Sache que Dieu propose des symboles par Ses actes comme par
Ses paroles, car la raison d'être du symbole est de conduire
à la compréhension, de telle sorte que l'objet intelligible
devienne aussi évident que l'objet sensible [qui le symbolise].
Parmi les symboles qu'il propose par Ses actes figure la création
des lettres de l'alphabet: leur tracé enferme, en effet,
des secrets que seul peut saisir celui qui est doué de
science et de sagesse. Entre toutes ces lettres se trouve le Lam-Alif,
qui recèle des allusions subtiles, des secrets et des énigmes
innombrables, et un enseignement.
Parmi ces secrets, il y a le fait que la combinaison des deux
lettres Lam et Alif [dans le Lam-Alif]est
analogue à celle de la Réalité divine avec
les formes des créatures. D'un certain point de vue, il
s'agit de deux lettres distinctes et, d'un autre point de vue,
d'une lettre unique. De même la Réalité divine
et les formes des créatures sont deux choses distinctes
d'un certain point de vue et une seule et même chose d'un
autre point de vue.
Il y a aussi le fait que l'on ne sait laquelle des deux branches
[du Lam-Alif] est l'Alif et laquelle est le Lam.
Si tu dis: "C'est le Lam qui est la première
branche", tu as raison, si tu dis: "C'est l'Alif,
tu as raison aussi. Si tu te déclares incapable de décider
entre ceci et cela, tu as raison encore.
De même, si tu dis que seule la Réalité divine
se manifeste et que les créatures sont non manifestées,
tu dis vrai. Si tu dis le contraire, tu dis vrai aussi. Et si
tu confesses ta perplexité à ce sujet, tu dis vrai
encore.
Parmi les secrets du Lam-Alif, il y a aussi ceci: Dieu
et la créature sont deux noms qui désignent en fait
un seul et même Nommé: à savoir l'Essence
divine qui Se manifeste par l'un et par l'autre. De façon
analogue, le Lam et l'Alif sont deux désignations
qui s'appliquent à un seul et même "nommé"
car ils constituent le double nom d'une lettre unique.
Autre secret: de même que la forme de la lettre qu'on appelle
Lam-Alif ne peut être manifestée par l'une des
deux lettres qui la constituent indépendamment de l'autre,
de même il est impossible que la Réalité divine
ou la création se manifestent l'une sans l'autre: Dieu
sans la création est non manifesté et la création
sans Dieu est dépourvue d'être.
Autre secret: les deux branches du Lam-Alif se réunissent
puis se séparent. De même, Dieu et les créatures
sont indiscernables sous le rapport de la réalité
essentielle et se distinguent sous le rapport du degré
ontologique: car le degré ontologique du dieu créateur
n'est pas celui du serviteur crée.
Un autre secret réside dans le fait que le scripteur, lorsqu'il
trace le Lam-Alif, commence parfois par tracer la branche
qui apparaît la première dans la forme complète
du Lam-Alif, et parfois par celle qui apparaît la
seconde. Ainsi en va-t-il de la connaissance de Dieu et de la
création: la connaissance de la création précède
parfois celle de Dieu - c'est la voie que mentionne la formule:
"Qui connaît son âme connaît son Seigneur",
c'est-à-dire celle des "itinérants" (al-salikun);
parfois, au contraire, la connaissance d'Allah précède
la connaissance de la création: c'est la voie de l'élection
et de l'attraction divine (jadhb), c'est-à-dire
celle des "désirés" (almuradun).
Un autre secret est que la perception ordinaire ne saisit [lorsque
le Lam-Alif est prononcé] que le son La qui
est le nommé, bien qu'il s'agisse en fait de deux lettres,
le Lam et l'Alif. De même la perception ordinaire
ne distingue-t-elle pas les deux "noms" [qui constituent
inséparablement la Réalité totale]: "Dieu"
et "création", bien qu'il s'agisse en fait de
deux choses distinctes.
Un autre secret est que le Lam et l'Alif, lorsqu'ils
se mélangent et s'assemblent pour former le Lam-Alif,
se cachent l'un et l'autre. De même la Réalité
divine, lorsqu'elle "s'assemble" avec les créatures
en mode strictement conceptuel (tarkiban ma'nawiyyan),
se cache au regard de ceux qui sont spirituellement voilés:
ceux-là ne voient que les créatures. Inversement,
ce sont les créatures qui disparaissent sous le regard
des maîtres de l'Unicité de la contemplation (wahdat
al-shuhud), car ils ne voient que Dieu seul. Ainsi, Dieu et
les créatures se cachent l'un et l'autre [comme le Lam
et l'Alif] mais de deux points de vue différents.
Parmi les secrets du Lam-Alif, il y a encore ceci: lorsque
se confondent les deux branches du Lam et de l'Alif
et que la forme du La disparaît donc aux yeux
de l'observateur, la signification attachée à cette
forme disparaît aussi. De même, lorsque survient l'extinction
(fana')- que l'on nomme aussi l'Union" (ittihad)
chez les hommes de la Voie, l'adorateur et l'Adoré, le
Seigneur et le serviteur disparaissent ensemble: s'il n'y a pas
d'adorateur, il n'y a pas d'Adoré; et s'il n'y a pas de
serviteur, il n'y a pas de Seigneur. Car, lorsque deux termes
sont corrélatifs, la disparition de l'un entraîne
nécessairement celle de l'autre et ils disparaissent donc
ensemble.
A toi de poursuivre ces analogies, et d'en tirer les enseignements!
Mawqif 215.
'Ilm al Yaqin |
Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988).