Ce que dévoile le voile

par Réda Benkirane


Lectures, Le Temps, 25 septembre 2014

paru sous le titre "Les vérités dérangeantes du voile"

Bruno_Nassim_AboudrarA propos de Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Flammarion, 254 pages, 2014.

Voici un livre étrange mais éclairant. Il révèle, en passant par l’art et l’esthétique, des aspects insoupçonnés au sujet de la visibilité du fait religieux dans l’islam contemporain, nous permettant d’accéder à des vérités dérangeantes.

Professeur d’esthétique, l’auteur trace tout d’abord une généalogie chrétienne de ce voile que l’on dit islamique. Citations lapidaires à l’appui, il parcourt l’histoire du voile chrétien, de Saint Paul à Calvin, qui renforce l’idée d’imposer une « autorité sur la tête » de la femme. Cette sujétion dans « l’ordre civil » conçu par les grands auteurs chrétiens est accablante lorsqu’elle perpétue l’obsession d’être « l’honneur de l’homme ». Cet éclairage déroute : la détestation actuelle du voile musulman en Europe ne se comprendrait qu’en rappel du statut théologique de la femme dans le christianisme.

Le livre ensuite s’attaque au voile en islam en notant d’emblée la pauvreté conceptuelle du volet théologique : deux références allusives en tout et pour tout dans le Coran. Tertullien déjà notait ce fait central des « païennes d’Arabie » qui préfèrent « mieux voir qu’être vues ». C’est surtout la force du patriarcat et de l’habit(us) qui ont emprise. L’auteur montre que si dans le christianisme le voile est un symbole religieux, il n’est en islam qu’uninstrument de coercition des femmes. Ce clivage entre ces fonctions symbolique et instrumentale va laisser place, durant la période coloniale, à leur confusion au point que le voile est aujourd’hui « le symbole de l’islam, alors qu’il n’est presque rien dans l’islam ».

Si, à l’instar de l’habitat et de l’architecture en milieu islamique, l’habit traditionnel de la femme permettait de voir sans être vu, une mutation s’opère avec la pénétration de l’« ordre visuel » occidental. Dans cet ordre ostentatoire, « intolérant à la dissimulation », la femme, par son voile, ne se cache pas mais au contraire transparaît et en même temps rend l’islam ultra visible. L’auteur identifie ainsi « une impiété foncière nichée au cœur même d’une intention religieuse ».

Poursuivant avec une argumentation inédite une critique de la représentation orientaliste, le livre aborde l’histoire du regard colonial, « paterne et raciste », sur la femme. Depuis ces peintures orientalistes reproduisant des scènes (inventées) de vente d’esclaves nu(e)s jusqu’aux cartes postales montrant des Maures (prostituées) déshabillées, on poursuit un voyeurisme qui explore les « soumissions visuelle et sexuelle ». Mais le voile est riche de stratégie, car avec la lutte pour l’indépendance, en Algérie notamment, voilement et dévoilement participent de formes de résistance qui se poursuivent jusqu’à nos jours.

Ainsi au contact de l’Occident, au travers du corps des femmes et de l’architecture des villes (La Mecque-Dubaï-Doha) mais aussi des normes et valeurs, ne cesse de se déployer l’extraversion du sens dans l’islam contemporain.

Réda Benkirane

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