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Emir Abdelkader
La vie d'Abd el Kader

 

CHAPITRE IX
1838

 

Le traité de la Tafna fut chaleureusement accueilli par le Gouvernement français, qui le considéra comme un coup de maître politique Le peuple français le regarda comme une humiliation. Le premier prétendait qu'Abdel Kader, d'ennemi qu'il était, s'était transformé en allié. Le second y voyait l'abandon criminel d'une province française entre les mains d'une puissance rivale. Pour Abdel Kader, il était la pierre d'angle de l'édifice qu'il construisait, laborieusement, patiemment, depuis si longtemps.

Pendant des années, il avait eu à faire face à une double tâche: dune part donner forme et consistance aux éléments hétéroclites épars autour de lui, en apaisant les querelles de clan, faisant taire les désaccords, réduisant les insurrections; d'autre part, affronter hardiment les formidables attaques d'un ennemi, qui lui était incomparablement supérieur dans tous les dispositifs et les moyens qui élèvent l'art de la guerre à la dignité d'une science. Dégagé de cette pression extérieure, il était à même de s'attaquer aux difficultés intérieures en y concentrant tous ses moyens.

Il se trouvait maintenant en face d'un peuple, qui regardait son émancipation du joug étranger comme le signal d'une licence sans frein, dont la notion de liberté se limitait à celle d'absence de toute discipline, et qui, alors qu'il reconnaissait, jusqu'à l'obéissance, le génie qui était sorti de ses rangs dans la lutte contre l'ennemi, s'en éloignait et s'en défiait, lorsqu'il voyait ce génie prendre ses affaires en main.

Des tribus entières, libérées de la tension harassante, des pénibles exigences, des incessantes obligations, des incertitudes et des hasards toujours renouvelés de l'état de guerre, inclinaient alors à reprendre, chacune de son côté, une existence indépendante et isolée.

Ne songeant, de leur point de vue égoïste, qu'à leurs intérêts personnels, incapables de comprendre que le maintien de cette récente indépendance ne pouvait se mériter que par la persistance des sacrifices qui leur avaient permis de l'obtenir, ces petites démocraties ne pouvaient réaliser ni l'opportunité ni l'utilité d'un gouvernement central, répugnaient à contribuer aux dépenses nécessaires à son fonctionnement.

L'importance de l'organisation que prévoyait Abdel Kader, organisation dont il avait déjà posé les premières pierres, et qui seule pouvait consolider un pouvoir capable de résister de façon permanente aux attaques de l'extérieur - ( et dans sa lucidité, il sentait qu'elles n'étaient que temporairement suspendues ) - exigeait manifestement l'établissement urgent de certains impôts à travers la vaste étendue de pays dont il était à présent responsable.

L'étroitesse d'esprit des Arabes, leur avarice, les empêchaient de voir cette nécessité, et bien qu'Abdel Kader n'eût jamais exigé de ses sujets plus que l'ashur et la zekka, ( tous autres impôts, y compris les droits de douane, étant tenus en abomination par le Coran ), les récalcitrants avaient néanmoins une argumentation toujours prête pour s'exonérer de l'obligation de payer des taxes.

" Ils n'avaient pas besoin, disaient-ils, de toute cette législation; ils pouvaient s'occuper de leurs propres affaires. Si la guerre éclatait de nouveau, alors il serait bien temps pour le Sultan de les inviter à payer leurs contributions. Mais pourquoi les paieraient-ils en temps de paix ? Que les Turcs eussent toujours été avides d'argent, voilà qui était naturel et compréhensible. Les Turcs avaient tous des harems d'une centaine de femmes chacun, des danseuses, des éphèbes, et tout un train de vie très coûteux à maintenir ".

" Le nom d'un Turc, " arguaient-ils, " était, est et sera toujours, aussi longtemps que cette peste existera, synonyme d'infamie et de corruption. Mais pourquoi Abdel Kader aurait-il donc besoin d'argent ? Il n avait qu'une seule femme. Il passait ses jours et ses nuits, quand il n'était pas à la guerre, en étude et en prière. Ses jardins de Cachero étaient plus que suffisants pour faire face à toutes ses dépenses ".

Abdel Kader eut vite fait de réduire à la raison les contradicteurs qui se trouvaient à sa portée. Il ne permit jamais à leur opposition de dépasser les limites du grommellement. Mais dans les provinces lointaines, qui ne dépendaient de lui

que depuis peu et sur lesquelles il n'avait jusque là exercé que l'influence qu'il devait à ses hauts faits, cette doctrine avait, en de nombreuses régions, pris forme et substance.

Dans les parties méridionales de la province du Tittery, ses demandes pour des contributions régulières furent catégoriquement repoussées, et un parti se forma pour résister à leur perception, parti mené par un certain Mochtar, chef Saharien des environs de Boghar; les Beni Mochtar, les Beni Nail, les Beni Mousa, les Beni Abid, les Zenekara, formaient une redoutable confédération. Abdel Kader vit qu'il n'avait pas un instant à perdre, qu'il devait écraser l'opposition sans délai, ou renoncer à son sceptre.

Il rassembla des contingents levés dans les tribus fidèles de la province d'Oran, ce qui lui fournit une force effective de 8.000 cavaliers et 1.000 fantassins, puis il donna l'ordre à Ibn Allal, son Khalifa à Miliana, de le rejoindre dans la région des Zenekara avec tous ceux, réguliers et irréguliers, qu'il avait sous ses ordres. La totalité de la force ainsi rassemblée représentait 12.000 cavaliers et 2.000 fantassins avec quelques pièces de canon.

Dans sa marche vers le point de ralliement, il passa par Mascara. Sa femme, qui ne l'avait pas vu depuis de nombreux mois, lui envoya des messagers pour le supplier de faire un détour, ne fût-ce que d'une journée. Stoïque, il répondit qu'il avait épousé sa patrie et poursuivit sa route. Telles étaient la ferveur de sa détermination et l'obsession de son exclusive soumission à son devoir, que plus de deux mois s'écoulèrent avant qu'il ne se donnât le loisir d'aller voir sa famille.

Avant de recourir à la force, Abdel Kader essaya de la persuasion. Il écrivit aux tribus rebelles, les conjurant au nom du Prophète, d'obéir à la loi, d'imiter la discipline du Nord et de l'Ouest, et de prendre garde aux pernicieux conseils des intrigants. En même temps, il promettait d'oublier le passé si, revenant à de meilleurs sentiments, ils venaient se présenter à lui avec " des chevaux de soumission ".

" Ne vous fiez pas au nombre de vos guerriers, concluait-il, car seraient-ils deux fois plus nombreux que je les réduirais; Dieu est avec moi et c'est à Lui que j'obéis. Ne vous flattez pas de pouvoir m'échapper. Je vous jure que pour moi vous n'êtes pas plus qu'un verre d'eau entre les mains d'un homme mourant de soif ".

La lettre ne produisit aucun effet, et Abdel Kader passa à l'attaque. La bataille dura trois jours. Finalement les rebelles cédèrent, et se dispersèrent. Les Beni Antar tinrent quelques jours derrière des retranchements, qu'ils avaient aménagés sur ce qu'ils s'imaginaient être des hauteurs imprenables, dans les réduits montagneux qui entourent Boghar; mais ils furent réduits à leur tour. Ibn Mochtar se rendit, et vint en personne implorer le pardon du Sultan. Non seulement il obtint sa grâce, mais à sa surprise, il fut nommé Khalifa du Sultan pour les tribus soumises. Il ne cessa d'être un des partisans les plus fidèles d'Abdel Kader.

Ce succès, fut, comme d'habitude, suivi d'une nouvelle vague de soumission. Toutes les tribus, le long des frontières méridionales de la province de Constantine, envoyèrent des députations au Sultan. l'invitant à venir parmi elles. Seules, sa modération et sa bonne foi, aussi bien que son adhésion loyale au traité de la Tafna, l'empêchèrent d'aller faire flotter son drapeau jusque sous les murailles de Constantine.

Abdel Kader s'en revint alors à Médéa. Il y fit une entrée triomphale. Sur des kilomètres avant d'arriver aux portes, le chemin était encombré de milliers d'Arabes venus en foule de tous les villages à l'entour, pour jouir de la vue du chef tout puissant dont la renommée était depuis longtemps chose familière à leur imagination. Des cris de: " Longue vie à notre victorieux Sultan Abdel Kader ! " résonnaient au loin, et annonçaient, longtemps avant, sa marche vers la cité. Là, de nouvelles manifestations d'enthousiasme l'attendaient. Des guirlandes de fleurs étaient semées sur son chemin, et des jets d eau parfumés se croisaient au-dessus de sa tête. Il alla droit à la mosquée pour y prier et y prêcher. Pendant des semaines, offrandes et présents affluèrent de toutes parts. Les grands Cheiks, les Marabouts, les Cadis du Littery, ( certains étaient même venus d'Oran ) menés par les Khalifas des districts, vinrent en cortège offrir leurs félicitations au Sultan victorieux. Beaucoup considéraient alors qu'Abdel Kader touchait au sommet de la grandeur. Lui-même envisageait sérieusement de se retirer de la vie publique. Mais il restait tant à faire avant qu'il ne pût, en conscience, se démettre de la tâche qu'il avait juré d'accomplir ! Toute son attention se tournait maintenant vers un obstacle qui, depuis longtemps, irritait et blessait ses ambitieuses espérances. Très loin vers le Sud et le grand Sahara, dans la province de Laghouat, à environ 200 milles d'Oran, résidaient une dizaine de puissantes et populeuses tribus appelées les Beni Arash. Aussi longtemps que ces batailles et ces tourmentes avaient fait rage dans le Nord, elles s'étaient tenues, impassibles, à l'écart de la lutte passionnante dans laquelle leurs compatriotes. étaient engagés. En vain et à maintes reprises, Abdel Kader leur avait-il donné l'ordre d'envoyer leurs contingents de cavalerie.

Le plus considérable de leurs chefs, le marabout El Hadj Mohammed Ibn Salem El Tejini, refusait obstinément d'admettre l'idée de la nécessité d'un Sultan Arabe dans le pays. Il laissait ainsi toutes les lettres d'Abdel Kader sans réponse, sans même daigner entendre les ordres qu'il donnait pour la remise des contributions exigées par la loi à son représentant. Se croyant à l'abri, grâce à sa citadelle et aux sables de son désert, des entreprises d'Abdel Kader, il se raidissait dans son attitude de défi. En outre, sa confiance était entretenue par le fait qu'il était en possession d'une ville -Ain Maadi- solidement fortifiée selon l'usage des Arabes.

Cette place avait été à plusieurs reprises, assiégée par les Turcs et leur avait fait subir des échecs répétés. En 1826 le frère de Tedjini avait même, à son tour, attaqué les Turcs et menacé Mascara. Il avait déjà pris pied dans la ville, lorsque Hassan Bey vint à la rescousse. Tedjini rassembla ses forces dans la plaine d'Eghrees, et y livra combat à son adversaire, mais il fut battu et massacré. Hassan s'avança sur Ain Maadi mais Hadj Mohammed, qui avait succédé à son frère dans le commandement des tribus, le força de se retirer. Depuis ce jour, Mohammed Tedjini s'était comporté en petit souverain indépendant.

Ain Maadi ne comportait que trois cents maisons; mais la ville avec sa Casbah, ou sérail, était ceinte de murailles épaisses et flanquée de tours. Tout autour s'étendaient des jardins, qui faisaient partie, eux aussi, du dispositif de défense. La source d'Ain Maadi à laquelle la ville devait son nom, bien qu'à quelque distance, déversait ses eaux limpides dans la Casbah. Des puits et des citernes subvenaient aux besoins des habitants.

Abdel Kader se trouvait encore à Médéa quand un certain Hadj Aissa, de Laghouat, accompagné de plusieurs chefs des Beni Arash, vint lui offrir des présents, et des chevaux de soumission. El Hadj déclara, que grâce à l'influence qu'il exerçait sur la majorité de ses tribus, la plupart d'entre elles souhaitaient reconnaître Abdel Kader comme Sultan, et qu'il lui suffisait de se montrer au milieu d'elles pour être chaleureusement accueilli. Satisfait d'une adhésion, qui représentait un témoignage si flatteur de l'influence de son nom dans la province de Laghouat, Abdel Kader fit d'Aissa son Khélifa pour ces oasis du Sud et lui remit des proclamations à distribuer, dans lesquelles il invitait les Beni Arash à obéir à ses lieutenants. Après quoi, il lui donna congé avec l'assurance qu'il irait bientôt, en personne, recevoir l'allégeance proposée.

Le temps était, pour lui, venu de diriger ses coups contre Tedjini. Le 12 juin 1838, il se mit en marche vers Ain Maadi, à la tête de 6.000 cavaliers, 3.000 fantassins, 6 mortiers et trois pièces de campagne. La place fut atteinte après 10 journées de marche pénible à travers d'immenses déserts sablonneux. Tedjini, surpris, n'avait fait aucune préparation pour soutenir un siège. Il eut à peine le temps de fermer les portes, et de mobiliser tant bien que mal les 600 Arabes qui se trouvaient alors à l'intérieur des murs. Pendant quelques temps, il essaya de défendre les jardins avec des francs-tireurs qui, en opérant des sorties nocturnes, étaient à même, par leur connaissance des lieux, de harceler l'ennemi dans ses avant-postes. Mais i! dut y renoncer progressivement, et les assiégés furent bloqués à l'intérieur de leurs remparts. Le Sultan donna l'ordre d abattre tous les arbres. Des batteries furent dressées dans les clairières ainsi pratiquées: et le feu commença. Le quatrième jour, l'ingénieur européen, qui dirigeait cette opération, déclara que la brèche pratiquée était suffisante. Un détachement d'assaut fut constitué: mais le lendemain on trouva la brèche réparée. A plusieurs reprises, la brèche, sitôt faite, fut ainsi comblée.

Le quinzième jour, Abdel Kader lança un défi à Tedjini lui proposant de sortir de ses murs et de le combattre sur le front des deux armées, alignées pour assister à la rencontre.

Le sort de la place, suggéra-t-il, dépendait de l'issue de ce duel. En dépit de sa jeunesse et de sa bravoure, Tedjini se refusa, prudemment, à cette épreuve. Alors Abd El Kader commença de creuser une mine, qui finit par atteindre la muraille. Tedjini fit une contre-mine; plusieurs rencontres sérieuses prirent place dans ces galeries de mine.

Le siège se prolongea ainsi pendant des mois; entre-temps, les braves défenseurs survivaient péniblement à l'aide des petites provisions de blé et d'orge, qui suffisaient à peine à les empêcher de mourir de faim. De leur côté, les assiégeants dépendaient, pour leur ravitaillement, de convois venant du Nord, convois qui menaçaient d'ailleurs d'être interceptés. Plus de deux mille cavaliers s'employaient constamment à les protéger à travers le Sahara. El Hadj ne rendit pas le moindre service, révélant ainsi ce qu'il était: un imposteur.

Finalement, les deux camps étaient en train de périr d'épuisement pur et simple. Leurs munitions étaient pratiquement épuisées. L'anxiété d'Abdel Kader était extrême. Il s était déjà souvent trouvé dans des situations angoissantes et difficiles; mais il ne s'était encore jamais vu engagé dans une lutte susceptible d'entraîner d'aussi graves conséquences. Il n'ignorait pas que, s'il avouait son échec en levant le siège, il aurait tout le Sahara sur les bras; et il déclara qu'il mourrait sur les lieux plutôt que de renoncer.

A cet instant critique, Abdel Kader eut la joyeuse surprise de recevoir, de ses alliés français, de nouvelles quantités de munitions, et trois pièces de siège. Une difficulté était survenue à propos de l'interprétation d'un article du traité de la Tafna; et le Gouverneur général espérait voir le Sultan accepter sa version du passage litigieux, grâce à l'aide généreuse qu'il lui apportait ainsi en cette extrémité. Cette opportune assistance fit pencher la balance qui, jusque-là, était restée fort indécise.

Tedjini se rendit. Le 17 novembre 1838, il signa avec Mustapha Ibn Thamy, le beau-frère du Sultan, un traité par lequel il s'engageait à évacuer Ain Maadi dans les huit jours, et à se retirer à Laghouat avec sa famille et ses compagnons les plus dévoués. Son fils aîné resterait en otage, dans le camp du Sultan. A l'expiration du délai, Abdel Kader rasa la ville.

Deux tribus des Beni Arash, situées dans son voisinage immédiat, envoyèrent sur le champ l'Ashur et la Zekka. Les autres tribus persistèrent dans leur refus. Une terrible sanction les attendait.

Abdel Kader fit part de sa victoire à son représentant à Oran, Hadj il Taib, (1) dans un message dont voici l'essentiel:

" Dieu nous ayant donné la mission de veiller sur le bien-être des Musulmans, et de guider tous ceux qui, dans ce pays, suivent la loi de notre Seigneur Mohammed ( que vers lui montent nos prières et nos salutations ), nous avons pénétré dans le Sahara-non pour nuire aux vrais croyants, non pour les humilier et les détruire-mais pour réveiller leur foi, pour raffermir les liens qui les unissent, et pour établir l'ordre.

" Tous ont suivi notre appel, et ont obéi dans la mesure où les circonstances le leur ont permis. Seul Tedjini a refusé. Nous nous sommes trouvés face à face avec ceux qu'il avait égarés. Ils se préparaient à nous combattre. Nous les avons conjurés, pour l'amour de Dieu et du Prophète, de venir à nous. A cet effet, nous leur avons remis en mémoire certains des versets du Livre Sacré. Tout cela fut en vain, et nous avons désespéré de leur conversion. En même temps, nous avons craint, par notre indulgence, de manquer le seul but que nous visions: rallier tous les Arabes autour d'un centre commun instruire les ignorants dans la loi du prophète, empêcher, parmi eux, la contagion des mauvais exemples, les préserver des influences corruptrices de certaines villes ,et leur permettre à eux-mêmes, à leurs femmes, à leurs enfants, de vivre en paix et en sécurité.

" C'est pourquoi, dans l'exercice de notre droit souverain et puisque ce droit était lésé, nous avons donné l'ordre à nos soldats victorieux de les combattre. La religion l'exigeait. Ils prirent la fuite devant nos troupes. Une fois encore ils refusèrent de s'incliner. Tedjini déclara qu'il comptait sur la force de ses remparts et le courage de ses partisans La place subit alors un siège rigoureux. Nos sapeurs ayant atteint le pied des remparts, les habitants, consternés, implorèrent leur pardon et leur salut. Quoiqu'ils nous eussent trompé plus d'une fois, l'un et l'autre leur ont été accordés. Car le Très-Haut a dit: "Pardonne et oublie". Nous espérons qu'Il se souviendra de notre conduite en cette occasion, et nous fera miséricorde à cause du sang que nous avons épargné, et des femmes dont nous avons protégé la chasteté.

" Le pardon fut accordé à tous les habitants, à condition qu'ils quittent la ville et aillent s'établir ailleurs, là où il leur plairait. Tous sont partis. Tedjini s'est rendu à Laghouat avec son harem et ses enfants, mais son fils aîné est resté comme otage entre nos mains. Puisse Dieu nous octroyer toujours la victoire, et nous préserver du malheur.

" O Musulmans, priez Dieu pour votre Sultan. Il ne travaille que pour votre sauvegarde. Réjouissez-vous, et demandez à Dieu de l'affermir et de le confirmer. Ayez confiance en Sa divine commisération. Lisez le chapitre du Coran "Amran", et dites: O Toi qui commandes à l'univers, Tu donnes et Tu reprends suivant Ta volonté, Tu choisis et Tu élèves, suivant Ton bon plaisir. En Tes mains, tout est bien. Toi seul es tout-puissant. Tu changes la nuit en jour, et le jour en nuit Tu apportes la vie au sein de la mort. Tu donnes prospérité à qui Tu veux et comme Tu veux. O Musulmans, ne cherchez pas vos protecteurs parmi les infidèles, ne les cherchez que parmi les vrais croyants ".

Abdel Kader s'en retourna à Mascara. Mais l'attitude de défi et les démonstrations hostiles des Beni Arash, qui avaient déjà eu l'impudence d'attaquer ses convois, le préoccupaient. Il avait, en outre, la preuve indiscutable qu'ils étaient entrés en correspondance avec les Français. D'après les préceptes du Coran, ils méritaient la mort. Après avoir accordé à ses troupes quelques semaines de repos, il annonça une expédition; 5.000 cavaliers, et seulement des cavaliers, reçurent l'ordre de se tenir prêts.

Au jour fixé, ils se rassemblèrent dans la plaine d'Eghris. Pas un seul ne savait, ou ne devinait quelles devaient être la nature et la direction de l'expédition. C'était le plein hiver. Chaque homme avait reçu l'ordre de se munir d'un sac de blé et d'un sac d'orge, et rien de plus. Au coucher de soleil, Abdel Kader apparut, sauta en selle, et prenant un trot allongé, emmena ses hommes vers le Nord-Ouest.

Il fit bientôt nuit. En avant, quatre hommes portaient des lanternes fixées à la pointe de leurs lances Les lanternes, allumées, étaient voilées par devant, mais à l'arrière, leur lueur se distinguait au loin jusqu'aux derniers rangs de la chevauchée.

Soudain l'ordre fut donné d'une contremarche, et le détachement prit la direction du Sud-est. La première direction n'avait été qu'une feinte. A minuit, la colonne atteignit un ruisseau. Tout le monde mit pied à terre. On donna à manger aux chevaux. Abdel Kader et ses hommes écrasèrent leur grain du mieux qu'il purent entre des pierres, firent une pâte de farine et d'eau, et se restaurèrent. Après cette halte de trois heures, les troupes reçurent l'ordre de se remettre en selle. De nouveau, et jusqu'au milieu de la journée, ils marchèrent d'un trot rapide, qui de temps en temps, s'accélérait jusqu'au galop. Une courte halte fut faite à nouveau, et l'expédition repartit à la même allure jusqu'aux approches de minuit. Seulement alors, on mangea et se reposa. Ils poursuivirent ainsi leur course quatre jours et quatre nuits.

Lorsque l'aube se leva sur le matin du cinquième jour les immenses campements des Beni Arash se découvrirent soudain à leurs yeux, s'étalant au loin vers l'horizon. Plus de dix mille tentes couvraient les plaines. Les Arabes dormaient. Une clameur sauvage, interminable, les arracha à leur sommeil. Ils se précipitèrent pour voir ce qui se passait, et virent avec terreur une masse de cavalerie fondre sur eux comme l ouragan.

Les cris délirants de: " Abdel Kader ! Abdel Kader ! " emplissaient l'air de tous côtés. Les femmes et les enfants se précipitaient dans toutes les directions en poussant des hurlements. Décontenancés, stupéfiés, les hommes semblaient avoir perdu leurs sens: Les uns, d'instinct, couraient vers leurs armes d'autres sautaient sur leurs chevaux. Mais avant qu'ils n'aient pu se remettre et se rassembler, la tempête était sur eux. " Epargnez les harems, s'écria Abdel Kader, tout en menant l'assaut, mais pour ce qui est de ces chiens, traitez-les comme ils le méritent ".

Refoulant les Beni Arash devant eux comme un troupeau de moutons, les chargeant, les chassant dans toutes les directions, Abdel Kader et sa cavalerie eurent tôt fait de s'assurer de la personne des principaux cheikhs. Emu par leurs pitoyables supplications et leurs assurances solennelles de se bien conduire dans l'avenir, Abdel Kader leur épargna généreusement la peine capitale. Mais les tribus furent tenues de payer, sur le champ, cinq années d'arriérés sur l'Ashur et la Zekka, et de fournir une contribution de 4.000 chameaux et 30.000 moutons. Instruits par cette leçon, les Beni Arash devinrent désormais les plus fidèles partisans d'Abdel Kader, et le demeurèrent jusqu'à la dernière heure.

(1) Hadj El Habib.

Sommaire

Extraits de La vie d'Abd-El-Kader de Charles-Henry Churchill (1ère édition 1867), introduction, traduction et notes de Michel Habart, seconde édition, Alger, SNED, 1974.

 
'Ilm al Yaqin

'Ayn al Yaqin

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