, disaient les Anciens: cela voulait dire verticalement. Nous traduisons: perpendiculairement, car ce mot, dans nos langues et pratiques, se r\u00e9f\u00e8re au fil \u00e0 plomb, ce cordeau que les Grecs appelaient stathm\u00e8<\/em>. Ici, l’appareillage du ma\u00e7on se dit d’un mot dont la racine d\u00e9signe la stabilit\u00e9, l’\u00e9quilibre, comme celle du mot \u00e9pist\u00e9m\u00e8, la science elle-m\u00eame. En cet objet, cet artefact, se r\u00e9unissent, pour une coh\u00e9rence et un concours admirables, l’origine statique de la g\u00e9om\u00e9trie que j’avais retrouv\u00e9e en relisant les D\u00e9finitions<\/em> d’Euclide, dans le Passage du Nord-Ouest<\/em>, et sa fondation statuaire: l’\u00e9pist\u00e9mologie et l’anthropologie, la linguistique et l’histoire. Non plus seulement la terre et le ciel, mais le savoir et la chose. T\u00e9n\u00e8bres et clart\u00e9, les \u00e9nonc\u00e9s les plus id\u00e9aux, abstraits ou formels et les plus charnellement humains conspirent \u00e0 merveille en ce simple et facile fil \u00e0 plomb. Stable pour la m\u00e9canique, masse ou pierre lourde et dense, statue droite point\u00e9e vers la terre basse, r\u00e8gle fine qui dessine sur le parement une ligne presque parfaite pourvu qu’on la teigne de couleur liquide (elle \u00e9crit donc comme le gnomon), cette chose jamais ne trompe et marche automatiquement.<\/strong><\/p>\nSelon le fil \u00e0 plomb: perpendiculairement. Soit \u00e0 repenser ou soupeser ce dernier adverbe que nous employons \u00e0 l’\u00e9tourdie. Quoi? Le gnomon, vertical, signifie \u00e0 la fois intelligence et artefact? Mais la perpendiculaire aussi. Certes, elle pend comme le cordeau du ma\u00e7on et p\u00e8se de m\u00eame que son plomb, jouit bien s\u00fbr de la plus grande pente tout autant que l’attache des plateaux d’une balance, suspendue comme un pendule: mais elle pense. Le verbe penser ne conna\u00eet pas d’autre origine que peser, pendre ou pente. Que nous nous \u00e9vertuions \u00e0 tisser le lien du sens propre et dur au sens figur\u00e9, tr\u00e8s doux, par l’\u00e9valuation ou l’estime, la d\u00e9cision sur la pesette concernant la teneur en or d’une pi\u00e8ce ou d’un lingot, voire l’inqui\u00e9tude proche de la crainte ou de l’attente, la r\u00e9f\u00e9rence reste la balance, le pendule, toujours le fil \u00e0 plomb ou stathm\u00e8: oui, la perpendiculaire pense, ou plut\u00f4t, le gnomon entretient avec la connaissance le m\u00eame lien ou rapport, la m\u00eame raison que la perpendiculaire avec la pens\u00e9e. L’intelligence artificielle ne date pas d’hier. D\u00e8s l’origine de la science, il existe des choses, ou des \u00e9tats de choses que l’histoire de nos langues associe aux activit\u00e9s mentales, comme si ces artefacts, gnomon, fil \u00e0 plomb, r\u00e8gle ou compas, \u00e9querre, passaient pour les sujets de la pens\u00e9e.<\/p>\n Cela ne revient pas \u00e0 redire la th\u00e9orie pragmatiste de l’origine des sciences pures d’apr\u00e8s laquelle la pratique pr\u00e9c\u00e8de constamment le savoir, les choses construites de main d’homme d\u00e9tenant ou contenant le secret des sp\u00e9culations abstraites \u00e0 venir, comme si la suite et le syst\u00e8me des th\u00e9or\u00e8mes d\u00e9ployaient, mimaient, sublimaient, r\u00e9ordonnaient une histoire pr\u00e9alable et obscure d’actes et de gestes: des faits, avant le droit; des anc\u00eatres, adroits mais grossiers, faisaient sans savoir. Nous ne falsifierons ni ne v\u00e9rifierons jamais ces jugements sur le pass\u00e9, faux et vrai \u00e0 loisir comme toute loi de l’histoire, le malheur ayant pouss\u00e9 \u00e0 fonder l’\u00e9ducation sur un arbitraire pareil. Rien ne prouvera ni n’infirmera jamais le pragmatisme, th\u00e9orie de professeurs qui croient qu’inventer consiste \u00e0 recopier excellemment un texte \u00e9crit par des mains calleuses ou que la d\u00e9couverte se r\u00e9duit \u00e0 l’interpr\u00e9tation. Non, la th\u00e9orie ne se ram\u00e8ne point toujours \u00e0 l’explication de ce qu’implique le travail manuel. Oui parfois, souvent non. Mille manipulations n’am\u00e8nent \u00e0 la rigueur que celui qui l’a d\u00e9j\u00e0 trouv\u00e9e. Mais qu’importe. De profonds linguistes pr\u00e9tendent que le mot populaire \u00ab\u00a0baratin\u00a0\u00bb \u00e9mane aussi de la pratique ou du verbe grec correspondant \u00e0 notre verbe faire, puisque le discours favori des intellectuels consiste \u00e0 exalter l’action, dont ils se gardent, au d\u00e9triment de l’abstraction; dont ils ne se s\u00e9parent jamais. Le comble du baratin consiste \u00e0 parler de faire alors qu’on disserte seulement. Bref.<\/p>\n Que nos langues donc nous ram\u00e8nent, pour la connaissance, \u00e0 des artefacts aussi primitifs et simples que le fil \u00e0 plomb ou le gnomon indique seulement que le sujet humain de la pens\u00e9e date d’une \u00e9poque r\u00e9cente: l’intelligence artificielle est plus ancienne que l’intelligence tout court, con\u00e7ue comme une facult\u00e9 de l’esprit, elle-m\u00eame se r\u00e9duisant, le mot l’indique express\u00e9ment, \u00e0 une possibilit\u00e9 de faire. Le je pense<\/em> a trois cents ans alors que le gnomon dit qu’il conna\u00eet depuis plus de trois mill\u00e9naires. Et je trouve plus difficile de concevoir une instance virtuelle, interne \u00e0 l’individu, condition transcendantale des op\u00e9rations intellectuelles, que de voir le cordeau ou l’axe du cadran \u00e9crire automatiquement.<\/strong><\/p>\nNous employons ce dernier adverbe \u00e0 l’\u00e9tourdie. Pour nous, un automatisme s’accomplit sans que la volont\u00e9 ou l’intention y participe. Or toute la familles dont ce mot fait partie se r\u00e9f\u00e8re \u00e0 une racine indo-europ\u00e9enne – men – o\u00f9, au contraire, se retrouve l’activit\u00e9 mentale: v\u00e9h\u00e9ment, d\u00e9ment, commentaire, mention, mensonge, m\u00e9moire, monument, monstre, d\u00e9monstration, montre, monnaie se rangent dans le sous-ensemble latin issu de la racine, alors que les mots anamn\u00e8se, manie et automate appartiennent au cousinage grec. Nous disons avec un mot d’entendement une chose dont nous voudrions qu’elle en f\u00fbt d\u00e9pourvue. Il suffit, dans la famille, de rapprocher quelques parents pour obtenir de beaux effets de sens. Exemple: comme une montre, l’automate commente ou d\u00e9montre gr\u00e2ce \u00e0 sa m\u00e9moire et mime monstrueusement les actes mentaux; voici une phrase qui semble m\u00e9diter ou d\u00e9cider sur les questions en apparence hardies que nous posons \u00e0 propos de l’intelligence artificielle alors qu’elle se r\u00e9duit, aux yeux et \u00e0 l’oreille de l’artisan de la langue, \u00e0 la r\u00e9p\u00e9tition monotone de la m\u00eame unit\u00e9 de sens, \u00e0 une sorte de tautologie ou plut\u00f4t de redondance. Le cadran solaire lui doit sans doute sa comparaison avec nos montres. Il y a beau temps que nos langues savent que les automates pensent, au moins le disaient-elles avant m\u00eame que les Grecs, Arabes et modernes ou classiques montassent des statues mobiles, pour l’ornement ou le tourment des contemporains. \n<\/strong><\/p>\n\n \n\n\n\nExtatique:<\/strong> au sens \u00e9tymologique, caract\u00e9rise un \u00e9tat hors du repos.<\/span><\/span>Comparer baratin et [mot grec signifiant], agir, travailler, d’o\u00f9 vient notre pratique.<\/div>\n<\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n<\/div>\nEn somme, l’automate entretient avec l’activit\u00e9 mentale la m\u00eame relation que le gnomon avec la connaissance, que la perpendiculaire ou le pendule avec la pens\u00e9e ou que le stathm\u00e8, fil \u00e0 plomb, avec l’\u00e9pist\u00e9m\u00e8, la statue stable avec l’\u00e9pist\u00e9mologie. Science droite, pens\u00e9e, connaissance, m\u00e9moire, actes mentaux, d\u00e9mence ou manie… la philosophie que nous avons apprise nous induit \u00e0 les distribuer, comme des facult\u00e9s, fonctionnant bien ou mal, autour d’un sujet transcendantal, case par case ou en couronne, mais la langue qui \u00e9crit ou parle cette philosophie depuis quelques mill\u00e9naires les ram\u00e8ne \u00e0 leurs lieux d’origine, l’essieu du cadran solaire, l’\u00e9querre, le cordeau et la balance… comme si elle d\u00e9crivait une intelligence objectale. S’il existe une r\u00e8gle pour la direction de l’esprit, ou plusieurs, et si la langue note quelque redondance encore entre l’orientation que cet esprit doit suivre et la chose qui l’indique, puisque r\u00e8gle et direction r\u00e9p\u00e8tent le latin rectus<\/em> qui signifie la ligne droite, alors le sujet, en tierce position, ne fait qu’imiter une forme objective. L’esprit, premi\u00e8rement, r\u00e9side-t-il d\u00e9j\u00e0 en celle-ci? Et pourquoi r\u00e9sister au plaisir raffin\u00e9 de d\u00e9gager l’\u00e9tymologie, fort scientifique, de po\u00eale: mot issu du latin balnea pensilia<\/em>, bains suspendus. Que faire en un po\u00eale, sinon dire que je pense?<\/span><\/strong><\/span><\/p>\nLes philosophies qui aujourd’hui s’enseignent dans les classes d’o\u00f9 les le\u00e7ons de choses ont disparu, pla\u00e7ant le sujet dans le langage, pour que seuls ceux qui p\u00e9rorent acqui\u00e8rent un statut noble, s’arr\u00eatent, timides, \u00e0 mi-chemin de ce retour vers les objets du monde, puisque le langage habite en nous, bouche, gorge et gestes du corps, et hors de nous, dans les biblioth\u00e8ques et s\u00e9maphores, bandes sonores et r\u00e9cepteurs radio: interne-externe, artificiel et naturel, sans qu’on puisse d\u00e9cider. Le sujet, l\u00e0, h\u00e9site entre un quasi-sujet, de la culture collective \u00e0 l’inconscient personnel, et un quasi-objet, des livres aux codes: mais que signifie une phrase pareille o\u00f9 un mot, sujet, glisse et ne peut pas se poser entre son propre sens et son contresens?<\/p>\n Construit par nous qui nous trouvons construits par lui, collectivement et dans le temps d’une histoire longue, usit\u00e9 par nous, individuellement et dans les groupes, le langage, exerc\u00e9 dans l’usage quotidien ou l’exp\u00e9rience rare et stylis\u00e9e, nous apprend imm\u00e9diatement qu’il se comporte comme un artefact qui pense. Son artisan souvent se trouve conduit par lui. En d’autres termes, il fait partie de l’intelligence artificielle, comme la monnaie.<\/p>\n Mati\u00e8re et forme \n<\/em>Gnomon vertical, \u00e9querre coud\u00e9e, r\u00e8gle, compas, perpendiculaire, pendule affectent une forme constante: droite verticale, ou horizontale dans le cas de la balance, normale ou ronde, selon. Forme signifie aussi bien contour, figure, bords, d\u00e9finition et d\u00e9termination au sens litt\u00e9ral que principe d’organisation de l’objet. L’angle droit d\u00e9crit aussi bien l’apparence de l’\u00e9querre que son squelette constitutif, sa construction. Ainsi la forme peut passer pour ph\u00e9nom\u00e8ne et pour essence, l’aspect ou la r\u00e9alit\u00e9. Que pierre, marbre, fer ou bronze entrent dans l’axe ou le cadran au titre de mati\u00e8re premi\u00e8re, qu’importe, pourvu qu’il se dresse normalement au plain du sol. L’information qu’il montre ou donne correspond \u00e0 sa forme et varie avec elle. Selon celle-ci, la premi\u00e8re s’alt\u00e8re. La connaissance g\u00eet dans la forme. Le langage, \u00e0 nouveau, assimile forme et information. Dans la premi\u00e8re g\u00eet la seconde.<\/strong><\/span><\/p>\n\n\n\n\u00a0Gnomon <\/strong>signifie aussi l’\u00e9querre et la perpendiculaire.<\/span><\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n Les techniques de jadis informaient la mati\u00e8re: le tourneur modelait la terre glaise pour tirer l’urne du cercle et de ses mains tangentielles; ainsi d’un tas de pierre le ma\u00e7on \u00e9levait la maison sur le plan de l’architecte et le forgeron violentait deux fois le m\u00e9tal pacifique, au feu et par le marteau. L’industrie ajouta un suppl\u00e9ment de plans \u00e0 l’artisanat, mais dans les m\u00eames voies. Nous avons chang\u00e9 tout cela. Nos techniques, aujourd’hui, tendent plut\u00f4t \u00e0 explorer ou reconna\u00eetre d’abord les formes fines et complexes \u00e9parses dans les choses du monde et \u00e0 choisir l’une d’entre elles ou \u00e0 en m\u00ealer plusieurs quand elles correspondent \u00e0 nos desseins et aux contraintes de la fabrication envisag\u00e9e: elles les pr\u00e9c\u00e8dent m\u00eame quelquefois. Certes, nous montons encore des horloges en m\u00e9tal, comme autrefois, mais tel cristal, telle mol\u00e9cule, voire tel atome ou isotope, font maintenant de meilleures montres, automatiques et fid\u00e8les, et tel autre cristal fonctionne comme soupape ou semi-conducteur. Les formes tout inform\u00e9es gisent dans les choses elles-m\u00eames o\u00f9 il suffit de les recueillir; ainsi nos oeuvres inversent les anciens proc\u00e9d\u00e9s o\u00f9 l’information ne venait que de nos mains habiles ou de l’entendement expert.<\/strong> L’id\u00e9alisme, narcisse, ne trouvait dans le monde que sa propre image qu’il y imprimait \u00e0 grands frais de travail. La science et la technique r\u00e9duisaient le r\u00e9el \u00e0 leurs repr\u00e9sentations. Or la terre meuble et glaise, la pierre avant l’appareil, le m\u00e9tal dans sa gangue, en eux-m\u00eames et par eux-m\u00eames cristallins, rec\u00e8lent mille artefacts comme en une corne d’abondance que les mains et les volont\u00e9s anciennes ignoraient en la bouchant. Notre intelligence, notre entreprise un peu sotte, violente, grossi\u00e8re, avaient ferm\u00e9 la porte du tr\u00e9sor, alors que le monde cache mille fois plus de merveilles que nos d\u00e9cisions. Le sens, la direction, le projet du travail se retournent. En ce dimanche des techniques, nous reconnaissons d’abord que l’Univers a d\u00e9j\u00e0 beaucoup forg\u00e9: voici la fontaine de l’information.<\/strong><\/span><\/span><\/p>\nIl n’y a pas de mati\u00e8re dans l’Univers. Autrement, les sciences physiques: auraient fini par rencontrer des limites dans leur avanc\u00e9e ou leur histoire, bornes pr\u00e9vues et pos\u00e9es par la m\u00e9taphysique mat\u00e9rialiste. Or celle-ci s’\u00e9vanouit \u00e0 mesure que progressent les premi\u00e8res qui ne cessent de relever des formes sans rencontrer jamais une mati\u00e8re qu’elles ne nomment pas, pour ne reconna\u00eetre que la masse. La mati\u00e8re n’existe pas, on ne trouve que des formes, comme les atomes, et jusqu’\u00e0 la plus petite particule, avec ou sans masse, des formes sans nombre, plus leur m\u00e9lange, chaotique ou ordonn\u00e9, syst\u00e8me ou noise qui agite et secoue comme dans un panier leur innombrable multiplicit\u00e9. Il n’y a que de l’information dont le stock \u00e9norme dans le monde, sans doute exprimable par un tr\u00e8s grand nombre, math\u00e9matiquement fini mais physiquement infini, laisse la science dans une histoire ouverte. M\u00eame le poids code un champ de forces, m\u00eame n’importe quel agr\u00e9gat, collo\u00efde ou organisme surcode encore un sous-ensemble de formes cod\u00e9es. Seuls le m\u00e9lange et le d\u00e9sordre, noise, chaos, donnent l’illusion de la mati\u00e8re.<\/p>\n D\u00e8s lors, l’intelligence est immanente et, sans doute, coextensive \u00e0 l’Univers. Le monde donne un \u00e9norme stock de formes. La n\u00f4tre ne fait pas exception dans un entourage noir qui attendrait passivement que nous l’informions. Il existe une immense intelligence objective dont l’artificielle et la subjective constituent des sous-ensembles petits. Conna\u00eetre pour nous consiste \u00e0 nous mettre dans une forme analogue \u00e0 celle que nous connaissons. L’objet que nous construisons, nous le forgeons de fa\u00e7on analogue \u00e0 certaines choses du monde, d\u00e9finitivement nos pilotes. Intelligent, le gnomon intercepte le flux descendant du Soleil et tous deux, tout seuls, dessinent sur la terre, d’o\u00f9 sort cette statue dress\u00e9e, l’information objective et partielle de l’ombre qui parle en partie de la forme globale du monde.<\/p>\n La g\u00e9om\u00e9trie sommeillait sous la terre ou r\u00eavait dans l’\u00e9clat du Soleil: le gnomon des anciens Grecs ou des Babyloniens l’a peu \u00e0 peu r\u00e9veill\u00e9e le long des formes singuli\u00e8res communes \u00e0 l’ombre et \u00e0 la lumi\u00e8re.<\/p>\n Que l’esclave mis en sc\u00e8ne dans le M\u00e9non<\/em> de Platon t\u00e9moigne d’un monde oubli\u00e9 dont il se souvient devant nous, par un exercice de r\u00e9miniscence, il faut le croire et penser aussi que Socrate et Platon rappellent \u00e0 bon escient les rythmes inspir\u00e9s des po\u00e8tes qui les ram\u00e8nent \u00e0 ces temps perdus. Mais il faut de plus d\u00e9crire en pr\u00e9cision ces mondes et ces temps qui r\u00e9apparaissent dans le cours de la d\u00e9monstration.<\/p>\nQuand les historiens des sciences reviennent sur le probl\u00e8me ici trait\u00e9 de la duplication du carr\u00e9, ils recherchent, en ce lieu du M\u00e9non<\/em> et sur la figure, des traces ou t\u00e9moins de la g\u00e9om\u00e9trie grecque au Ve si\u00e8cle, aujourd’hui oubli\u00e9e de tous sinon d’eux, parce qu’on n’en a conserv\u00e9 que de rares fragments, dont celui-ci. Reconstruire le sch\u00e9ma et d\u00e9montrer le rapport du c\u00f4t\u00e9 \u00e0 la diagonale permet de reconstituer savoir perdu et pass\u00e9 r\u00e9volu: travail de r\u00e9miniscence. Or l’histoire des sciences fait g\u00e9n\u00e9ralement aussi peu r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 la th\u00e9orie en faveur de laquelle Socrate appelle un ignorant et suscite pour lui ce probl\u00e8me que l’histoire de la philosophie traitant de la r\u00e9miniscence fait r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 la duplication du carr\u00e9 lui-m\u00eame. Et si d’aventure les deux m\u00e9moires s’identifiaient? Socrate et l’esclave s’adonnent-ils au m\u00eame effort que le n\u00f4tre, tendus vers la reprise d’un savoir oubli\u00e9? Quels rapports peut-on d\u00e9finir de la science \u00e0 la m\u00e9moire?<\/p>\n\n\n\nDupliquer:<\/strong> non point copier pour obtenir un double, mais construire une m\u00eame forme de surface double.<\/span><\/span>A la page 81 b-c du M\u00e9non<\/em>, Socrate cite un fragment de Pindare sur l’\u00e2me renaissante. \nPindare (518-438 av. J.-C.), auteur d’odes, Olympiques, Pythiques, etc.<\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n <\/p>\n Soit un carr\u00e9 dont nous cherchons \u00e0 doubler la surface: combien de pieds mesurera le c\u00f4t\u00e9 du nouveau carr\u00e9? Quelle que soit la r\u00e9ponse, nous avons \u00e0 prolonger les deux c\u00f4t\u00e9s de l’ancien. Nous retrouvons le gnomon, la vieille forme de l’\u00e9querre coud\u00e9e dont le vide fait voir le carr\u00e9 de d\u00e9part et dont l’appareillage r\u00e9alise en bois ou fer le suppl\u00e9ment qu’on lui ajoute. Dupliquer la superficie donn\u00e9e consiste \u00e0 construire l’\u00e9querre: voici le probl\u00e8me du gnomon. Peut-on le r\u00e9soudre ainsi? Au moins le petit esclave commence, avec Socrate, \u00e0 le figurer en cette fa\u00e7on: il ne fait aucun doute qu’il se trompe en raison d’un tel dessin, puisque la solution vraie commence quand il l’abandonne. Son erreur vient donc de ce qu’il pose d’abord cette question du gnomon. Il faut appeler ainsi, dit H\u00e9ron d’Alexandrie, tout ce qui, ajout\u00e9 \u00e0 un nombre ou \u00e0 une figure, donne un tout semblable \u00e0 ce \u00e0 quoi il a \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9. La duplication fournit un cas particulier trivial d’une telle similitude.<\/div>\n \nOr l’erreur a lieu deux fois et deux fois par exc\u00e8s. Pourquoi? Parti d’un c\u00f4t\u00e9 AB de deux pieds, donc d’une surface de quatre, l’esclave prolonge le premier du double, lui accorde quatre pieds, tombe sur une superficie de seize, alors que l’on en demandait huit, le double de quatre. Il revient alors en arri\u00e8re et choisit un c\u00f4t\u00e9 de trois pieds pour un carr\u00e9 de neuf. Ces tirs trop longs s’expliquent \u00e0 nouveau par le probl\u00e8me du gnomon. Ce mot signifie l’\u00e9querre mais aussi, redisons-le, la table pythagoricienne qui exhibe les carr\u00e9s parfaits, les nombres impairs et la suite des entiers: les premiers sur la diagonale, les derniers sur les c\u00f4t\u00e9s. Les impairs font le gnomon, sur l’\u00e9querre qui reste.<\/span><\/span><\/p>\n \nOr le jeune ignorant saute de deux \u00e0 quatre et redescend de quatre vers trois: il suit donc les c\u00f4t\u00e9s du carr\u00e9 en nombres entiers au sens de l’alg\u00e8bre g\u00e9om\u00e9trique des anciens pythagoriciens. Autrement dit, le gnomon encore le pr\u00e9c\u00e8de.<\/span><\/span><\/p>\nR\u00e9miniscences<\/em> \nIl se souvient. Il se souvient d’abord des tentatives de d\u00e9finition dans le dialogue: il a d\u00fb l’\u00e9couter, cach\u00e9 dans quelque recoin. Rappelons, en effet, que l’exercice parall\u00e8le \u00e0 la d\u00e9finition de la vertu consista en celle de la figure et qu’on se mit d’accord de refuser d’abord les deux premiers r\u00e9sultats: la figure n’est ni la forme ni la couleur; mais qu’on accepta de dire qu’elle est la limite o\u00f9 se termine un solide. La ligne fait le bord de la figure comme celle-ci fait celui d’un corps. Donc l’esclave se trompe parce qu’il suit le bord, celui du carr\u00e9 dessin\u00e9 par Socrate et celui du sch\u00e9ma num\u00e9ral. Mais de la ligne \u00e0 l’aire comme d’elle au volume, c’est-\u00e0-dire de la limite \u00e0 la vari\u00e9t\u00e9 qu’elle entoure ou d\u00e9finit, la cons\u00e9quence ne vaut pas. L’esclave se trompe parce qu’il se souvient de la d\u00e9finition par le bord. M\u00e9moire imm\u00e9diate.<\/p>\nIl se souvient, deuxi\u00e8mement, de l’\u00e9tat o\u00f9 se trouvait la g\u00e9om\u00e9trie grecque avant la d\u00e9couverte de la diagonale, d’un monde oubli\u00e9. De l’alg\u00e8bre g\u00e9om\u00e9trique, des vieux pythagoriciens, du r\u00e8gne des nombres entiers. Le monde math\u00e9matique de Platon, Th\u00e9odore, Th\u00e9\u00e9t\u00e8te, Eudoxe s’est totalement coup\u00e9 de celui-l\u00e0. En ce temps-l\u00e0, on faisait confiance au gnomon, charg\u00e9 de conna\u00eetre. La nouvelle \u00e9cole a perdu cette connaissance-l\u00e0, devenue m\u00e9prisable et bonne \u00e0 tout prendre pour des esclaves. Et le jeune homme la sait, la dit, la repr\u00e9sente. Il conna\u00eet le tableau du gnomon. Vraiment? Nous t\u00e9moignons, nous qui entendons et lisons le dialogue, \u00e0 deux mill\u00e9naires de distance, qu’il sait sa table de multiplication, puisque, sans h\u00e9siter, il r\u00e9pond quatre \u00e0 la question combien font deux fois deux? et qu’il confirme ais\u00e9ment que quatre fois quatre font seize et que trois fois trois font neuf. Mais pour Socrate et son \u00e9cole, ce savoir tabulaire et num\u00e9ral revient \u00e0 l’ignorance. Conna\u00eetre ses nombres \u00e9quivaut \u00e0 ne conna\u00eetre rien. Mais nous lisons que l’esclave r\u00e9cite sa table. Qu’est-ce vraiment qu’une table, sinon une m\u00e9moire? La plus facile \u00e0 retrouver. L’esclave suit la table et le tableau et le gnomon: il se souvient. Il se rappelle un savoir que le platonisme cache et m\u00e9prise. Autrement dit, derri\u00e8re la g\u00e9om\u00e9trie, celle pr\u00e9cis\u00e9ment qui d\u00e9termine un carr\u00e9 double par la diagonale du carr\u00e9 simple de d\u00e9part, se cachent dans l’oubli l’arithm\u00e9tique et l’alg\u00e8bre g\u00e9om\u00e9trique dont celui qu’on m\u00e9prise se souvient. Du coup, il t\u00e9moigne par son corps, sa langue et surtout son \u00e9tat, du rang dans lequel l’ancienne science tombe: dans l’ordre de l’ignorance et de la servitude, dans le camp du concret par rapport \u00e0 l’abstrait. Le philosophe se r\u00e9serve le m\u00e9talangage dans lequel se d\u00e9finit ce rapport nouveau du pur et du concret et donc d\u00e9sormais peut juger \u00e0 son aise du savoir et de son histoire en les faisant tous deux commencer par lui.<\/p>\n Mais Socrate se souvient aussi quand il dit qu’il ne sait pas. Il reste vrai qu’il ne sait pas. Il doute et cherche. Et questionne. Et surtout coupe en \u00e9l\u00e9ments et morceaux les grandes phrases rhapsodiques et les pans d’encyclop\u00e9die. Fantassin, pi\u00e9ton, il veut marcher pas \u00e0 pas. D’abord ceci, ensuite cela. Mettons d’abord ceci hors de conteste avant de passer \u00e0 cela qu’on examinera de la m\u00eame mani\u00e8re. Coupons en deux, proc\u00e9dons par dichotomies. Socrate ne sait que ces proc\u00e9dures, m\u00e9thode ou cheminement prudent et circonspect. Mais prenons encore au s\u00e9rieux la th\u00e9orie divine qu’il vient d’emprunter \u00e0 Pindare: et s’il se souvenait, lui aussi, d’un antique savoir? Socrate se souvient des proc\u00e9dures pas \u00e0 pas de la pens\u00e9e algorithmique et il la repr\u00e9sente par son personnage et son \u00e9tat d’homme qui parle et qui n’\u00e9crit pas. Depuis la nuit des temps dans le croissant fertile, la division par deux, privil\u00e9gi\u00e9e, permet de calculer de t\u00eate plus ais\u00e9ment. Le petit esclave et Socrate marchent ensemble et vont le m\u00eame amble vers le monde disparu dont ils sont les prosopop\u00e9es; le vieux ma\u00eetre causeur interroge l’ignorant qui ne sait ni lire ni \u00e9crire, selon les antiques et exactes proc\u00e9dures que celui-ci n’ignore pas, sans jamais quitter des yeux le cha\u00eenon pr\u00e9c\u00e9dent lorsqu’il passe au cha\u00eenon suivant et en revenant tout de suite en arri\u00e8re s’il arrive qu’il en saute un – retournant donc \u00e0 la case trois apr\u00e8s le brusque \u00e9cart de deux \u00e0 quatre.<\/p>\n Le jeu ne se joue point \u00e0 deux, mais \u00e0 trois: non pas Socrate, M\u00e9non et l’esclave puisque les deux derniers se substituent l’un \u00e0 l’autre, mais Platon, Socrate et l’ignorant. La Paid\u00e9ia, \u00e9ducation et histoire, passe par trois \u00e9tats: le philosophe-roi, le soldat-pi\u00e9ton et l’homme de m\u00e9nage ou travailleur des champs, selon l’antique partage. Platon pense dans l’univers de la g\u00e9om\u00e9trie, espace pur, m\u00e9trique rigoureuse, irrationalit\u00e9 ma\u00eetris\u00e9e: voici venue la diagonale, l’alogos alli\u00e9 au logos et m\u00e9lang\u00e9 avec lui, voici venu le Royal Tisserand dont le portrait cl\u00f4t le Politique<\/em>; l’esclave, quant \u00e0 lui, compte de t\u00eate les nombres entiers dans l’algorithme traditionnel, logistique m\u00e9prisable des marchands et producteurs, pendant que Socrate, raisonnant toujours dans l’ancien \u00e9tat, sans \u00e9crire, d\u00e9couvre le nouveau monde du carr\u00e9 portant la diagonale en sautoir. Il fait le lien entre les deux r\u00e8gnes; comme un messager.<\/p>\nPlaton hante nos pens\u00e9es dont nous ne pouvons pas nous d\u00e9faire ou plut\u00f4t nous habitons celles qu’il con\u00e7ut alors que le petit esclave n’a pas quitt\u00e9 les anciens pythagoriciens li\u00e9s encore aux tables babyloniennes Socrate ne sait rien, comme l’enfant, et n’\u00e9crit pas, comme l’esclave; ils gardent tous deux l’ancienne mode dont par eux Platon et nous nous souvenons, antique moment plong\u00e9 dans les m\u00e9thodes orales et les proc\u00e9dures pas \u00e0 pas, mais acc\u00e8dent soudain, \u00e9merveill\u00e9s, se tenant par la main, \u00e0 un nouveau monde abstrait.<\/p>\n \n \n\n\n\nAlgorithme: <\/strong>contrairement aux apparences, le mot ne vient pas du grec mais de l’arabe et signifie: suite finie d’op\u00e9rations \u00e9l\u00e9mentaires pour un sch\u00e9ma de calcul ou la r\u00e9solution d’un probl\u00e8me.<\/span><\/div>\n<\/td>\n<\/tr>\n<\/tbody>\n<\/table>\n<\/div>\nLa pens\u00e9e algorithmique s’engloutit dans l’oubli et ne constitue plus, par ses comptines, que la pr\u00e9histoire de la science. Le jeune esclave se souvient du gnomon et de ses lois tabulaires parce qu’il fonctionne comme une m\u00e9moire, comme la table de multiplication. La pens\u00e9e algorithmique, artificialisable, se r\u00e9duisait sans doute \u00e0 de telles m\u00e9moires. Ne disons pas: intelligence artificielle, mais plut\u00f4t: m\u00e9moire artificielle. Autrefois, souvenons-nous-en, le savoir se r\u00e9duisait peut-\u00eatre au souvenir. Mais la g\u00e9om\u00e9trie nouvelle en r\u00e9v\u00e8le les lacunes: on ne trouve aucun nombre sur le gnomon, entre 3 et 4 sur les c\u00f4t\u00e9s ni entre 4, 9 et 16 le long de la diagonale. La g\u00e9om\u00e9trie compl\u00e8te ses rat\u00e9s, annule un savoir li\u00e9 au souvenir. Elle invente un autre monde qui pullule entre les nombres et dont on perd vite le compte. Fin temporaire de la lutte qui oppose l’abstraction et la m\u00e9moire, toutes deux consid\u00e9r\u00e9es comme \u00e9conomie de pens\u00e9e: ici la premi\u00e8re gagne l\u00e0 o\u00f9 la seconde fuit. Mais si celle-ci est \u00e9cras\u00e9e dans la bataille grecque, elle continue la guerre cependant, du c\u00f4t\u00e9 des Arabes au Moyen Age, chez les plus grands math\u00e9maticiens classiques, comme Pascal et Leibniz, architectes d’algorithmes plus que de g\u00e9om\u00e9tries, enfin dans l’\u00e8re contemporaine: nous venons d’apprendre \u00e0 \u00e9conomiser la pens\u00e9e, donc \u00e0 gagner, sur les deux tableaux: celui o\u00f9 brille encore la lumi\u00e8re du soleil platonicien, la math\u00e9matique pure, mais aussi celui o\u00f9 le souvenir s’est asservi la vitesse m\u00eame de cette lumi\u00e8re. Des esclaves objectifs travaillent au sein des ordinateurs: tout l’ancien dialogue suit des proc\u00e9dures ais\u00e9es \u00e0 inscrire sur des logiciels.<\/span><\/span><\/p>\nMesure et position \n<\/em>La conduite de la discussion a bifurqu\u00e9 soudain de l’arithm\u00e9tique \u00e0 la g\u00e9om\u00e9trie: si tu pr\u00e9f\u00e8res ne pas faire de calculs, montre donc! Socrate triche, \u00e0 l’\u00e9vidence. Il a demand\u00e9 la longueur du c\u00f4t\u00e9. L’esclave, loyal, r\u00e9pond quatre ou trois pieds. On requiert de lui une mesure, il donne une quantit\u00e9.<\/strong> Mais quand vient la diagonale comme c\u00f4t\u00e9 du carr\u00e9 doubl\u00e9, on ne parle plus que de qualit\u00e9: sur quelle ligne le carr\u00e9 de surface double se construit-il? Sur celle-ci. Interrogatifs et d\u00e9monstratifs ont d\u00e9sormais quitt\u00e9 la quantification pour qualifier ce qu’on montre. Nul ne demande au demandeur: quelle longueur? Il questionne l’ignorant sur un contenu \u00e0 propos duquel personne, en retour, ne l’inqui\u00e8te. Il a bien trouv\u00e9 le c\u00f4t\u00e9 mais ne l’a pas mesur\u00e9. Socrate triche: il sait qu’il ne trouvera pas l’exacte longueur.<\/p>\nLes deux erreurs par exc\u00e8s avaient eu lieu en mesurant le c\u00f4t\u00e9 du carr\u00e9 au moyen de nombres entiers: l’esclave compte quatre et trouve seize, revient \u00e0 trois et aboutit \u00e0 neuf. Premier essai sur le pair, et deuxi\u00e8me par l’impair, deux tirs trop longs. Le nombre cherch\u00e9 ne sera donc ni ce pair ni cet impair.<\/p>\n Torpeur et narcose \n<\/em>Impasse, embarras, le dialogue s’arr\u00eate et Socrate, en interm\u00e8de, rappelle \u00e0 M\u00e9non sa comparaison de la torpille. La m\u00e9taphore exprime la contradiction et le trouble o\u00f9 se trouve \u00e0 cet endroit l’interlocuteur du philosophe. Mais nous-m\u00eames ne comprenons rien avant de nous souvenir de l’origine de la torpille: ce poisson ainsi se nomme parce qu’il nous plonge non dans la stupeur mais dans la torpeur. A le toucher, chacun s’\u00e9vanouit. Para\u00eet s’endormir. Mais \u00e0 nouveau nous ne comprenons rien si par-del\u00e0 l’origine latine nous ne nous souvenons pas que la torpille porte, en grec, le nom de nark\u00e8<\/em>, qui l’apparente \u00e0 la narcose et \u00e0 nos narcotiques. Voil\u00e0 une \u00e9trange pharmacie. Le choc issu du contact avec la b\u00eate nous para\u00eet; aujourd’hui \u00e9lectrochimique. Nous clarifions cette exp\u00e9rience au moyen de plusieurs sciences, \u00e9lectrostatique, biochimie, neurologie, tout un \u00e9ventail raffin\u00e9 d\u00e9ploy\u00e9. Or notre pharmacie des narcotiques nous ram\u00e8ne \u00e0 la torpille comme si la langue, par son histoire, avait suivi le m\u00eame chemin que la science elle-m\u00eame qui, depuis au moins deux si\u00e8cles, accumule les exp\u00e9riences autour de ce poisson \u00e9tonnant. Comme s’il y avait deux histoires des sciences, parall\u00e8les: celle qui raconte les manipulations de la physiologie et celle qui se souvient de la torpille latine et de la narcose grecque, du sommeil narcotique et de la torpeur \u00e9trange o\u00f9 nous plonge la d\u00e9charge. <\/strong>Nous comprenons par notre science quelque chose qui touche \u00e0 l’\u00e9lectricit\u00e9, que Platon conna\u00eet mal, mais Platon nomme une b\u00eate de sorte que nous comprenons quelque chose qui touche \u00e0 notre chimie, \u00e0 notre pharmacie, mais aussi \u00e0 la sienne. La torpille endort comme un narcotique. Narcisse enfin se fascine jusqu’\u00e0 s’endormir, dans l’enfermement total en soi, devant son image que lui renvoient les eaux lisses d’une source. Narcisse-narcose porte le nom du poisson, ou porte en lui cette b\u00eate, et se foudroie lui-m\u00eame comme un pharmakon totalement solitaire sans soci\u00e9t\u00e9 ni environnement. La narcose entretient avec l’individu seul le m\u00eame rapport que l’archa\u00efque victime que les Grecs nommaient pharmaceutique avec le collectif. Au jeu de s’auto-conna\u00eetre, les je vont-ils tuer le moi comme une foule d\u00e9cha\u00een\u00e9e met \u00e0 mort le pharmakon? Connais-toi toi-m\u00eame! Foudroie-toi, sujet narcissique de la pens\u00e9e! Philosophie du sujet, cette drogue suicidaire…<\/p>\nNotre savoir d\u00e9velopp\u00e9 en une s\u00e9rie, \u00e9lectricit\u00e9, chimie, pharmacie, neurologie, psychopathologie se ferme, quand on remonte son histoire, comme on plie un \u00e9ventail, et notre langue seule, transmise, nous relie au pass\u00e9 comme une ligne noire. Les savants contemporains se montrent fiers, \u00e0 juste titre et volontiers, d’avoir d\u00e9couvert une origine biochimique \u00e0 la commotion \u00e9lectrique. Certes. Mais la langue le savait d\u00e9j\u00e0, depuis longtemps. Parfois l’histoire des sciences ne requiert qu’une certaine m\u00e9moire. La m\u00e9moire artificielle de la langue.<\/strong><\/p>\nPair et impair: la d\u00e9monstration apagogique, par l’absurde<\/em><\/p>\nSoit un carr\u00e9 de c\u00f4t\u00e9 1 et b sa diagonale. Par le th\u00e9or\u00e8me de Pythagore, nous savons que b2= 12+12= 2 d’o\u00f9 b = 2. Puisque 12= 1 et 22=4, b vaut entre 1 et 2. \u00c9crivons cette valeur m\/n en supposant cette \u00ab\u00a0fraction\u00a0\u00bb r\u00e9duite \u00e0 sa plus simple expression. Donc: 2 =m\/n d’o\u00f9 nous tirons: m2 = 2n2. Alors m2 est pair: donc m aussi. Premi\u00e8re cons\u00e9quence:n est impair.<\/em><\/span><\/span><\/span><\/p>\nOr un carr\u00e9 pair est divisible par 4, c’est le cas de m2; donc 2n2 est aussi divisible par quatre. Alors, n2 est pair et n est pair<\/em><\/span><\/span><\/span><\/p>\nPar cons\u00e9quent n est impair et pair, chose impossible. 2 ne peut donc se mettre sous la forme m\/n.<\/span><\/span><\/span><\/p>\n<\/h6>\nOn appela, d\u00e8s l’Antiquit\u00e9, cette premi\u00e8re d\u00e9monstration par l’absurde: apagogique.<\/strong><\/span><\/span><\/p>\nElle met en \u00e9chec l’arithm\u00e9tique pythagoricienne primitive qui n’admettait que les entiers ou \u00e0 la rigueur que les rationnels. Tout \u00e0 coup, l’espace montre des longueurs que le calcul ne comprend plus. Si tu ne peux calculer, montre donc: cette parole de Socrate, plus habile ou profonde qu’il ne para\u00eet, indique exactement la bifurcation.<\/strong><\/p>\nLa d\u00e9monstration apagogique montre que les nombres rendent impossible ce que l’espace, bien \u00e9videmment, rend possible.<\/p>\n La d\u00e9monstration de Socrate, dans le M\u00e9non<\/em>, dit que l’espace rend possible ce que les nombres rendent impossible.<\/p>\nEt elles passent toutes deux par le pair et l’impair.<\/p>\n Le dialogue se souvient de la d\u00e9monstration apagogique et la remonte, si j’ose dire, dans l’autre sens. Et la torpille foudroie par la contradiction ou l’absurdit\u00e9. Apagogique signifie conduit hors du droit chemin, d\u00e9vi\u00e9 ou s\u00e9duit. J’ai bien parl\u00e9 de bifurcation. S\u00e9duit: fascin\u00e9 par la torpeur.<\/strong><\/p>\nOr le gnomon se dessine par nombres entiers, impairs et pairs: le petit esclave les a suivis. Montre, maintenant, ne compte plus, montre la diagonale! La voici: elle passe par 1, 4, 9, 16… par les nombres que nous appelons d\u00e9sormais carr\u00e9s parfaits. Allons, montre donc la diagonale c\u00f4t\u00e9 d’un carr\u00e9 d’une aire de huit pieds! Elle manque. Non montrable, ind\u00e9montrable.<\/p>\n Le gnomon ne conna\u00eet que les carr\u00e9s parfaits. Science parfaite du logos, ignorant les irrationnels; science archa\u00efque et tr\u00e8s imparfaite du logos parfait: la math\u00e9matique dans son authenticit\u00e9 d\u00e9monstrative na\u00eet par cons\u00e9quent hors du logos, lorsqu’elle s’\u00e9carte de lui et peut mesurer rigoureusement cet \u00e9cart. La science commence hors du langage. Le gnomon donc ne conna\u00eet pas tout.<\/strong> On peut demander ou inventer des connaissances inconnues de cette m\u00e9moire qui porte le nom de cela qui conna\u00eet. Voil\u00e0 le coup de foudre issue de la torpille. Qu’il existe des connaissances hors du gnomon autorise qu’on cherche ce qu’on ne conna\u00eet pas – ce que la connaissance m\u00eame ne conna\u00eet pas.<\/p>\n |
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