Tout ce qui se joue depuis un demi-siècle concourt à une sécularisation turbulente de l’islam

Réda Benkirane, « Tout ce qui se joue depuis un demi-siècle concourt à une sécularisation turbulente de l’islam », Le Monde des Religions, 5 septembre 2021
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S’il est tentant de croire que l’islam est rétif à la sécularisation, à la séparation de la religion et de l’Etat, tout ce qui se joue empiriquement depuis plus d’un demi-siècle concourt en réalité à une sécularisation accélérée et turbulente de l’islam. Durant la phase historique cruciale des indépendances politiques (1950-1960), la plupart des pays du monde musulman vivaient en régime strictement laïc, de l’Egypte nassérienne à l’Irak et à la Syrie baathistes, en  passant par l’Algérie du FLN – sans oublier la Turquie kémaliste et le Pakistan de Jinnah.

Ben Barka, Ben Bella, Modibo Keïta, Soekarno et autres leaders nationalistes d’Afrique-Asie s’inscrivaient dans l’internationale des pays non alignés : l’usage de la religion en politique était hors sujet ou considéré comme réactionnaire. Il reste des traces de cette sécularisation dans certains pays du Sahel (notamment au Sénégal, au Mali et au Tchad) avec l’inscription jusqu’à présent dans la Constitution du caractère « laïc » de l’Etat. L’islam contemporain se vit très majoritairement en régime républicain plutôt que sous le règne monarchique. C’est là un signe manifeste de son caractère égalitaire et séculier.

On désigne habituellement l’islamisme – l’islam politique ressourcé idéologiquement dans le mouvement des Frères musulmans créé en Egypte en 1929 – comme le principal ennemi et le plus grand danger de la démocratie, de la laïcité et du pluralisme. Or, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques a été le fait d’Etats séculiers occidentaux et de pétromonarchies arabes.

Politisation de la religion

Les faits historiques montrent que cette politisation de la religion émergea dans le contexte idéologique de la guerre froide et de la décolonisation des pays du sud. L’islamisme fut non seulement encouragé mais largement appuyé géopolitiquement et même logistiquement par les puissances occidentales, Etats-Unis en tête, qui y ont vu un moyen de contrer l’influence de l’empire soviétique régnant sur le vaste espace afro-asiatique.

Sans cet appui, l’islamisme n’aurait pu émerger, dès les années 1970, dans des pays qui étaient sous l’ère d’influence de l’URSS (telle l’Egypte de Sadate). Il s’agissait de favoriser une offre politique religieusement inspirée et ressourcée par les pétromonarchies pour contrecarrer l’impact subversif des socialistes et des communistes. Les Frères musulmans ont été considérés à cette époque pour leurs affinités électives avec les valeurs de l’économie libérale et, dans cette perspective, furent des alliés objectifs dans la lutte idéologique du «monde libre ».

« L’instrumentalisation de la religion à des fins politiques a été le fait d’Etats séculiers occidentaux et de pétromonarchies arabes »

L’archéologie de l’islamisme montre qu’il est géopolitiquement indissociable de l’Occident. On peut en outre constater la même situation à l’égard du salafisme djihadiste, cette idéologie radicale et martiale ayant vu le jour en Afghanistan dans les années 1980, lors de la guerre contre l’occupation soviétique, où toute une internationale de combattants musulmans sunnites s’est mise en place avec l’appui massif de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis – plus précisément de son agence de renseignement, la CIA.

Ce n’est qu’au sortir de la campagne d’Afghanistan que ces combattants vont se redéployer dans les pays d’origine et propager la violence armée à partir de groupuscules aguerris, constituant les ancêtres fondateurs d’Al-Qaida et de Daech. L’idéologie djihadiste se ressource théologiquement dans le hanbalo-wahhabisme, la doctrine de l’Etat saoudien, allié inconditionnel de l’Europe et des Etats-Unis. Si l’idéologie djihadiste se veut puritaine et révolutionnaire, elle ne conteste étrangement jamais le fondamentalisme du marché, la vulgate néolibérale, la rente de l’énergie fossile, la société matérialiste et la consommation infinie.

Il n’empêche qu’une sécularisation irréversible marquée par la politisation mais aussi par la marchandisation se poursuit en islam au travers d’une extension continue du profane au détriment du sacré. Finalement, que reste-t-il de sacré à La Mecque quand y est reproduit, à l’identique, l’urbanisme factice, kitsch et commercial de Las Vegas, cité du vice et du jeu ?

Sécularisation de la métaphysique

Il n’existe pas de théorie aboutie du pouvoir en islam. Sur le plan doctrinal, la théocratie n’est aucunement le projet du Coran, cet ensemble de textes apparu au sortir de l’Antiquité tardive (VIIe siècle) où même le clergé et la royauté sont déconsidérés. Si le Prophète a assumé – en partie et pour un temps – l’exercice du pouvoir, ce fut pour assurer la survie puis la victoire de la première communauté de croyants de Médine sur les marchands idolâtres de La Mecque.

Le Coran, tout au plus, esquisse quelques notions de principe comme le califat (littéralement « succession », « lieutenance », « remplacement »), la consultation (choura) et le consensus (ijma’). Mahomet, s’il fut également chef politique d’une révolution véritablement religieuse en Arabie, n’était ni prêtre ni roi et a laissé ouverte la question de sa succession à la tête de sa communauté sans jamais opter pour une transmission héréditaire du pouvoir.

Que reste-t-il de sacré à La Mecque quand y est reproduit, à l’identique, l’urbanisme kitsch et commercial de Las Vegas, cité du vice et du jeu ?

Après lui, parmi ses Compagnons, quatre califes se succéderont, désignés après consultation des premiers musulmans. Trois d’entre eux mourront assassinés, signe prémonitoire que la violence politique va très vite envahir le champ religieux. L’avant-dernier calife « bien guidé», Othman, fut un champion de l’opulence et du népotisme, le dernier, Ali, cousin et gendre du Prophète, était un guide religieux exemplaire mais un piètre politicien – ce qui lui fut fatal. Ce n’est qu’à sa mort (661), que le califat dynastique est instauré, que la scission politique distingue désormais les chiites minoritaires (partisan d’Ali) des  sunnites majoritaires (ayant consenti au coup politique qui le renversa).

L’adversaire d’Ali et cinquième calife, Mu’awiya, était un génie politique – fils de Hind, l’ennemie acharnée du Prophète – qui fondera la dynastie omeyyade (661-750). La suite sera une succession de grandes dynasties califales et de royautés diverses et concurrentes, sous le couvert d’imamat, d’émirat, de sultanat nimbés de mythologie et d’idéologie œuvrant à intérioriser et transcendantaliser l’allégeance au Commandeur comme stricte obéissance à Dieu.

On peut facilement séculariser la métaphysique en islam, ou au moins déthéologiser certaines des notions qui semblent difficiles d’accès. Lors des premiers siècles de l’islam, il y eut par exemple tout un débat autour de la détermination de la nature, créée ou incréée, du Coran. Si l’axiome de la foi musulmane réside dans le fait que le Coran est la parole divine et inaltérée, la question débattue était de savoir s’il a préexisté de tout temps ou s’il a été révélé et donc engendré du fait d’un contexte historique (non pas d’une seule coulée mais de manière ponctuelle, et même fragmentaire, tout au long des vingt-trois années de la phase prophétique).

Cette (in)création coranique ne se comprend que si l’on inscrit le débat théologique dans son contexte historique. La nature incréée du Coran, autrement dit l’idée de son éternité, a été avancée durant le règne omeyyade, pour graver dans la psyché collective la prééminence de la prédestination sur le libre arbitre, celle de l’imam-émir sur le musulman ordinaire, légitimer la volonté divine, et fournir une explication surnaturelle à l’origine de l’introduction de la royauté héréditaire et de la grande discorde entre sunnites et chiites.

A l’inverse, la nature créée du Coran fut énoncée dans le cadre d’un rationalisme éclairé, celui du courant théologique dit mutazilite, qui s’est paradoxalement imposé en tant que raison d’Etat et de manière inquisitoriale avec la dynastie abbasside (750-1258), générant oppression et persécution pour ceux qui n’y adhéraient pas. De fait, le concept de Coran (in)créé s’avère un concept d’essence politique, puisque l’enjeu ici (prédestination ou libre arbitre dans l’histoire humaine) est de recourir à la théologie comme instrument de légitimation du pouvoir, pour produire l’illusion de sa transcendance.

 

Césaro-papisme musulman

Un autre aspect doctrinal en islam sunnite instaurant de facto la distinction entre le spirituel et le temporel est le rejet du clergé, de toute intermédiation entre le croyant ordinaire et Dieu. La religion simple et logique est basée sur des rituels limités et somme toute peu contraignants (principalement prière quotidienne, jeûne annuel et aumône solidaire). Le Coran restant muet en matière de politique et de gouvernement, des corpus annexes se sont rapidement constitués tels les Hadiths (dits prophétiques), au point de devenir prépondérants.

L’enjeu est de recourir à la théologie comme instrument de légitimation du pouvoir, pour produire l’illusion de sa transcendance

Un clergé qui ne dit pas son nom s’est au fur et à mesure institué en corps intermédiaire pour régir et interpréter la religion. Cette machinerie – corpus annexes et oulémas – s’est mise au service des dynasties régnantes. Ce qu’on désigne par le terme de « césaro-papisme » s’est finalement imposé : les dirigeants gouvernent tout en « asservissant » les religieux. Les commentaires coraniques comme les hadiths prophétiques ont cherché à parer à la théorie absente, manquante du pouvoir.

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Ce « césaro-papisme » s’est immiscé jusque dans l’interprétation du Coran (pour le faire parler là où il demeure silencieux) et les paroles prophétiques (quitte à en fabriquer en série) se sont démultipliées. Les oulémas sont notamment parvenus à inverser la signification de termes coraniques clairs et univoques pour leur faire exprimer des sens directement inspirés de la contingence historique et politique. Ainsi, entre les mains de clercs alloués, la notion de chahid ne signifie plus étymologiquement le « témoin » (vivant, donc) mais le « martyr » (irrémédiablement mort), tandis que celle du djihad exprime moins littéralement « l’effort » sur soi et la « force » spirituelle que la « guerre sainte »…

Les circonvolutions du processus de sécularisation en islam diffèrent de celles ayant eu lieu en Europe. A l’inverse du théorème de théologie politique de Carl Schmitt (1888-1985) postulant que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés », dans l’islam classique, les concepts politiques ont été quasi systématiquement théologisés, ce qui explique que dans la phase contemporaine, c’est dans les normes religieuses que s’exprime ce qui s’en affranchit.

Paradoxalement, ce qu’on perçoit comme un retour du religieux est en réalité une sortie de l’islam. Cette « sortie » met en scène la religiosité dans la « mondanité » (au sens wébérien du terme), dans le règne de l’apparence et des signes ostentatoires : tel ce voile (hijab) qui ne signifie quasiment rien sur le plan théologique et symbolise tout l’islam au sein de la modernité occidentale, ce voile dont le port rend soudainement visible la femme musulmane – sujet de loi, de droit et de débat – et sans lequel elle reste invisible.

La sortie de l’islam essentialise l’accessoire (le paraître, l’habit, les normes) et accessoirise l’essentiel (l’articulation de la raison et de la foi)

La sortie de l’islam essentialise l’accessoire (le paraître, l’habit, les normes) et accessoirise l’essentiel (l’articulation de la raison et de la foi). Elle témoigne d’un âge de la sécularisation, où, après avoir réinventé une tradition (spectre d’un passé glorifié et mythifié) et bricolé une théologie du repli dogmatique (réduite à des règles inopérantes ou caduques mais totalement orientée marché), on ne peut que constater le hiatus entre le régime discursif religieux et sa mise en acte.

L’inefficacité de la pensée religieuse à se saisir des véritables enjeux sociétaux et mondiaux – si ce n’est par l’expression typiquement moderne du ressentiment et de la violence – est  aussi un marqueur fort de cette « sortie » et de sa perte de sens. Face à une indigence conceptuelle susceptible à terme de détruire la foi, il reste à reconstruire le théologico-politique et le placer face à ses responsabilités devant des problèmes majeurs : la place et le sens du sacré face à la profanation du monde, le dérèglement climatique d’origine humaine, le mode de vie matérialiste et consumériste, les relations au pouvoir, à l’économie, au genre et à l’Autre. Tout l’enjeu est de produire le savoir nouveau (notamment en théologie, droit, philosophie) à la mesure de cette sécularisation effervescente, critique mais possibiliste.

¶ Réda Benkirane, sociologue, docteur en philosophie et expert en affaires internationales à Genève, dirige l’atelier de recherche Iqbal consacré à la pensée critique en islam. Il enseigne cette thématique à l’université de Fribourg (Suisse) et est chercheur associé au Centre sur les conflits, le développement et la paix (CCDP) de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève). Dernier ouvrage paru : « Islam, à la reconquête du sens » (Le Pommier, 2017 ; La Croisée des chemins, 2021).

 

 

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