{"id":1236,"date":"2014-07-18T14:47:45","date_gmt":"2014-07-18T13:47:45","guid":{"rendered":"http:\/\/www.archipress.org\/?page_id=1236"},"modified":"2015-01-18T14:56:20","modified_gmt":"2015-01-18T13:56:20","slug":"la-suisse-malade-identitaire","status":"publish","type":"page","link":"https:\/\/www.archipress.org\/?page_id=1236","title":{"rendered":"La Suisse, malade identitaire"},"content":{"rendered":"

par R\u00e9da Benkirane<\/p>\n

\"<\/strong>Le Temps, 11 juin 2014<\/p>\n

[version originale en PDF<\/a>]<\/p>\n

L\u2019avis de l\u2019expert<\/strong><\/p>\n

Depuis pr\u00e8s d\u2019un quart de si\u00e8cle, la Suisse peine \u00e0 vivre la conscience de sa propre identit\u00e9. Ce mal mine subrepticement le pays et risque \u00e0 terme de se transformer en pathologie chronique et, par l\u00e0 m\u00eame, incurable. Cette crise identitaire s\u2019est d\u00e9clench\u00e9e pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 la fin de la Guerre froide et depuis n\u2019en finit pas de se manifester \u00e0 travers divers \u00e9pisodes politiques et \u00e9conomiques. Durant la p\u00e9riode 1945-1989, la Suisse a \u00e9t\u00e9 surarm\u00e9e pour affronter les d\u00e9fis du syst\u00e8me mondial, ses valeurs de neutralit\u00e9, de stabilit\u00e9, de pr\u00e9cision et de pr\u00e9vision \u00e9tant parfaitement mises en valeur dans l\u2019ordre bipolaire. Depuis lors, le monde \u00e9prouve l\u2019acc\u00e9l\u00e9ration de l\u2019histoire et une globalisation continue. D\u2019ordre et de comput, le temps est devenu, \u00e0 l\u2019image de la m\u00e9t\u00e9orologie, un m\u00e9lange chaotique. C\u2019est ce changement de nature qui a secou\u00e9 la Suisse en rendant ses valeurs p\u00e9rennes de peu d\u2019utilit\u00e9 face \u00e0 l\u2019incertitude et \u00e0 l\u2019impermanence du monde.<\/p>\n

Mais de quoi, au juste, le pays souffre-t-il? La Conf\u00e9d\u00e9ration serait-elle mal gouvern\u00e9e, entre les mains d\u2019une classe politique incomp\u00e9tente? Croulerait-elle sous le poids de dettes financi\u00e8res? Son \u00e9conomie serait-elle en train de p\u00e9ricliter? Le ch\u00f4mage ob\u00e8re-t-il l\u2019avenir des jeunes ou m\u00eame celui des seniors? Son territoire serait-il la cible particuli\u00e8re de menaces terroristes ou militaires? Un rapide balayage permet imm\u00e9diatement d\u2019\u00e9carter les doutes: il n\u2019est pas question des fondamentaux \u00e9conomiques, de l\u2019int\u00e9grit\u00e9 territoriale, mais de quelque chose d\u2019impalpable qui rel\u00e8ve d\u2019une vision de l\u2019avenir ou plut\u00f4t d\u2019une absence de vision, d\u2019une incapacit\u00e9 \u00e0 se projeter.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce donc qui ne va pas avec les Suisses? se demandent, interloqu\u00e9s, depuis deux d\u00e9cennies Europ\u00e9ens et Am\u00e9ricains qui, eux, ont travers\u00e9 dans le m\u00eame laps de temps maintes catastrophes et trag\u00e9dies o\u00f9 ils eurent plusieurs fois l\u2019occasion de mettre en jeu leur survie politique et \u00e9conomique. Les Suisses sont tr\u00e8s envi\u00e9s mais ne b\u00e9n\u00e9ficient d\u2019aucune compassion pour leurs \u00e9tats d\u2019\u00e2me car, n\u2019ayant connu ni guerre, ni famine, ni faillite, ils sont un peuple qui n\u2019a pas souffert et qu\u2019on ne peut plus souffrir: leur soci\u00e9t\u00e9 prot\u00e9g\u00e9e, aseptis\u00e9e de mille et une mani\u00e8res, b\u00e9n\u00e9ficie d\u2019un niveau et d\u2019une qualit\u00e9 de vie hors d\u2019atteinte.<\/p>\n

Dans cette perspective, il faut donc voir les votations du 9\u00a0f\u00e9vrier 2014 sur le rejet de l\u2019immigration massive et leurs cons\u00e9quences comme un \u00e9pisode de plus \u2013 et probablement pas le dernier \u2013 d\u2019une s\u00e9rie qui s\u2019allonge depuis un quart de si\u00e8cle et o\u00f9 les choses ne tournent pas comme on s\u2019y attendrait. Le probl\u00e8me vient de l\u2019impr\u00e9vu qu\u2019engendrent des votes remontant des bas-fonds sociologiques, mais pas seulement car l\u2019\u00e9lite politico-\u00e9conomique r\u00e9v\u00e8le en des moments cl\u00e9s des h\u00e9sitations, un manque de confiance en \u00absoi\u00bb, une incapacit\u00e9 flagrante \u00e0 improviser en situation d\u2019incertitude et de danger. Ainsi les votations du 4\u00a0d\u00e9cembre 1992, l\u2019affaire des fonds juifs en d\u00e9sh\u00e9rence (1996), les retards et autres dysfonctionnements de l\u2019Exposition nationale (2001), la mort subite de la compagnie Swissair (2001), les campagnes de l\u2019UDC contre les moutons noirs (2007) et l\u2019interdiction des minarets (2009), la fin annonc\u00e9e du secret bancaire (2008), la crise avec le clan Kadhafi (2008), tout cela dessine la psych\u00e9 helv\u00e9tique qui, derri\u00e8re les apparences, pose cliniquement un certain nombre d\u2019interrogations relatives \u00e0 la fois \u00e0 la peur des autres et au manque d\u2019assurance en soi.<\/p>\n

En parlant de crise identitaire, les lieux communs \u00e9voquent la barri\u00e8re de r\u00f6sti ou encore la pr\u00e9dominance du parti de l\u2019UDC. Mais ce sont l\u00e0 des sympt\u00f4mes et non la cause de la f\u00ealure du \u00abnous\u00bb suisse qui sont offerts en spectacle au monde entier. Chaque votation qui ovationne l\u2019UDC r\u00e9v\u00e8le l\u2019ampleur du mal-\u00eatre identitaire. C\u2019est l\u00e0 la valeur ajout\u00e9e de ce parti que d\u2019avoir su, par une communication de cartes postales (mentales) id\u00e9ales, faire remonter en surface les impens\u00e9s d\u2019une Helv\u00e9tie nagu\u00e8re heureuse mais de plus en plus paniqu\u00e9e par les vibrations et les dissonances du monde. D\u00e9passer ce mal identitaire ne consiste pas \u00e0 lutter contre les id\u00e9es x\u00e9nophobes de l\u2019UDC mais \u00e0 travailler sur ces impens\u00e9s, ces refoul\u00e9s, \u00e0 pratiquer une sorte de psychoth\u00e9rapie collective sur les peurs s\u00e9curitaires, politiques, \u00e9conomiques et culturelles qui affectent une partie de la population \u2013 pr\u00e9cis\u00e9ment celle qui est la moins expos\u00e9e aux risques qui la terrorisent mentalement et la font somatiser jusqu\u2019au point de mettre en p\u00e9ril la raison d\u2019Etat.<\/p>\n

Pour comprendre ce dont il s\u2019agit, il faut penser la question de l\u2019identit\u00e9 en termes de syst\u00e8me immunitaire, de rapports de soi au non-soi. Le bon sens de l\u2019homo helveticus\u00a0croit se pr\u00e9munir de la menace ext\u00e9rieure en op\u00e9rant un repli strat\u00e9gique de soi, en rejetant le non-soi, en se m\u00e9fiant des agents internationaux \u00e9conomiques, politiques, culturels, scientifiques comme autant de chevaux de Troie. Mais en r\u00e9alit\u00e9, ce bon sens d\u00e9clenche un processus d\u2019autodestruction identitaire.<\/p>\n

L\u2019ancien conseiller f\u00e9d\u00e9ral Christoph Blocher a eu le \u00abm\u00e9rite\u00bb de mettre en \u00e9vidence ce processus autodestructeur et de dire tout haut ce qui se dit en son for int\u00e9rieur: lorsqu\u2019il affirme que \u00ables Romands ont toujours eu une conscience nationale plus faible\u00bb, il exprime un refoul\u00e9 que bon nombre de citoyens n\u2019osent faire ressortir en surface. Son \u00e9nonc\u00e9 permet de valider la justesse de notre diagnostic et d\u2019aborder de face l\u2019\u00e2pre v\u00e9rit\u00e9 qui en d\u00e9coule: la Suisse, qui n\u2019aime pas trop les \u00e9trangers, ne s\u2019aime pas beaucoup elle-m\u00eame. Quand Blocher dit que d\u2019autres Suisses ont tendance \u00e0 avoir une \u00abconscience nationale\u00bb [de soi] moins vive, il \u00e9met, \u00e0 son corps d\u00e9fendant, le signe qu\u2019il concourt lui-m\u00eame \u00e0 affaiblir ladite conscience quand il y a de la difficult\u00e9 \u00e0 reconna\u00eetre comme pleinement suisse [soi] une certaine cat\u00e9gorie de citoyens! La qu\u00eate identitaire, on le voit bien, est une perte continu\u00e9e de Soi, c\u2019est une h\u00e9morragie de ce qui fait la vitalit\u00e9 et la r\u00e9sistance d\u2019un syst\u00e8me immunitaire. C\u2019est la maladie des peuples propre \u00e0 l\u2019\u00e8re de la globalisation.<\/p>\n

La Suisse id\u00e9alisait le \u00absignal blanc\u00bb, l\u2019immacul\u00e9e blancheur de sa vertu; elle d\u00e9couvre \u00e0 peine que \u00abtous les cygnes ne sont pas blancs\u00bb. Il lui reste \u00e0 accepter qu\u2019il n\u2019y a rien d\u2019existentiellement sinistre \u00e0 faire, \u00e0 partir d\u2019une teinte opalescente, une sorte de \u00abcase blanche\u00bb ou un \u00abjoker\u00bb chromatique capable de prendre toutes les autres teintes. Il faudrait penser la question identitaire en termes non pas de moutons mais de \u00abcygnes noirs\u00bb, d\u2019al\u00e9as et de contingence.<\/p>\n

Sans une recherche r\u00e9trospective, introspective et prospective sur la question de l\u2019identit\u00e9, il est \u00e0 craindre que cette petite nation ne fragilise encore son syst\u00e8me immunitaire, alors qu\u2019elle est b\u00e2tie sur une diversit\u00e9 culturelle et confessionnelle remarquablement fonctionnelle ainsi que sur un f\u00e9d\u00e9ralisme politique qui aurait pu et pourrait \u00eatre un mod\u00e8le pour l\u2019Europe et le monde. Le pays pourrait r\u00e9inventer ses id\u00e9aux types; plut\u00f4t que par le mythe du Plateau (stable) suisse, c\u2019est par la g\u00e9ophysique turbulente et l\u2019esth\u00e9tique fractale de ses cr\u00eates jurassique et alpine qu\u2019il pourrait se ressourcer. A cet \u00e9gard, les jeunes Suisses sont porteurs d\u2019avenir, ils nous indiquent la voie \u00e0 suivre. Ainsi ils excellent naturellement dans les sports de glisse et de l\u2019extr\u00eame; ils sont d\u00e9tenteurs d\u2019une v\u00e9ritable culture de la prise de risque et ont d\u00e9velopp\u00e9 une danse instinctive de l\u2019\u00e9cart \u00e0 l\u2019\u00e9quilibre. Ce sont leur aptitude \u00e0 s\u00e9curiser, en haute altitude, leur procession \u00e9l\u00e9gante et p\u00e9rilleuse ainsi que leur capacit\u00e9 \u00e0 gravir ou d\u00e9valer des versants impossibles\/impensables qu\u2019il s\u2019agit d\u00e9sormais d\u2019int\u00e9grer dans le paysage mental et la \u00abconscience nationale\u00bb.<\/p>\n

R\u00e9da Benkirane<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

par R\u00e9da Benkirane Le Temps, 11 juin 2014 [version originale en PDF] L\u2019avis de l\u2019expert Depuis pr\u00e8s d\u2019un quart de si\u00e8cle, la Suisse peine \u00e0 vivre la conscience de sa propre identit\u00e9. Ce mal mine subrepticement le pays et risque \u00e0 terme de se transformer en pathologie chronique et, par \u2026 Lire plus \/ Read more<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":1237,"parent":0,"menu_order":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","template":"","meta":{"ngg_post_thumbnail":0,"footnotes":""},"class_list":["post-1236","page","type-page","status-publish","has-post-thumbnail","hentry"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/1236","targetHints":{"allow":["GET"]}}],"collection":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages"}],"about":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/types\/page"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fcomments&post=1236"}],"version-history":[{"count":1,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/1236\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1240,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/pages\/1236\/revisions\/1240"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=\/wp\/v2\/media\/1237"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/www.archipress.org\/index.php?rest_route=%2Fwp%2Fv2%2Fmedia&parent=1236"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}