La vie d'Abd el Kader
CHAPITRE IX
1838
Le traité de la Tafna fut chaleureusement accueilli
par le Gouvernement français, qui le considéra
comme un coup de maître politique Le peuple français
le regarda comme une humiliation. Le premier prétendait
qu'Abdel Kader, d'ennemi qu'il était, s'était transformé
en allié. Le second y voyait l'abandon criminel d'une
province française entre les mains d'une puissance rivale.
Pour Abdel Kader, il était la pierre d'angle de l'édifice
qu'il construisait, laborieusement, patiemment, depuis si longtemps.
Pendant des années, il avait eu à faire face à
une double tâche: dune part donner forme et consistance
aux éléments hétéroclites épars
autour de lui, en apaisant les querelles de clan, faisant taire
les désaccords, réduisant les insurrections; d'autre
part, affronter hardiment les formidables attaques d'un ennemi,
qui lui était incomparablement supérieur dans tous
les dispositifs et les moyens qui élèvent l'art
de la guerre à la dignité d'une science. Dégagé
de cette pression extérieure, il était à
même de s'attaquer aux difficultés intérieures
en y concentrant tous ses moyens.
Il se trouvait maintenant en face d'un peuple, qui regardait
son émancipation du joug étranger comme le signal
d'une licence sans frein, dont la notion de liberté se
limitait à celle d'absence de toute discipline, et qui,
alors qu'il reconnaissait, jusqu'à l'obéissance,
le génie qui était sorti de ses rangs dans la lutte
contre l'ennemi, s'en éloignait et s'en défiait,
lorsqu'il voyait ce génie prendre ses affaires en main.
Des tribus entières, libérées de la tension
harassante, des pénibles exigences, des incessantes obligations,
des incertitudes et des hasards toujours renouvelés de
l'état de guerre, inclinaient alors à reprendre,
chacune de son côté, une existence indépendante
et isolée.
Ne songeant, de leur point de vue égoïste, qu'à
leurs intérêts personnels, incapables de comprendre
que le maintien de cette récente indépendance ne
pouvait se mériter que par la persistance des sacrifices
qui leur avaient permis de l'obtenir, ces petites démocraties
ne pouvaient réaliser ni l'opportunité ni l'utilité
d'un gouvernement central, répugnaient à contribuer
aux dépenses nécessaires à son fonctionnement.
L'importance de l'organisation que prévoyait Abdel Kader,
organisation dont il avait déjà posé les
premières pierres, et qui seule pouvait consolider un
pouvoir capable de résister de façon permanente
aux attaques de l'extérieur - ( et dans sa lucidité,
il sentait qu'elles n'étaient que temporairement suspendues
) - exigeait manifestement l'établissement urgent de certains
impôts à travers la vaste étendue de pays
dont il était à présent responsable.
L'étroitesse d'esprit des Arabes, leur avarice, les empêchaient
de voir cette nécessité, et bien qu'Abdel Kader
n'eût jamais exigé de ses sujets plus que l'ashur
et la zekka, ( tous autres impôts, y compris les droits
de douane, étant tenus en abomination par le Coran ),
les récalcitrants avaient néanmoins une argumentation
toujours prête pour s'exonérer de l'obligation de
payer des taxes.
" Ils n'avaient pas besoin, disaient-ils, de toute cette
législation; ils pouvaient s'occuper de leurs propres
affaires. Si la guerre éclatait de nouveau, alors il serait
bien temps pour le Sultan de les inviter à payer leurs
contributions. Mais pourquoi les paieraient-ils en temps de paix
? Que les Turcs eussent toujours été avides d'argent,
voilà qui était naturel et compréhensible.
Les Turcs avaient tous des harems d'une centaine de femmes chacun,
des danseuses, des éphèbes, et tout un train de
vie très coûteux à maintenir ".
" Le nom d'un Turc, " arguaient-ils, " était,
est et sera toujours, aussi longtemps que cette peste existera,
synonyme d'infamie et de corruption. Mais pourquoi Abdel Kader
aurait-il donc besoin d'argent ? Il n avait qu'une seule femme.
Il passait ses jours et ses nuits, quand il n'était pas
à la guerre, en étude et en prière. Ses
jardins de Cachero étaient plus que suffisants pour faire
face à toutes ses dépenses ".
Abdel Kader eut vite fait de réduire à la raison
les contradicteurs qui se trouvaient à sa portée.
Il ne permit jamais à leur opposition de dépasser
les limites du grommellement. Mais dans les provinces lointaines,
qui ne dépendaient de lui
que depuis peu et sur lesquelles il n'avait jusque là
exercé que l'influence qu'il devait à ses hauts
faits, cette doctrine avait, en de nombreuses régions,
pris forme et substance.
Dans les parties méridionales de la province du Tittery,
ses demandes pour des contributions régulières
furent catégoriquement repoussées, et un parti
se forma pour résister à leur perception, parti
mené par un certain Mochtar, chef Saharien des environs
de Boghar; les Beni Mochtar, les Beni Nail, les Beni Mousa, les
Beni Abid, les Zenekara, formaient une redoutable confédération.
Abdel Kader vit qu'il n'avait pas un instant à perdre,
qu'il devait écraser l'opposition sans délai, ou
renoncer à son sceptre.
Il rassembla des contingents levés dans les tribus fidèles
de la province d'Oran, ce qui lui fournit une force effective
de 8.000 cavaliers et 1.000 fantassins, puis il donna l'ordre
à Ibn Allal, son Khalifa à Miliana, de le rejoindre
dans la région des Zenekara avec tous ceux, réguliers
et irréguliers, qu'il avait sous ses ordres. La totalité
de la force ainsi rassemblée représentait 12.000
cavaliers et 2.000 fantassins avec quelques pièces de
canon.
Dans sa marche vers le point de ralliement, il passa par Mascara.
Sa femme, qui ne l'avait pas vu depuis de nombreux mois, lui
envoya des messagers pour le supplier de faire un détour,
ne fût-ce que d'une journée. Stoïque, il répondit
qu'il avait épousé sa patrie et poursuivit sa route.
Telles étaient la ferveur de sa détermination et
l'obsession de son exclusive soumission à son devoir,
que plus de deux mois s'écoulèrent avant qu'il
ne se donnât le loisir d'aller voir sa famille.
Avant de recourir à la force, Abdel Kader essaya de la
persuasion. Il écrivit aux tribus rebelles, les conjurant
au nom du Prophète, d'obéir à la loi, d'imiter
la discipline du Nord et de l'Ouest, et de prendre garde aux
pernicieux conseils des intrigants. En même temps, il promettait
d'oublier le passé si, revenant à de meilleurs
sentiments, ils venaient se présenter à lui avec
" des chevaux de soumission ".
" Ne vous fiez pas au nombre de vos guerriers, concluait-il,
car seraient-ils deux fois plus nombreux que je les réduirais;
Dieu est avec moi et c'est à Lui que j'obéis. Ne
vous flattez pas de pouvoir m'échapper. Je vous jure que
pour moi vous n'êtes pas plus qu'un verre d'eau entre les
mains d'un homme mourant de soif ".
La lettre ne produisit aucun effet, et Abdel Kader passa à
l'attaque. La bataille dura trois jours. Finalement les rebelles
cédèrent, et se dispersèrent. Les Beni Antar
tinrent quelques jours derrière des retranchements, qu'ils
avaient aménagés sur ce qu'ils s'imaginaient être
des hauteurs imprenables, dans les réduits montagneux
qui entourent Boghar; mais ils furent réduits à
leur tour. Ibn Mochtar se rendit, et vint en personne implorer
le pardon du Sultan. Non seulement il obtint sa grâce,
mais à sa surprise, il fut nommé Khalifa du Sultan
pour les tribus soumises. Il ne cessa d'être un des partisans
les plus fidèles d'Abdel Kader.
Ce succès, fut, comme d'habitude, suivi d'une nouvelle
vague de soumission. Toutes les tribus, le long des frontières
méridionales de la province de Constantine, envoyèrent
des députations au Sultan. l'invitant à venir parmi
elles. Seules, sa modération et sa bonne foi, aussi bien
que son adhésion loyale au traité de la Tafna,
l'empêchèrent d'aller faire flotter son drapeau
jusque sous les murailles de Constantine.
Abdel Kader s'en revint alors à Médéa. Il
y fit une entrée triomphale. Sur des kilomètres
avant d'arriver aux portes, le chemin était encombré
de milliers d'Arabes venus en foule de tous les villages à
l'entour, pour jouir de la vue du chef tout puissant dont la
renommée était depuis longtemps chose familière
à leur imagination. Des cris de: " Longue vie à
notre victorieux Sultan Abdel Kader ! " résonnaient
au loin, et annonçaient, longtemps avant, sa marche vers
la cité. Là, de nouvelles manifestations d'enthousiasme
l'attendaient. Des guirlandes de fleurs étaient semées
sur son chemin, et des jets d eau parfumés se croisaient
au-dessus de sa tête. Il alla droit à la mosquée
pour y prier et y prêcher. Pendant des semaines, offrandes
et présents affluèrent de toutes parts. Les grands
Cheiks, les Marabouts, les Cadis du Littery, ( certains étaient
même venus d'Oran ) menés par les Khalifas des districts,
vinrent en cortège offrir leurs félicitations au
Sultan victorieux. Beaucoup considéraient alors qu'Abdel
Kader touchait au sommet de la grandeur. Lui-même envisageait
sérieusement de se retirer de la vie publique. Mais il
restait tant à faire avant qu'il ne pût, en conscience,
se démettre de la tâche qu'il avait juré
d'accomplir ! Toute son attention se tournait maintenant vers
un obstacle qui, depuis longtemps, irritait et blessait ses ambitieuses
espérances. Très loin vers le Sud et le grand Sahara,
dans la province de Laghouat, à environ 200 milles d'Oran,
résidaient une dizaine de puissantes et populeuses tribus
appelées les Beni Arash. Aussi longtemps que ces batailles
et ces tourmentes avaient fait rage dans le Nord, elles s'étaient
tenues, impassibles, à l'écart de la lutte passionnante
dans laquelle leurs compatriotes. étaient engagés.
En vain et à maintes reprises, Abdel Kader leur avait-il
donné l'ordre d'envoyer leurs contingents de cavalerie.
Le plus considérable de leurs chefs, le marabout El Hadj
Mohammed Ibn Salem El Tejini, refusait obstinément d'admettre
l'idée de la nécessité d'un Sultan Arabe
dans le pays. Il laissait ainsi toutes les lettres d'Abdel Kader
sans réponse, sans même daigner entendre les ordres
qu'il donnait pour la remise des contributions exigées
par la loi à son représentant. Se croyant à
l'abri, grâce à sa citadelle et aux sables de son
désert, des entreprises d'Abdel Kader, il se raidissait
dans son attitude de défi. En outre, sa confiance était
entretenue par le fait qu'il était en possession d'une ville -Ain Maadi- solidement fortifiée selon l'usage des
Arabes.
Cette place avait été à plusieurs reprises,
assiégée par les Turcs et leur avait fait subir
des échecs répétés. En 1826 le frère
de Tedjini avait même, à son tour, attaqué
les Turcs et menacé Mascara. Il avait déjà
pris pied dans la ville, lorsque Hassan Bey vint à la
rescousse. Tedjini rassembla ses forces dans la plaine d'Eghrees,
et y livra combat à son adversaire, mais il fut battu
et massacré. Hassan s'avança sur Ain Maadi mais
Hadj Mohammed, qui avait succédé à son frère
dans le commandement des tribus, le força de se retirer.
Depuis ce jour, Mohammed Tedjini s'était comporté
en petit souverain indépendant.
Ain Maadi ne comportait que trois cents maisons; mais la ville
avec sa Casbah, ou sérail, était ceinte de murailles
épaisses et flanquée de tours. Tout autour s'étendaient
des jardins, qui faisaient partie, eux aussi, du dispositif de
défense. La source d'Ain Maadi à laquelle la ville
devait son nom, bien qu'à quelque distance, déversait
ses eaux limpides dans la Casbah. Des puits et des citernes subvenaient
aux besoins des habitants.
Abdel Kader se trouvait encore à Médéa quand
un certain Hadj Aissa, de Laghouat, accompagné de plusieurs
chefs des Beni Arash, vint lui offrir des présents, et
des chevaux de soumission. El Hadj déclara, que grâce
à l'influence qu'il exerçait sur la majorité
de ses tribus, la plupart d'entre elles souhaitaient reconnaître
Abdel Kader comme Sultan, et qu'il lui suffisait de se montrer
au milieu d'elles pour être chaleureusement accueilli.
Satisfait d'une adhésion, qui représentait un témoignage
si flatteur de l'influence de son nom dans la province de Laghouat,
Abdel Kader fit d'Aissa son Khélifa pour ces oasis du
Sud et lui remit des proclamations à distribuer, dans
lesquelles il invitait les Beni Arash à obéir à
ses lieutenants. Après quoi, il lui donna congé
avec l'assurance qu'il irait bientôt, en personne, recevoir
l'allégeance proposée.
Le temps était, pour lui, venu de diriger ses coups contre
Tedjini. Le 12 juin 1838, il se mit en marche vers Ain Maadi,
à la tête de 6.000 cavaliers, 3.000 fantassins,
6 mortiers et trois pièces de campagne. La place fut atteinte
après 10 journées de marche pénible à
travers d'immenses déserts sablonneux. Tedjini, surpris,
n'avait fait aucune préparation pour soutenir un siège.
Il eut à peine le temps de fermer les portes, et de mobiliser
tant bien que mal les 600 Arabes qui se trouvaient alors à
l'intérieur des murs. Pendant quelques temps, il essaya
de défendre les jardins avec des francs-tireurs qui, en
opérant des sorties nocturnes, étaient à
même, par leur connaissance des lieux, de harceler l'ennemi
dans ses avant-postes. Mais i! dut y renoncer progressivement,
et les assiégés furent bloqués à
l'intérieur de leurs remparts. Le Sultan donna l'ordre
d abattre tous les arbres. Des batteries furent dressées
dans les clairières ainsi pratiquées: et le feu
commença. Le quatrième jour, l'ingénieur
européen, qui dirigeait cette opération, déclara
que la brèche pratiquée était suffisante.
Un détachement d'assaut fut constitué: mais le
lendemain on trouva la brèche réparée. A
plusieurs reprises, la brèche, sitôt faite, fut
ainsi comblée.
Le quinzième jour, Abdel Kader lança un défi
à Tedjini lui proposant de sortir de ses murs et de le
combattre sur le front des deux armées, alignées
pour assister à la rencontre.
Le sort de la place, suggéra-t-il, dépendait de
l'issue de ce duel. En dépit de sa jeunesse et de sa bravoure,
Tedjini se refusa, prudemment, à cette épreuve.
Alors Abd El Kader commença de creuser une mine, qui finit
par atteindre la muraille. Tedjini fit une contre-mine; plusieurs
rencontres sérieuses prirent place dans ces galeries de
mine.
Le siège se prolongea ainsi pendant des mois; entre-temps,
les braves défenseurs survivaient péniblement à
l'aide des petites provisions de blé et d'orge, qui suffisaient
à peine à les empêcher de mourir de faim.
De leur côté, les assiégeants dépendaient,
pour leur ravitaillement, de convois venant du Nord, convois
qui menaçaient d'ailleurs d'être interceptés.
Plus de deux mille cavaliers s'employaient constamment à
les protéger à travers le Sahara. El Hadj ne rendit
pas le moindre service, révélant ainsi ce qu'il
était: un imposteur.
Finalement, les deux camps étaient en train de périr
d'épuisement pur et simple. Leurs munitions étaient
pratiquement épuisées. L'anxiété
d'Abdel Kader était extrême. Il s était déjà
souvent trouvé dans des situations angoissantes et difficiles;
mais il ne s'était encore jamais vu engagé dans
une lutte susceptible d'entraîner d'aussi graves conséquences.
Il n'ignorait pas que, s'il avouait son échec en levant
le siège, il aurait tout le Sahara sur les bras; et il
déclara qu'il mourrait sur les lieux plutôt que
de renoncer.
A cet instant critique, Abdel Kader eut la joyeuse surprise de
recevoir, de ses alliés français, de nouvelles
quantités de munitions, et trois pièces de siège.
Une difficulté était survenue à propos de
l'interprétation d'un article du traité de la Tafna;
et le Gouverneur général espérait voir le
Sultan accepter sa version du passage litigieux, grâce
à l'aide généreuse qu'il lui apportait ainsi
en cette extrémité. Cette opportune assistance
fit pencher la balance qui, jusque-là, était restée
fort indécise.
Tedjini se rendit. Le 17 novembre 1838, il signa avec Mustapha
Ibn Thamy, le beau-frère du Sultan, un traité par
lequel il s'engageait à évacuer Ain Maadi dans
les huit jours, et à se retirer à Laghouat avec
sa famille et ses compagnons les plus dévoués.
Son fils aîné resterait en otage, dans le camp du Sultan.
A l'expiration du délai, Abdel Kader rasa la ville.
Deux tribus des Beni Arash, situées dans son voisinage
immédiat, envoyèrent sur le champ l'Ashur et la
Zekka. Les autres tribus persistèrent dans leur refus.
Une terrible sanction les attendait.
Abdel Kader fit part de sa victoire à son représentant
à Oran, Hadj il Taib, (1) dans un message dont voici l'essentiel:
" Dieu nous ayant donné la mission de veiller sur
le bien-être des Musulmans, et de guider tous ceux qui,
dans ce pays, suivent la loi de notre Seigneur Mohammed ( que
vers lui montent nos prières et nos salutations ), nous
avons pénétré dans le Sahara-non pour nuire
aux vrais croyants, non pour les humilier et les détruire-mais
pour réveiller leur foi, pour raffermir les liens qui
les unissent, et pour établir l'ordre.
" Tous ont suivi notre appel, et ont obéi dans la
mesure où les circonstances le leur ont permis. Seul Tedjini
a refusé. Nous nous sommes trouvés face à
face avec ceux qu'il avait égarés. Ils se préparaient
à nous combattre. Nous les avons conjurés, pour
l'amour de Dieu et du Prophète, de venir à nous.
A cet effet, nous leur avons remis en mémoire certains
des versets du Livre Sacré. Tout cela fut en vain, et
nous avons désespéré de leur conversion.
En même temps, nous avons craint, par notre indulgence,
de manquer le seul but que nous visions: rallier tous les Arabes
autour d'un centre commun instruire les ignorants dans la loi
du prophète, empêcher, parmi eux, la contagion des
mauvais exemples, les préserver des influences corruptrices
de certaines villes ,et leur permettre à eux-mêmes,
à leurs femmes, à leurs enfants, de vivre en paix
et en sécurité.
" C'est pourquoi, dans l'exercice de notre droit souverain
et puisque ce droit était lésé, nous avons
donné l'ordre à nos soldats victorieux de les combattre.
La religion l'exigeait. Ils prirent la fuite devant nos troupes.
Une fois encore ils refusèrent de s'incliner. Tedjini
déclara qu'il comptait sur la force de ses remparts et
le courage de ses partisans La place subit alors un siège
rigoureux. Nos sapeurs ayant atteint le pied des remparts, les
habitants, consternés, implorèrent leur pardon
et leur salut. Quoiqu'ils nous eussent trompé plus d'une
fois, l'un et l'autre leur ont été accordés.
Car le Très-Haut a dit: "Pardonne et oublie".
Nous espérons qu'Il se souviendra de notre conduite en
cette occasion, et nous fera miséricorde à cause
du sang que nous avons épargné, et des femmes dont
nous avons protégé la chasteté.
" Le pardon fut accordé à tous les habitants,
à condition qu'ils quittent la ville et aillent s'établir
ailleurs, là où il leur plairait. Tous sont partis.
Tedjini s'est rendu à Laghouat avec son harem et ses enfants,
mais son fils aîné est resté comme otage
entre nos mains. Puisse Dieu nous octroyer toujours la victoire,
et nous préserver du malheur.
" O Musulmans, priez Dieu pour votre Sultan. Il ne travaille
que pour votre sauvegarde. Réjouissez-vous, et demandez
à Dieu de l'affermir et de le confirmer. Ayez confiance
en Sa divine commisération. Lisez le chapitre du Coran
"Amran", et dites: O Toi qui commandes à l'univers,
Tu donnes et Tu reprends suivant Ta volonté, Tu choisis
et Tu élèves, suivant Ton bon plaisir. En Tes mains,
tout est bien. Toi seul es tout-puissant. Tu changes la nuit
en jour, et le jour en nuit Tu apportes la vie au sein de la
mort. Tu donnes prospérité à qui Tu veux
et comme Tu veux. O Musulmans, ne cherchez pas vos protecteurs
parmi les infidèles, ne les cherchez que parmi les vrais
croyants ".
Abdel Kader s'en retourna à Mascara. Mais l'attitude de
défi et les démonstrations hostiles des Beni Arash,
qui avaient déjà eu l'impudence d'attaquer ses
convois, le préoccupaient. Il avait, en outre, la preuve
indiscutable qu'ils étaient entrés en correspondance
avec les Français. D'après les préceptes
du Coran, ils méritaient la mort. Après avoir accordé
à ses troupes quelques semaines de repos, il annonça
une expédition; 5.000 cavaliers, et seulement des cavaliers,
reçurent l'ordre de se tenir prêts.
Au jour fixé, ils se rassemblèrent dans la plaine
d'Eghris. Pas un seul ne savait, ou ne devinait quelles devaient
être la nature et la direction de l'expédition.
C'était le plein hiver. Chaque homme avait reçu
l'ordre de se munir d'un sac de blé et d'un sac d'orge,
et rien de plus. Au coucher de soleil, Abdel Kader apparut, sauta
en selle, et prenant un trot allongé, emmena ses hommes
vers le Nord-Ouest.
Il fit bientôt nuit. En avant, quatre hommes portaient
des lanternes fixées à la pointe de leurs lances
Les lanternes, allumées, étaient voilées
par devant, mais à l'arrière, leur lueur se distinguait
au loin jusqu'aux derniers rangs de la chevauchée.
Soudain l'ordre fut donné d'une contremarche, et le détachement
prit la direction du Sud-est. La première direction n'avait
été qu'une feinte. A minuit, la colonne atteignit
un ruisseau. Tout le monde mit pied à terre. On donna
à manger aux chevaux. Abdel Kader et ses hommes écrasèrent
leur grain du mieux qu'il purent entre des pierres, firent une
pâte de farine et d'eau, et se restaurèrent. Après
cette halte de trois heures, les troupes reçurent l'ordre
de se remettre en selle. De nouveau, et jusqu'au milieu de la
journée, ils marchèrent d'un trot rapide, qui de
temps en temps, s'accélérait jusqu'au galop. Une
courte halte fut faite à nouveau, et l'expédition
repartit à la même allure jusqu'aux approches de
minuit. Seulement alors, on mangea et se reposa. Ils poursuivirent
ainsi leur course quatre jours et quatre nuits.
Lorsque l'aube se leva sur le matin du cinquième jour
les immenses campements des Beni Arash se découvrirent
soudain à leurs yeux, s'étalant au loin vers l'horizon.
Plus de dix mille tentes couvraient les plaines. Les Arabes dormaient.
Une clameur sauvage, interminable, les arracha à leur
sommeil. Ils se précipitèrent pour voir ce qui
se passait, et virent avec terreur une masse de cavalerie fondre
sur eux comme l ouragan.
Les cris délirants de: " Abdel Kader ! Abdel Kader
! " emplissaient l'air de tous côtés. Les femmes
et les enfants se précipitaient dans toutes les directions
en poussant des hurlements. Décontenancés, stupéfiés,
les hommes semblaient avoir perdu leurs sens: Les uns, d'instinct,
couraient vers leurs armes d'autres sautaient sur leurs chevaux.
Mais avant qu'ils n'aient pu se remettre et se rassembler, la
tempête était sur eux. " Epargnez les harems,
s'écria Abdel Kader, tout en menant l'assaut, mais pour
ce qui est de ces chiens, traitez-les comme ils le méritent
".
Refoulant les Beni Arash devant eux comme un troupeau de moutons,
les chargeant, les chassant dans toutes les directions, Abdel
Kader et sa cavalerie eurent tôt fait de s'assurer de la
personne des principaux cheikhs. Emu par leurs pitoyables supplications
et leurs assurances solennelles de se bien conduire dans l'avenir,
Abdel Kader leur épargna généreusement la
peine capitale. Mais les tribus furent tenues de payer, sur le
champ, cinq années d'arriérés sur l'Ashur
et la Zekka, et de fournir une contribution de 4.000 chameaux
et 30.000 moutons. Instruits par cette leçon, les Beni
Arash devinrent désormais les plus fidèles partisans
d'Abdel Kader, et le demeurèrent jusqu'à la dernière
heure.
(1) Hadj El Habib.
Sommaire
Extraits de La vie d'Abd-El-Kader de Charles-Henry
Churchill (1ère édition 1867), introduction, traduction
et notes de Michel Habart, seconde édition, Alger, SNED,
1974.
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