Sache que le pronom "Il" (Huwa) a pour fonction,
selon les principes de l'organisation du langage, de représenter
le non-manifesté (ghayb). Ce non-manifesté
peut éventuellement devenir manifesté à un
moment donné, dans un état donné. Mais, ici,
huwa représente l'occultation de l'Essence divine,
laquelle ne peut en aucun cas se manifester à une créature
quelconque ou dans quelque état que ce soit, en ce monde
ou dans l'autre. Il s'agit donc du Non-Manifesté absolu,
qui transcende toute allusion (ishara)- car on ne peut
indiquer par une allusion que ce qui est situé quelque
part- et que n'est capable de désigner aucune expression
(ibara) qui puisse Le limiter, Le séparer ou L'inclure.
En dépit de quoi, toute allusion ne fait allusion qu'à
Lui, toute désignation Le désigne, et Il est à
la fois le Non-Manifesté et la Manifestation.
"Être avec" (al-ma'iyya), selon les règles
du langage, se dit lorsqu'il y a compagnonnage de deux choses
possédant une existence indépendante, comme par
exemple dans la phrase: "Zayd est avec 'Amr." En revanche,
on ne parle pas d"'être avec" dans le cas de la
substance et de l'accident, car l'accident n'a pas d'existence
autonome puisqu'il ne subsiste que par la substance dont il est
un attribut inhérent: sa définition est d'être
ce qui, s'il existe, n'existe que dans un sujet (mawdu'). On ne
dira donc pas: "Zayd est avec la blancheur, ou avec le mouvement."
De même, on ne dira pas: "La science de Zayd est avec
lui."
Dans le verset commenté, le compagnonnage exprimé
par "avec" est celui de l'Être et du néant, car
il n'est d'Être qu'Allah. "La parole la plus véridique
qu'ait jamais dite un poète est celle-ci:
"Toute chose, en dehors d'Allah, n'est-elle pas qu'illusion?"
Ce qui est illusion est pur néant, et si l'on attribue
l'être à autre chose qu'à la Réalité
divine (al-Haqq), c'est de manière métaphorique
car il ne s'agit que d'une existence imaginaire. L'être
n'appartient proprement qu'à Lui -qu'Il soit exalté
! - et il est légitime de le dénier à tout
ce qui n'est pas Lui comme il est de règle lorsqu'on a
affaire à des relations purement métaphoriques.
Si Allah- qu'il soit exalté !- n'était pas, par
Son essence même qui est l'être de tout ce qui est,
"avec" les créatures, on ne pourrait attribuer
l'être à aucune de ces dernières et elles
ne pourraient être perçues, ni par les sens, ni par
l'imagination, ni par l'intellect. C'est son "être
avec" qui assure aux créatures une relation avec l'être.
Mieux encore: il est leur être même. Cet "être
avec" embrasse toutes les choses, qu'elles soient sublimes
ou infimes, grandes ou petites. C'est par lui qu'elles subsistent.
Il est l'Être pur par lequel ce qui est est. L"'être
avec" d'Allah consiste donc dans le fait qu'il est avec nous
par Son essence, c'est-à-dire par ce qu'on désigne
comme le Soi (huwiyya) divin, universellement présent
sans qu'on puisse cependant parler à ce sujet de "diffusion"
(sarayan), d'inhérence (hulul), d'union (ittihad),
de mélange (imtizaj) ou de dissolution (inhilal).
Ces mots ne peuvent en effet s'employer que lorsqu'on a affaire
à deux réalités distinctes, ce qui correspond
à la croyance du vulgaire. Mais il n'y a pour nous qu'une
Réalité unique, éternelle, dont la transcendance
exclut que les choses contingentes soient présentes en
elles ou qu'Elle soit présente dans les choses contingentes.
Quant à ceux qui professent, selon l'opinion la plus répandue,
qu'Allah - qu'II soit exalté!- est "avec nous"
par Sa science [et non par Son essence] s'ils entendent par là
préserver l'Essence divine de la compagnie des créatures,
on sait bien que la transcendance qui revient de façon
certaine à l'Essence revient également de droit
aux attributs divins; et s'ils veulent dire que l'Essence est
une et indivisible, tandis que les créatures sont multiples,
cette objection s'applique pareillement à la Science divine
qui est elle aussi une réalité une et indivisible.
Celui qui prétend posséder la science alors qu'il
ignore même par quoi elle s'acquiert ignore a fortiori ce
qu'il prétend savoir !
Lorsque tu entends un gnostique dire, ou que tu lis dans ses écrits,
qu"Allah est avec les choses par Sa science", sache
qu'il n'entend pas par là ce qu'entendent les simples théologiens.
Il veut dire autre chose mais en voile l'expression à l'intention
des contradicteurs et des faiseurs de trouble. Selon le maître
des gnostiques, Muhyl l-din [Ibn 'Arabi]: "dire qu'Allah
est avec toute chose par Sa science est plus conforme aux convenances
(adab), et dire qu'Il est avec toute chose par Son essence
est plus conforme à ce qu'enseigne la réalisation
spirituelle (tahqiq)". Par "convenance",
il faut comprendre "lorsqu'on s'adresse à ceux qui
sont sous les voiles de l'ignorance et pour tenir compte de leurs
prétentions"; ou, d'une manière plus générale,
que toute vérité n'est pas bonne à dire et
que tout ce que l'on sait ne doit pas être divulgué.
Cet "être avec" divin se trouve indiqué
aussi par les versets suivants: "Et II est témoin
sur toute chose" (Cor. 34: 47); "Et Allah, derrière
eux, les cerne" (Cor. 85: 20); "Ou que vous vous tourniez,
là est la Face d'Allah" (Cor. 2: 116). Le mot "Face"
(wajh) signifie ici l'Essence. Wajh est en effet
une des manières de désigner l'essence d'un être,
et la lettre même du verset fournit donc un appui à
notre interprétation et écarte toute interprétation
contraire car on dit couramment: "Zayd est venu en personne"
en employant indifféremment nafsuhu (littéralement:
"son âme"), wajhuhu (littéralement:
"sa face") ou 'aynahu (littéralement:
"son être" ou "son essence").
Il y a d'autre part pour Allah une manière spéciale
d"'être avec" l'élite des simples croyants.
Elle consiste dans la concomitance de Sa grâce (imdad)
avec les nobles vertus et les beaux caractères. En témoignent
ces versets: "En vérité, Allah est avec ceux
qui Le craignent et ceux qui font le bien" (Cor. 16: 128);
"En vérité, Allah est avec les patients"
(Cor. 2: 153; 8: 47); ou encore cette parole du Prophète-
sur lui la Grâce et la Paix!: "En vérité,
Allah est avec le juge aussi longtemps qu'il ne prévarique
point" - ainsi que d'autres paroles semblables de source
divine ou prophétique. Il s'agit en tout cela de la manifestation
en certaines créatures, à l'exclusion des autres,
de quelques-unes des perfections de l'Être.
Il y a enfin pour Allah une manière particulière
d"'être avec" l'élite de l'élite,
c'est-à-dire avec les Envoyés, les prophètes et
leurs héritiers spirituels- qu'Allah leur accorde à
tous Sa Grâce et Sa Paix ! Elle n'est rien d'autre que la
prédominance du statut de l'Être nécessaire et éternel
sur leur statut de créature contingente, adventice et dépourvue
d'existence réelle. C'est ainsi qu'Il dit, s'adressant
à Musa (Moïse) et Harun (Aaron): "Certes Moi,
avec vous deux, J'écoute et Je vois" (Cor. 20: 46),
ce qui signifie "par vous deux J'entends et par vous deux
Je vois, car Ma compagnie a subjugué vos deux êtres.
Il n'y a ici que Moi, il n'y a plus de "vous" si ce
n'est sous le rapport de la forme apparente". Cette station
spirituelle est connue chez les initiés- qu'Allah soit
satisfait d'eux !- sous le nom de "Proximité par les
oeuvres obligatoires" (qurb al-fara'id) et elle consiste
dans la manifestation du Seigneur et l'occultation du serviteur.
Lorsqu'on interpelle celui qui a atteint cette station en lui
disant "ô, untel !", c'est Dieu qui répond
à sa place "Me voici !".
Ce degré est supérieur à celui qu'on appelle
"Proximité par les oeuvres surérogatoires"
(qurb al-nawafil). Celui qui se trouve dans ce dernier,
quand quelqu'un dit "ô Allah !", c'est lui qui,
au contraire, répond à la place d'Allah "Me
voici !".
Qu'Allah soit "avec" toute chose est une certitude.
Néanmoins, on ne peut dire d'aucune chose qu'elle est "avec
Lui". Car, tandis qu'il existe une base scripturaire explicite
(nass) dans le premier cas, l'affirmation corrélative
que toute chose est avec Lui est seulement implicite.
Elle découle, certes, du fait que si quelqu'un est avec
toi, tu es avec lui. Mais nous ne pouvons, en l'absence d'un appui
scripturaire, affirmer "Je suis avec Lui".
Mawqif 132
'Ilm al Yaqin |
Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988).