Futûhât, chap.73, partie initiale
Parmi les Saints (awliya'), il y a aussi les jeûneurs
et les jeûneuses: qu'Allâh soit satisfait d'eux !
Il les prend en charge (tawalla) au moyen de l'abstinence
qui leur donne en héritage une élévation
auprès d'Allâh le Très-Haut à l'égard
de toute chose dont le Droit divin leur a ordonné d'écarter
leurs âmes et leurs membres, de manière obligatoire
ou recommandée. Quant à la parole du Très-Haut
adressée à cette catégorie "... ensuite
parachevez le jeûne jusqu'à la nuit" (Cor.2,
187), elle indique le terme ultime du temps de l'abstinence dans
le monde visible ('alam ash-shahada), c'est-à-dire
le "jour". En effet, la nuit est véritablement
le symbole du mystère (ghayb). Lorsqu'ils atteignent
le degré correspondant au monde du mystère représenté
par la nuit, l'abstinence n'a plus de raison d'être: qu'il
s'agisse de l'âme ou des membres, elle s'applique uniquement
à ce qui est interdit dans le monde visible. Le monde du
mystère est pur Commandement : il ne s'accompagne d'aucune
défense, d'où son nom de "monde du Commandement" ('âlam al-Amr). ll est aussi pur Intellect :
ceux qui l'habitent ne sont pas soumis à l'interdiction
que comporte l'astreinte car ils sont dépourvus de passions.
Ils sont tels qu'Allâh les décrit dans son Livre
Incomparable ('aziz), lorsqu'Il les loue en disant : "Ils
ne s'opposent pas à ce qu'Allâh leur commande et
ils accomplissent ce qui leur est ordonné" (Cor. 66,
6) ; Il n'a mentionné ici aucune interdiction, car cela
serait contraire à leur nature véritable. Lorsque
l'homme jeûne et passe de sa condition individuelle (bashariyya)
au règne de l'Intellect ('aql), cela signifie
que son "jour" a été accompli jusqu'au
bout et qu'il n'y a plus pour lui ni abstinence ni interdiction;
que, par son intellect, il a rejoint le monde du Commandement
dont toutes les passions sont absentes car il est lui-même
pur Intellect. Considère ici sa parole -qu'Allâh
répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- :
"Lorsque la nuit s'avance par ici, que le jour s'en va par
là et que le soleil s'est couché, en vérité
le jeûneur a rompu son jeûne". Il faut comprendre
en effet : "... et que le soleil a disparu du monde visible
pour s'élever à l'horizon de son intellect, le jeûneur
a rompu son jeûne", c'est-à-dire: il
n'a plus à pratiquer l'abstinence, et la prohibition n'a
plus de sens pour lui (irtafa'a) car son intellect ne se
nourrit aucunement de ce dont Dieu lui a ordonné de s'abstenir
et qui correspond à la satisfaction de sa nature individuelle.
Sache-le donc : lorsqu'il atteint ce degré, l'"exaltation"
(rif'a) divine le libère du pouvoir de sa nature
individuelle tout comme la Théophanie le libère
de sa réflexion (fikr) car celle-ci est elle-même
soumise au pouvoir de sa nature élémentaire et individuelle;
c'est pourquoi l'Ange ne "réfléchit" pas.
Si l'homme est doué de faculté réflexive,
c'est parce qu'il est composé à la fois d'une nature
élémentaire et d'un intellect. Or, I'Intellect est
par lui-même un support théophanique; il échappe
(irtafa'a) à la bassesse de la réflexion
naturelle alors que cette dernière a pour compagne l'imagination
qui se nourrit de sensations en provenance du monde sensible.
Le poète a dit: Lorsque le servileur s'abstient de tout
autre que Lui, le jour "jeûne" et s'éloigne,
c'est-à-dire qu'il s'élève
et atteint son zénith (irtafa'a). Celui
qui par son abstinence, n'atteint pas cette exaltation n'est pas
ce jeûneur que nous requérons, celui que nous appelon
de ce nom : ce jeûne est, en effet, celui des Connaissant
par Allâh, qui sont les Gens d'Allâh.
Ibn 'Arabi, les secrets du jeûne |
Extraits traduits par Abd ar-Razzâq Yahya (Charles-André Gilis). Ibn 'Arabi, Textes sur le jeûne, Éditions Maison des Livres, Alger, 1989.