Celui qu'Allah a gratifié de Sa miséricorde en Se
faisant connaître à lui et en lui faisant connaître
la réalité essentielle du monde supérieur
et du monde inférieur, si, en dépit de cela, il
se met à désirer la vision du monde de l'occultation
('alam al-ghayb), de l'Imagination absolue (al-khayal
al-mutlaq), et de tout ce qui échappe à la perception
sensible en fait de formes illusoires, de pures relations dépourvues
d'existence objective et qui n'ont d'autre réalité
que celle de l'Être véritable (al wujud al-haqq)-car
elles ne sont rien d'autre que Ses manifestations, Ses attributions,
Ses relations objectivement non existantes - celui-là est
dans l'erreur et contrevient aux convenances spirituelles.
Je suis de ceux qu'Allah a gratifiés de Sa miséricorde
en Se faisant connaître à eux et en leur faisant
connaître la réalité essentielle de l'univers
par le ravissement extatique et non par le moyen du voyage initiatique
('ala tariqati l-jadhba, la 'ala tarît al-suluk).
Au "voyageur" (al-salik) le monde sensible est
d'abord dévoilé, puis le monde imaginal. Il s'élève
ensuite en esprit jusqu'au ciel de ce bas-monde, puis au deuxième
ciel, puis au troisième et ainsi de suite jusqu'au Trône
divin. Tout au long de ce parcours, il continue néanmoins
de faire partie des êtres spirituellement voilés
aussi longtemps qu'Allah ne Se fait pas connaître à
lui et n'arrache pas le voile ultime. Il revient ensuite par le
même chemin et voit les choses autrement qu'il ne les voyait
lors de son premier parcours. C'est alors seulement qu'il les
connaît d'une connaissance véritable.
Cette voie, même si elle est la plus haute et la plus parfaite
est bien longue pour le voyageur et l'expose à de graves
périls. Tous ces dévoilements successifs sont en
effet autant d'épreuves. Le voyageur se laissera-t-il arrêter
par eux ou non? Certains s'arrêtent au premier dévoilement,
ou au deuxième, et ainsi de suite jusqu'à la dernière
de ces épreuves. S'il est de ceux que la providence divine
a prédestinés au succès, s'il persévère
dans sa quête, s'obstine dans sa résolution, s'écarte
de tout ce qui n'est pas le but, il obtient la victoire et la
délivrance. Sinon, il est rejeté du degré
où il s'est arrêté et renvoyé là
même d'où il était parti, perdant à
la fois ce monde et l'autre. C'est pour cette raison que l'auteur
des "Sentences" a dit: "Les formes des créatures
ne se présentent pas au disciple sans que les hérauts
de la Vérité l'interpellent pour lui dire: "Ce
que tu cherches est devant toi ! Nous ne sommes que tentation
! Ne te rends pas coupable d'infidélité !"
L'un des maîtres a dit aussi à ce sujet:
"Chaque fois que tu vois les degrés spirituels
déployer leur éclat
Écarte-toi, comme nous nous en sommes écartés !"
Lorsque de tels êtres parviennent enfin à la connaissance
qui était leur but, ces dévoilements leur sont ôtés
au terme de leur parcours.
Quant à la voie du ravissement extatique, elle est plus
courte et plus sûre. Or y a-t-il, pour le sage, quelque
chose qui égale la sécurité?
C'est à ces deux voies que Dieu a fait allusion dans le
verset: "Et vous saurez alors qui est sur le chemin droit,
et qui est conduit" (Cor. 26: 135). Cela signifie: alors,
il vous sera révélé quels sont ceux qui sont
parvenus à la connaissance de Dieu en parcourant la voie
droite, médiane, sans détour, c'est-à-dire
la voie d'Allah et de son Prophète, et quels sont ceux
qui ont été "conduits", c'est-à-dire
qui sont parvenus à la connaissance de Dieu sans accomplir
le voyage initiatique, étape par étape, ni rien
de ce genre, mais par le ravissement en Dieu et le soutien de
Sa miséricorde. Celui qui est dans ce cas est le "désiré"
(al-murad)', terme que l'on a défini comme signifiant
"celui à qui sa volonté (ou son "désir":
irada) a été arrachée" et toutes
les choses ont été disposées d'avance en
sa faveur. Celui-là traverse sans efforts toutes les formes
et toutes les étapes. Le verset ne fait pas mention de
ceux qui n'appartiennent à aucune de ces deux catégories
et ne parviennent donc à la connaissance d'Allah, ni par
le voyage initiatique, ni par le ravissement extatique.
Un jour, cette pensée me vint à l'esprit: "Si
seulement Allah m'avait dévoilé le monde de l'imagination
absolue!" Cette pensée persista pendant deux jours
et provoqua en moi un état de resserrement (qabd).
Tandis que j'invoquais Allah, Il me ravit à moi-même
et projeta sur moi Sa parole: "Un Envoyé est venu
à vous de vous-même" (ou: "de vos propres
âmes", min anfusikum, Cor. 9: 139) et je compris
que Dieu avait pitié de ce qui m'arrivait. Dans cet état
de resserrement, je lui adressai, au cours d'une des prières
rituelles, la demande suivante: "Ô mon Dieu, fais-moi
réaliser ce qu'ont réalisé les Gens de la
Proximité, et conduis-moi par la voie des Gens du ravissement
extatique." J'entendis alors en moi-même: "J'ai
déjà fait cela!" Je m'éveillai alors
de mon inconscience et je sus que ce que je demandais, ou bien
le moment de l'obtenir n'était pas encore arrivé,
ou bien la Sagesse divine avait décrété que
je ne l'obtiendrais pas, et que j'étais donc dans l'erreur
en le demandant. J'étais semblable à celui que le
roi convoque à sa cour et invite à s'asseoir auprès
de lui pour lui tenir compagnie et converser avec lui et qui,
malgré cela, souhaite voir les portiers du roi, ses garçons
d'écurie et ses serviteurs, ou s'amuser sur les marchés.
Je me retournai donc vers Allah et lui demandai de me faire réaliser,
en fait de connaissance de Lui et de servitude, cela même
en vue de quoi Il m'avait créé.
Une pensée semblable me survint une autre fois alors que
je me trouvais à Médine - que Dieu la bénisse
! Je me préparais à invoquer Dieu lorsqu'Il me ravit
à moi-même et projeta sur moi Sa parole: "Et
Nous t'avons déjà donne sept redoublés, et
le Coran glorieux. Ne dirige donc point ton regard vers ce dont
nous avons concédé la jouissance à certains
groupes d'entre eux!" (Cor. 15: 87, 88). Lorsque je retrouvai
mes sens, je dis: "Cela me suffit ! Cela me suffit!"
Cette préoccupation disparut alors complètement
de mon esprit et je ne m'en souvins que beaucoup plus tard.
Mawqif 18.
'Ilm al Yaqin |
Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988).