Lorsque j'eus pris connaissance du "Récit de Hayy
ibn Yaqzân", malgré les admirables sentences
spirituelles et les suggestions profondes qu'il contient, je le
trouvai dépourvu de mises en lumière relatives à
l'expérience suprême qui est le Grand Ébranlement
(Coran 79/34), gardé en trésor dans les Livres divins,
confié en dépôt aux symboles des Sages, caché
dans le "Récit de Salamân et Absil" que
composa l'auteur du "Récit de Hayy ibn Yaqzân"
(Avicenne). C'est le Secret sur lequel sont affermies les étapes
spirituelles des soufis et de ceux qui possèdent l'intuition
visionnaire. Il n'y est point fait allusion dans le "Récit
de Hayy ibn Yaqzân", hormis à la fin du livre,
là où il est dit: "Il arrive que des anachorètes
spirituels d'entre les humains émigrent vers Lui..."
Alors j'ai voulu à mon tour en raconter quelque chose sous
forme d'un récit que j'ai intitulé "Récit
de l'exil occidental", dédié à certain
de nos nobles frères. Pour ce qu'il en est de mon dessein,
je m'en remets à Dieu.
1. Début du récit. Lorsque, étant parti
de la région audelà du fleuve, j'eus entrepris,
en compagnie de mon frère 'Asim, le voyage pour le pays
d'Occident, afin de donner la chasse à certains oiseaux
des rivages de la Mer Verte.
2. Voici que nous tombâmes soudain dans "la ville dont
les habitants sont des oppresseurs" (Coran 4/77), je veux
dire la ville de Qayrawân.
3. Lorsque ses habitants se furent aperçus de notre arrivée
inopinée et eurent compris que nous étions des enfants
du Shaykh connu comme alHâdî ibn alKhayr le Yéménite.
4. Ils nous cernèrent, nous lièrent avec des chaînes et des carcans de fer, et nous jetèrent prisonniers dans
un puits à la profondeur sans limite.
5. Mais il y avait, dominant le puits inoccupé que l'on
avait peuplé de notre présence, un château
élevé, fortifié de nombreuses tours.
6. Il nous fut dit: "Vous ne commettrez aucune faute, si,
la nuit venue et vous étant dépouillés de
vos vêtements, vous montez au château. Mais à
la pointe du jour, il vous faudra absolument redescendre au fond
du puits."
7. Certes, au fond du puits, il y avait "des ténèbres
s'entassant sur des ténèbres" (Coran 24/40).
Lorsque nous étendions nos mains, c'est à peine
si nous pouvions les voir (24/40).
8. Mais, pendant les heures de la nuit, nous montions au château,
dominant alors l'immensité de l'espace, en regardant par
une fenêtre. Fréquemment venaient à nous des
colombes des forêts du Yémen, nous informant de l'état
des choses dans la région interdite. Parfois aussi nous
visitait un éclair du Yémen, dont la lueur en brillant
du "côté droit" (Coran 28/30), du côté
"oriental", nous informait des familles vivant dans
le Najd. La brise parfumée des senteurs de l'arak suscitait
en nous élan d'extase sur élan d'extase. Alors nous
soupirions de désir et de nostalgie pour notre patrie.
9. Ainsi donc nous montions pendant la nuit et redescendions pendant
le jour. Or, voici que pendant une nuit de pleine lune nous vîmes
la huppe (Coran 27/20 SS.) entrer par la fenêtre et nous
saluer. Dans son bec il y avait un message écrit, provenant
"du côté droit de la vallée, dans la
plaine bénie, du fond d'un buisson" (Coran 28/30).
Io. Elle nous dit: "J'ai compris (27/22) quel est le moyen
de vous délivrer, et je vous apporte à tous deux
"du royaume de Saba des nouvelles certaines" (27/22).
Tout est expliqué dans le message de votre père."
11. Nous primes connaissance du message. Voici ce qu'il contenait:
"Ceci vous est adressé par alHâdi, votre père.
Au nom de Dieu le Miséricordieux, le TrèsMiséricordieux.
Nous soupirons après vous, mais vous n'éprouvez
aucune nostalgie. Nous vous appelons, mais vous ne vous mettez
pas en route. Nous vous faisons des signes, mais vous ne comprenez
pas."
12. Il me donnait ensuite dans le message les indications que
voici: "Toi, ô un tel, si tu veux te délivrer
en même temps que ton frère, ne tardez pas à
vous résoudre au voyage. Attachez-vous à notre câble,
c'est-à-dire (aux noeuds) du Dragon du Ciel de la Lune
au monde spirituel, lequel domine sur les plages de l'éclipse.
13. Lorsque tu seras arrivé à "la vallée
des fourmis" (27/18), secoue le pan de ta robe et dis: "Gloire
à Dieu qui m'a fait vivant après m'avoir fait mourir"
( 2/244 et 261). "C'est vers lui qu'est notre résurrection"
(67/15). Ensuite fais périr tes gens.
14. "Finisen avec ta femme car elle est de ceux qui restent
en arrière" (15/60 et 29/31). "Avance là
où tu en as reçu l'ordre" (15/65), "tandis
que tout ce peuple sera mort, déraciné, lorsque
viendra le matin" (15/66). Monte sur le navire et dis: "Au
nom de Dieu, qu'il vogue et qu'il arrive au port" (11/43).
15. Dans la lettre était expliqué tout ce qui
surviendrait en cours de route. La huppe prit les devants, et
le soleil était en position juste au-dessus de nos têtes,
lorsque nous arrivâmes à l'extrémité
de l'ombre. Nous prîmes place dans le vaisseau, et il nous
emporta "au milieu de vagues pareilles à des montagnes"
(11/44). Notre projet était de gravir la montagne du Sinai,
afin de visiter l'oratoire de notre père.
16. Alors entre moi et mon fils "les flots s'élevèrent"
nous séparant, "et il fut parmi les engloutis"
(11/45).
17. Je compris ainsi que pour mon peuple, le temps de l'accomplissement
de la menace le concernant était le matin. "Le matin n'est-il pas proche?" (11/83).
18. Et je sus que "la ville qui se livrait à des turpitudes"
(2I/74) "serait renversée de fond en comble"
(11/84) et qu'il pleuvrait "sur elle des briques de terre
cuite" (11/84).
19. Lorsque nous arrivâmes à un endroit où
les flots s'entrechoquaient et où roulaient les eaux, je
pris la nourrice qui m'avait allaité et je la jetai dans
la mer.
20. Mais nous voyagions sur un navire "fait de planches et
de clous" (54/13). Aussi nous l'endommageâmes volontairement
(18/78) par crainte d'un roi qui derrière nous "s'emparait
de tout navire par la force" (18/78).
21. Et "le navire tout chargé" (l'arche, 26/119)
nous fit passer par l'île de Gôg et de Mâgôg
(18/93 SS.), du côté gauche de la montagne al-Jûdi
(11/46).
22. Or il y avait avec moi des génies qui travaillaient
à mon service, et j'avais à ma disposition la source
du cuivre en fusion. Je dis aux génies: "Soufflez
sur le fer jusqu'à ce qu'il devienne comme le feu"
(et que je jette sur lui le cuivre en fusion, 18/95) . Ensuite
je dressai un rempart, de sorte que je fus séparé
de Gôg et de Mâgôg (18/94).
23. Alors fut vraiment réalisé pour moi que "la
promesse de ton Seigneur est vraie" (18/98).
24. Je vis en cours de route les puits de 'Ad et de Thamoud; je
parcourus la région, "elle était ruinée
et effondrée" (2/26 et 22/44).
25. Alors, je pris les deux fardeaux avec les Sphères et
les plaçai en compagnie des génies dans un flacon
que j'avais fabriqué en lui donnant une forme ronde, et
sur lequel il y avait des lignes dessinant comme des cercles.
26. Je coupai les courants d'eau vive depuis le milieu du ciel.
27. Lorsque l'eau eut cessé de couler au moulin, l'édifice
s'effondra, et l'air s'échappa vers l'air.
28. Je lançai la Sphère des Sphères contre
les cieux, de sorte qu'elle broyât le soleil, la lune et
les étoiles.
29. Alors je m'échappai des quatorze cercueils et des dix
tombes, d'où ressuscite l'ombre de Dieu, de sorte qu'elle
est "attirée peu à peu" (25/48) vers le
monde hiératique, après que "le soleil lui
a été donné pour guide" (25/47).
30. Je trouvai le chemin de Dieu. Alors je compris: "Ceci
est mon chemin, c'est le droit chemin" (6/154).
3I. Quant à ma soeur, voici que pendant la nuit elle
fut "enveloppée dans le châtiment divin"
(12/107); alors elle resta enténébrée dans
une fraction de la nuit, après fièvre et cauchemar
allant jusqu'à l'état de prostration complète.
32. Je vis une lampe dans laquelle il y avait de l'huile; il en
jaillissait une lumière qui se propageait dans les différentes
parties de la maison. Là même la niche de la lampe
s'allumait et les habitants s'embrasaient sous l'effet de la lumière
du soleil se levant sur eux.
33. Je plaçai la lampe dans la bouche d'un Dragon qui habitait
dans le château de la Roue hydraulique; au-dessous se trouvait
certaine Mer Rouge; au-dessus il y avait des astres dont personne
ne connait les lieux d'irradiation hormis leur Créateur
et "ceux qui ont une ferme expérience dans la connaissance"
(3/5).
34. Je constatai que le Lion et le Taureau avaient tous deux disparu;
le Sagittaire et le Cancer s'étaient involués tous
deux dans le pliage opéré par la rotation des Sphères.
La Balance resta en équilibre lorsque l'Étoile du
Yémen (Sohayl, Canope) se leva d'au-delà certains
nuages ténus, composés de ce que tissent les araignées
du Monde élémentaire dans le monde de la génération
et de la dissolution.
35. Il y avait encore avec nous un mouton; nous l'abandonnâmes
dans le désert, où les tremblements de terre le
firent périr, tandis que la foudre tombait sur lui.
36. Alors, quand toute la distance eut été parcourue
et que la route eut pris fin, tandis que "bouillonnait la
fournaise" (altannûr, 1'"athanor",
11/42 et 23/27) dans la forme conique (du c¦ur), je vis
les corps célestes; je me conjoignis à eux et je
perçus leur musique et leurs mélodies. Je m'initiai
à leur récital; les sons en frappaient mon oreille
à la façon du vrombissement produit par une chaine
que l'on aurait tirée le long d'un dur rocher. Mes muscles
étaient sur le point de se déchirer, mes articulations
sur le point de se rompre, tant était vif le plaisir que
j'éprouvais. Et la chose n'a cessé de se répéter
en moi, jusqu'à ce que la blanche nuée finisse par
se dissiper et que la membrane soit déchirée.
37. Je sortis des grottes et des cavernes, et j'en finis avec
les vestibules: je me dirigeai droit vers la Source de la Vie.
Voici que j'aperçus les poissons qui étaient rassemblés
en la Source de la Vie, jouissant du calme et de la douceur à
l'ombre de la Cime sublime. "Cette haute montagne, demandai-je,
quelle est-elle donc? Et qu'est-ce que ce Grand Rocher."
38. Alors l'un des poissons "choisit pour son chemin dans
la mer un certain courant" (18/60). Il me dit: "Cela,
c'est ce que tu désiras si ardemment; cette montagne est
le mont Sinaï, et ce Rocher est l'oratoire de ton père.
"Mais ces poissons, dis-je, qui sont-ils?
"Ce sont les semblables à toi-même (tes semblables).
Vous êtes les fils d'un même père. Épreuve
pareille à la tienne les avait frappés. Ce sont
tes frères."
39. Lorsque j'eus entendu cette réponse, et en ayant éprouvé
la vérité, je les embrassai. Je me réjouis
de les voir comme ils se réjouirent de me voir. Puis je
fis l'ascension de la montagne. Et voici que j'aperçus
notre père à la façon d'un Grand Sage, si
grand que les Cieux et la Terre étaient près de
se fendre sous l'épiphanie de sa lumière. Je restai
ébahi, stupéfait. Je m'avançai vers lui,
et voici que le premier, il me salua. Je m'inclinai devant lui
jusqu'à terre, et j'étais pour ainsi dire anéanti
dans la lumière qu'il irradiait.
40. Je pleurai un moment, puis je lui dis ma plainte au sujet
de la prison de Qayrawân. Il me dit: "Courage! Maintenant,
tu es sauvé. Cependant il faut absolument que tu retournes
à la prison occidentale, car les entraves, tu ne t'en es
pas encore complètement dépouillé."
Lorsque j'entendis ces mots, ma raison s'envola. Je gémis,
je criai comme crie quelqu'un qui est sur le point de périr,
et je le suppliai.
41. Il me dit: "Que tu y retournes, c'est inéluctable
pour le moment. Cependant je vais t'annoncer deux bonnes nouvelles.
La première, c'est qu'une fois retourné à
la prison, il te sera possible de revenir de nouveau vers nous
et de monter facilement jusqu'à notre paradis, quand tu
le voudras. La seconde, c'est que tu finiras par être
délivré totalement; tu viendras te joindre à
nous, en abandonnant complètement et pour toujours le pays
occidental."
42. Ses paroles me remplirent d'allégresse. Il me dit encore:
"Sache que cette montagne est le mont Sinaï (23/20,
Tûr Saynâ); mais au-dessus de celle-ci, il
y a une autre montagne: le Sinai (95/2, Tûr Sînîna)
de celui qui est mon père et ton aïeul, celui envers
qui mon rapport n'est pas autre que ton propre rapport envers
moi.
43. "Et nous avons encore d'autres aïeux, notre ascendance
aboutissant finalement à un roi qui est le Suprême
Aïeul, sans avoir lui-même ni aïeul ni père.
Nous sommes ses serviteurs; nous lui devons notre lumière;
nous empruntons notre feu à son feu. Il possède
la beauté la plus imposante de toutes les beautés,
la majesté la plus sublime, la lumière la plus subjugante.
Il est au-dessus de l'Au-dessus. Il est Lumière de la Lumière
et au-dessus de la Lumière, de toute éternité
et pour toute éternité. Il est celui qui s'épiphanise
à toute chose "et toute chose va périssante
hormis sa Face" (28/88).
44. C'est de moi qu'il s'agit dans ce Récit, car
je suis passé par la catastrophe. De l'espace supérieur
je suis tombé dans l'abîme de l'Enfer, parmi des
gens qui ne sont pas des croyants; je suis retenu prisonnier dans
le pays d'Occident. Pourtant je continue d'éprouver
certaine douceur que je suis incapable de décrire. J'ai
sangloté, j'ai imploré, j'ai soupiré de regret
sur cette séparation. Cette détente passagère
fut un de ces songes qui rapidement s'effacent.
45. Sauve nous, ô mon Dieu! de la prison de la Nature et
des entraves de la Matière. "Et dis: Gloire à
Dieu! Il vous manifestera ses Signes, alors vous les reconnaîtrez.
Ton Seigneur n'est pas inattentif à ce que vous faites"
(27/95). "Dis: Gloire à Dieu! Pourtant la plupart
d'entre eux sont des inconscients" (31/24).
'Ilm al Yaqin |
Extrait de L'Archange empourpré, traduit de l'arabe par Henri Corbin. Paris, Fayard, 1976.