Cette âme que son Seigneur interpelle ainsi, en la décrivant
comme "pacifiée, agréante et agréée",
Il lui ordonne- et cet ordre est en fait une autorisation, une
permission et une marque d'honneur -d'entrer parmi Ses serviteurs,
ceux qu'il s'attribue expressément, qui ont été
choisis par Lui. Il s'agit là de ceux qui connaissent leur
véritable relation à la servitude et à la
Seigneurie, c'est-à-dire de ceux qui savent qu'en nommant
le "serviteur" on ne désigne pas autre chose
qu'une manifestation particulière du Seigneur telle que
la conditionnent les caractéristiques du serviteur: la
Réalité essentielle est "Seigneur", la
forme extérieure est "Serviteur". Le serviteur
est un "Seigneur" manifesté sous la forme d'un
"Serviteur" et, sous l'apparence de l'adorateur, c'est
Lui-même qui S'adore Lui-même.
L'entrée dans Son paradis (fi jannatihi) consiste
pour le serviteur [conformément au sens de la racine JNN]
à s'occulter (ijtinan) dans Son Essence. Celui qui
y parvient a traversé les voiles des créatures et
des Noms divins. Pour lui se sont évanouies les déterminations
créaturelles illusoires qui n'ont de réalité
qu'au niveau des perceptions sensibles. N'étaient ces perceptions,
il n'y aurait que l'Être pur, absolu.
Alors, la créature étant "enveloppée"
par Dieu, son ipséité disparaît - sous le
rapport de son statut existentiel, mais non sous celui de la réalité
permanente. Au contraire, quand l'Ipséité divine est "enveloppée"
par la créature, elle demeure dans son immuable transcendance
et n'est jamais affectée par aucun changement.
Cette interpellation et cet ordre divin ne s'adressent cependant
à l'âme que lorsqu'elle a dépassé l'étape
de la "science de la certitude" pour atteindre celle
de la "réalité de la certitude", grâce
à l'expérience spirituelle authentique et au dévoilement
parfait, et cela à propos de deux choses.
Il faut en premier lieu que cette âme ait la certitude que
Dieu est un Agent libre qui fait, conformément à
Sa science et à Sa sagesse, ce qui convient, comme il convient,
dans la mesure qui convient, au moment qui convient; avec pour
conséquence que, sous quelque rapport ou de quelque point
de vue que ce soit, il ne peut y avoir d'acte plus parfait et
plus sage que celui-là, et que si le serviteur avait accès
à la Sagesse divine et à la connaissance de ce qu'exigent
les circonstances, il ne choisirait pas d'accomplir un autre acte
que celui-là. Dès lors que l'âme possède
cette certitude, elle atteint la station de l"'agrément"
à la volonté d'Allah, elle est "pacifiée"
et l'accomplissement des décrets divins n'ébranle
pas son immuable sérénité.
En second lieu, elle doit avoir la certitude, fondée sur
l'expérience spirituelle et le dévoilement intuitif,
que Dieu est le seul Agent de tout ce qui procède de Ses
créatures sans aucune exception. Que la créature
joue, par rapport à un acte donné, le rôle
de cause, de condition ou d'empêchement, c'est en réalité
Dieu qui "descend" du degré de Son absoluité
- sans cesser pour autant d'être absolu -dans cette forme
qu'on appelle condition, cause ou empêchement. Il fait ce
qu'II fait au moyen de cette forme. Il pourrait s'en passer s'Il
désirait agir sans elle, mais tel est Son libre choix et
telle est Sa sagesse. L'acte est donc attribué à
première vue à cette forme, alors qu'il n'appartient
réellement qu'à Lui, seul, sans associé.
Alors l'âme sera "agréée" auprès
de son Seigneur, puisque d'elle ne peut procéder aucun
acte, et que par conséquent rien ne peut faire qu'elle
cesse d'être agréée. L'agrément et
l'amour de Dieu pour Ses créatures constituent l'état
originel. C'est par eux qu'il les a existenciées et ils
sont la cause de cette existenciation. Celui qui sait qu'il ne
possède ni l'être ni l'agir, celui-là se retrouve
dans cet état originel d'agrément et d'amour divin.
Qu'Allah, de par Sa grâce et Sa générosité,
nous place, nous et nos frères, au nombre de ceux qu'englobe
l'interpellation de ce verset ! Ainsi soit-il!
Mawqif 180
'Ilm al Yaqin |
Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988).