Plus besoin de se prosterner devant l’ordinateur

Demain, vous n’aurez plus besoin de vous prosterner devant votre ordinateur
Il fera humblement et rapidement ce que vous lui demanderez de faire

par Michael Dertouzos

Michael Dertouzos est directeur du Laboratoire informatique du Massachusetts Institute of Technologhy (MIT) à Boston. Cet article a été adapté avec sa permission de son récent ouvrage: What Will Be: How the New World of Information Will Change Our Lives (New York, HaperEdge, 1997).

Le Temps stratégique, No 82Dans quelques jours, Noël. Je suis en train de faire mes achats dans un magasin haut-de-gamme de Boston. Je présente neuf articles à la caissière, qui passe son lecteur magique sur chaque paquet pour en lire le code-barre. L’imprimante note en cliquetant la description et le prix des articles. Je m’apprête à sortir ma carte de crédit, lorsque la caissière se tourne vers la caisse enregistreuse à côté d’elle et, horreur des horreurs, se met à y taper manuellement les mêmes indications, les unes après les autres. Au sixième paquet, je racle bruyamment ma gorge et, avec l’indignation du spécialiste, lui demande pourquoi au monde elle duplique le travail de son lecteur de codes-barres. D’un geste d’autorité, elle me signale de faire silence, ajoutant néanmoins: « S’il vous plaît, laissez-moi finir ». Je la prie de prendre tout son temps, quand bien même mes muscles se contractent et mon cerveau rêve de sévices.

La caissière finit le dernier paquet, ignore mes soupirs sonores, se saisit d’un crayon et… recommence tout depuis le début, notant à la main cette fois-ci une série de nombres pour chacun des paquets. Je suis tellement choqué par son manège que j’en oublie ma rogne et lui demande ce qu’elle fait. Elle me fait à nouveau signe de ne pas la déconcentrer, puis me répond: « Je dois noter à la main chaque numéro ». Avec des tremblements dans la voix, je lui demande pourquoi. Elle me répond: « Parce que mon directeur m’a dit de le faire »; d’évidence, elle aurait envie d’ajouter: « espèce de crétin! » Pouvais-je laisser les choses en l’état? Je demandai que l’on fît venir le directeur. Lequel me regarda d’un air complice et me dit, dans un soupir: « Ah! Les ordinateurs, vous savez… »

Comme je lui répliquai que cela devait être plus grave que cela, il entreprit de m’expliquer lentement, avec des phrases bien posées, que l’ordinateur central était en panne, et que c’était la raison pour laquelle il fallait faire des copies à la main. Prenant le risque de me faire rabrouer, je lui dis: « Mais alors pourquoi enregistrer aussi ces chiffres dans l’ordinateur? » « Parce que c’est notre manière standard d’opérer. Ainsi, quand l’ordinateur central marchera de nouveau, nous pourrons mettre à jour les données nécessaires à la gestion de nos stock. »

Hum. Admettons. « Mais alors pourquoi, au monde, la caissière tape-t-elle les chiffres après avoir utilisé le lecteur de codes-barres? » « Oh! Ca, ce sont les ordres du directeur général. Il veut pouvoir vérifier et contre-vérifier toutes les opérations du département. » Je sortis du magasin, assommé.

Ayant enfin retrouvé mes esprits, j’en vins à me dire qu’il est plus facile de promettre une augmentation de productivité par l’informatique, que de le faire réellement. Les détracteurs de la technologie le savent bien qui disent: « Vous voyez que les ordinateurs ne nous aident pas ». Dans certains cas, ils ont raison. Il est bien plus long, par exemple, d’utiliser un téléphone-répondeur automatique (« tapez 1,tapez 3… ») que de parler à une téléphoniste en chair et en os. Mal utilisée, la technologie réduit notre productivité, au lieu de l’accroître.

Mais il serait pervers, voire irresponsable, d’ignorer combien les ordinateurs peuvent nous aider dans notre travail mental.

En cette veille de XXIe siècle, on pourrait se contenter de faire mille promesses publicitaires sur les « miracles » informatiques à venir. Mais, franchement, je crois plus utile de dire quels sont les obstacles qui se dressent encore sur la route qui conduit à un « marché de l’information » tout simplement efficace, où nos ordinateurs interconnectés achèteront, vendront ou échangeront de l’information pour nous aider dans notre quête éternelle: obtenir plus de résultats avec moins de travail. Voici donc ma liste des obstacles, avec quelques propositions sur la manière de les surmonter

La redondance ridicule. La duplication d’efforts ridicule dont je fus le témoin dans le magasin de Boston se produit encore souvent: les gens font tout ce qu’ils faisaient avant d’avoir des ordinateurs, mais en plus font le travail nécessaire pour donner aux ordinateurs ce qu’ils demandent et apparaître ainsi modernes. Cette monstruosité doit être tuée nette à la seconde où surgit sa tête hideuse. Inutile de souligner que ce problème particulier tient moins à la technologie elle-même qu’au mauvais emploi qu’en font les humains.

Le coup du cliquet. Peu après ma rencontre avec la caissière évoquée plus haut, je me suis rendu à l’aéroport de Boston. Je tendis à l’employé de la compagnie aérienne mon ticket pour New York en lui demandant de le remplacer par un ticket pour Washington, D.C.. Il me dit: « Certainement, Monsieur », puis s’inclina devant son terminal d’ordinateur comme on s’incline devant un dieu. Il se mit à pianoter sur son clavier, chaque « pianotis » étant suivi de regards pensifs, parfois à la limite de la consternation. Immobile, le menton dans la main, il regardait son écran, essayant de déterminer quelles touches frapper au coup suivant. Douze assauts et cent quarante-six touches plus tard, soit après 14 minutes, il me tendit mon nouveau billet.

L’intérêt de cette histoire tient au fait que n’importe quel étudiant en informatique aurait pu construire un système capable de me livrer ce nouveau billet en 14 secondes: j’aurais placé l’ancien dans une ouverture, la machine aurait lu son contenu, j’aurais appuyé sur la touche « changer », j’aurais indiqué ma nouvelle destination, et aussitôt le nouveau ticket m’aurait été livré. Quatorze minutes durant 60 fois plus longtemps que 14 secondes, une telle machine aurait augmenté la productivité de l’employé du guichet de 6000%!

Il y a donc là quelque chose qui ne joue pas! Le commun des mortels se réjouit d’acheter un ordinateur 20% plus rapide que celui qu’il a déjà… mais se moque d’un accroissement de rapidité de 6000%! Pourquoi les compagnies aériennes ne se précipitent-elles pas pour construire une machine aussi fabuleuse? C’est simple: si elles devaient en construire une pour chaque demande imaginable, il leur en faudrait des milliers dans chaque aéroport. D’accord, me direz-vous, mais alors pourquoi ne reprogramment-elles pas leurs ordinateurs centraux pour pouvoir changer au moins les billets très vite? Simplement parce que cela leur coûterait des milliards de dollars. Pourquoi? Parce qu’elles ont empilé tant de mises à jour et de nouveautés dans leurs systèmes informatiques, qu’après 20 années, elles se retrouvent avec un incroyable amoncellement de spaghetti dont elles n’arrivent plus à faire façon. En d’autres termes, si elles voulaient vraiment améliorer leur système, elles seraient obligées de repartir de zéro.

Voilà pourquoi je parle du coup du cliquet: lorsqu’un logiciel est modifié, jamais la complexité du système auquel il participe ne diminuie, toujours elle augmente – sauf si le système est complètement reconstruit. Plus qu’à des maladresses humaines, le problème, ici, tient donc à un technologie inadéquate. Pour éviter de pareils embrouillaminis, il faudrait que nous puissions disposer de logiciels capables de mettre nos systèmes à jour de manière élégante, sans péril pour leur efficacité.

Les manuels gros comme des dictionnaires. Les manuels de traitement de texte occupent un dixième des rayons de ma bibliothèque. Si j’y ajoute les manuels qui viennent avec les tableurs, avec les logiciels de présentation et avec les bases de données, c’est la moitié de ma bibliothèque qui y passe. Comme je fabrique aussi des graphiques et fais un peu de programmation, il faut compter encore avec quelques manuels de plus. Le tout occupe autant d’espace que mon Encyclopaedia Britannica. Les fabricants imaginent que les gens apprennent et retiennent bien plus de choses qu’ils n’en ont besoin. C’est comme si l’on obligeait quelqu’un à étudier un manuel de 850 pages avant d’utiliser un crayon. Vous riez? Mais pourquoi pourquoi riez-vous lorsqu’il s’agit d’un crayon, et pas lorsqu’il s’agit d’un traitement de texte? Je veux croire que pendant les 50 premières années du XXIe siècle, les fabricants se résoudront à nous débarrasser de leurs manuels obèses pour rendre l’utilisation de leurs ordinateurs plus facile et plus naturelle – c’est tout.

La folie des options. Les logiciels qui envahissent aujourd’hui le marché sont boursouflés d’options – ce qui permet aux fabricants de les vendre plus cher à des acheteurs fascinés par l’idée qu’ils vont pouvoir faire mille choses différentes. Dans la pratique, on sait qu’ils n’en feront que quelques-unes, et oublieront très vite les options qu’ils ont achetées et la manière de les utiliser. Quand je pense qu’il faut près d’une demi-journée pour charger dans un ordinateur les 46 disquettes de tel paquet fameux de logiciels de bureau, je me dis que, côté productivité, ce n’est vraiment pas terrible. Ici, ce sont les hommes qui sont coupables, pas les technologies.

L’intelligence bidon. Ma voiture dispose d’un téléphone dont la publicité dit qu’il est « intelligent » parce que, dès l’instant qu’il fait un appel, il coupe le son de la radio de bord. Cette caractéristique me paraissait tout à fait plaisante jusqu’au jour où, entendant l’un de mes bons amis interviewé à la radio, j’en appelai un autre pour qu’au téléphone il écoute avec moi l’interview. Ce fut évidemment impossible, puisque le téléphone coupa le son de la radio. Il y a intelligence bidon chaque fois qu’un programmeur plein de bonnes intentions met dans un logiciel ce qu’il croit être une intelligence formidable destinée à faciliter la vie de l’utilisateur. Car chaque fois que cette intelligence se révèle insuffisante pour exécuter la tâche désirée – et c’est souvent le cas – elle met des bâtons dans les roues. Si donc je devais choisir entre une machine demi-intelligente, et une machine massivement stupide mais dénuée de prétentions, je choisirais la seconde, parce qu’au moins je pourrais lui dire quoi faire.

Pour accroître notre productivité, il importe donc que nous nous demandions toujours si « l’intelligence » d’un nouveau logiciel ne risque pas de nous apporter plus de maux de tête que d’aide réelle. Les fabricants de programmes ambitieux devraient à tout le moins les équiper d’une commande « Deviens stupide », qui permettrait à l’utilisateur de les reprendre en mains.

L’horrible machine qui prend tout en main. Il est 2 heures du matin, je viens de rentrer à la maison. Swissair a annulé mon vol au départ de Boston parce que les volets de l’avion sont tombés en panne. Aussitôt 350 passagers en rade se sont précipités comme des étourneaux sur tout ce qui avait une tête d’employé dans l’aéroport. Je préférai donc quitter ce cirque, foncer à la maison, allumer mon ordinateur et essayer d’entrer dans le système de réservation self-service Easy Sabre, de Prodigy, afin de trouver une place dans un vol du matin à partir de Boston ou de New York. Or, avant même que je tape quoi que ce soit, Prodigy prit le contrôle total de mon écran et de mon clavier, m’informant que pour faciliter l’usage de ses services, il allait prendre quelques instants (traduire: une demie heure au minimum) pour télécharger dans mon ordinateur un logiciel amélioré.

Je me trouvai impuissant à empêcher Prodigy de m’aider d’une manière aussi assassine. Un vulgaire logiciel avait pris les choses en main, et moi, l’Homo sapiens, j’étais cloué au mur, sachant qu’à chaque minute les nomades frénétiques de l’aéroport s’arrachaient les places éventuellement disponibles sur les vols du matin. Pour leur passer sous le nez, franchement j’aurais volontiers utilisé n’importe quel logiciel vieux d’un siècle! Au vrai, j’avais l’impression d’être en train de me noyer dans une eau peu profonde, alors que le sauveteur, sur la plage, hurlait dans son mégaphone pour m’informer, et avec moi tous les autres baigneurs, que de nouvelles mesures de sécurité améliorées étaient entrées en vigueur.

Bien sûr, une certaine prise en mains par la machine peut être désirable. Il serait par exemple désastreux qu’une erreur de touches efface tout le contenu de votre ordinateur sans que la machine ne vous demande si c’est vraiment là votre intention. Mais dans 95% des cas, une fausse manuvre a des conséquences qui sont tout sauf catastrophiques. Plus vite nous nous débarrasserons donc de nos béquilles informatiques, et plus tôt les machines seront à notre service, au lieu que nous soyons au leur.

La complexité démente. Il est presque midi. Je me trouve dans mon bureau et découvre, consterné, que j’ai oublié de sortir de mon ordinateur qui est à la maison des graphiques dont j’ai absolument besoin pour le lunch de travail qui commence dans quelques instants. Pas de panique: je vais appeler chez moi et demander que l’on me transfère les documents électroniquement. Manque de chance, la seule personne chez moi est l’électricien. Mais il accepte sportivement de m’aider. Je lui dis: « S’il vous plaît, allumez l’ordinateur en tournant le bouton qui est en haut du clavier. » Youpii, j’entends la petite musique familière. Parce que l’ordinateur prend deux minutes pour lancer ses programmes, l’électricien a amplement le temps de me demander pour quelle raison il ne s’allume pas instantanément, comme une ampoule électrique.

Je me retiens de lui dire que je partage son étonnement, et qu’en vérité il y a trois ans déjà que j’essaie d’intéresser des sponsors et des chercheurs à un projet qui aurait pour objectif de liquider cette situation vexante, qui oblige l’homme à demander respectueusement à un logiciel l’autorisation d’allumer ou d’éteindre son ordinateur. J’essaie de rester technique: « OK, maintenant déroulez le menu Pomme et sélectionnez la commande Appelez le bureau » – une commande que j’avais providentiellement installée là quelque temps auparavant. L’électricien suit mes instructions, et bientôt j’entends sonner le bip de mon modem appelant le modem de mon bureau. Je jubile. Nous y sommes presque.

Je demande à l’électricien: « Vous voyez le message qui indique que nous sommes connectés? » Il me répond: « Non ». Une minute passe. Il m’annonce alors qu’un message d’alerte est apparu qui l’informe que les modems communiquent correctement et peuvent échanger des signaux, mais que, pour une raison inconnue, les logiciels des deux machines sont incapables de communiquer entre eux. Je lui demande de relancer l’ordinateur de la maison pendant que je relance celui du bureau: je ne sais pas ce qui se passe, mais mieux vaut recommencer avec une ardoise nette. L’énervement me gagne.

Lorsque les ordinateurs sont relancés, nous recommençons toute la danse des modems. Cette fois-ci, ô miracle, ça marche. Je demande à l’électricien de trouver la commande Sélectionner, de cliquer sur l’icone Appleshare, puis de cliquer sur l’image qui représente l’ordinateur du bureau. Il me dit que quelque chose se passe sur l’écran, ce que j’interprète comme un succès. Je lui dis alors de localiser le précieux fichier des graphiques et de me l’envoyer. Deux minutes et demie plus tard, les graphiques arrivent sains et saufs dans mon bureau. Je remercie profusément l’électricien, envoie les images à mon imprimante qui me livre de superbes transparents – et arrive à mon meeting avec une demie heure de retard.

Pourquoi, au monde, ne puis-je, depuis mon bureau, ordonner simplement à l’ordinateur qui est chez moi: « Envoie-moi les graphiques que j’ai créés hier soir »? Que les ingénieurs ne me racontent pas que c’est parce que les machines, ou les sytèmes, ou les macros ou je ne sais pas quoi, sont différents. Je n’y crois pas, et ils n’y croient pas non plus. Il est grand temps de corriger cette complexité démente en simplifiant les options et en diminuant leur nombre. Il faut surtout renverser la logique des concepteurs qui, depuis des dizaines d’années, imaginent les commandes et les options pour tenir compte des systèmes existants, au lieu de les imaginer pour satisfaire les besoins des utilisateur. Voyez l’industrie automobile: il y a belle lurette qu’elle n’impose plus aux conducteurs de mélanger eux-mêmes leur essence ou de régler eux-mêmes leur allumage; elle leur donne un volant, une pédale pour les gaz, une pédale pour le frein, et c’est tout.

Des machines incapables de s’entendre. Les ordinateurs n’accroîtront donc notre productivité que le jour où ils seront capables de se comprendre les uns les autres et donc de travailler ensemble pour régler automatiquement la plupart de nos affaires de routine – affaires importantissimes, puisque la moitié de l’économie des pays industriels est travail de bureau.

Mais nous sommes tellement excités aujourd’hui par les charmes du courrier électronique et d’internet, que nous consacrons le plus clair de notre énergie à explorer cette nouvelle frontière, usant nos yeux et notre cerveau à naviguer dans ce labyrinthe et à essayer de comprendre les messages qu’échangent nos machines. Cela est d’autant plus rageant qu’il ne serait pas très difficile de leur donner la capacité de se comprendre entre elles. L’un des moyens les plus simples serait d’utiliser des formulaires électroniques (e-forms) dont chaque rubrique aurait une signification préétablie que les ordinateurs de toutes provenances pourraient exploiter. Supposez qu’il me suffise de dire de vive voix à ma machine (l’affaire de 3 secondes): « Je veux aller à Athènes le week-end prochain »; que ma machine produise alors le formulaire électronique ad hoc, assure le va et vient entre ce formulaire et celui de l’ordinateur de réservation jusqu’à ce qu’ensemble elles aient trouvé et confirmé le vol adéquat… Trois secondes, comparées aux 10 minutes qu’il me faut aujourd’hui pour faire moi-même une réservation on-line: j’aurais accru ma productivité de 20’000%!

Des groupes ayant les mêmes intérêts – acheteurs d’oranges en gros ou achemineurs de radiographies au sein d’un hôpital – pourraient aisément développer des formulaires électroniques propres à leur spécialités, grâce auxquels ils conduiraient sans peine leurs transactions de routine.

Certes, beaucoup d’informaticiens allergiques aux standards s’insurgent. Selon eux, les formulaires électroniques auraient le même destin malheureux que l’espéranto. Le seul moyen pour que nos ordinateurs se comprennent, disent-ils, serait qu’ils traduisent les questions qu’ils posent et les instructions qu’ils donnent en un langage commun, de la même manière que l’on traduit des textes d’anglais en français. Leur proposition ne me convainc guère. Il n’est en effet possible de traduire quelque chose d’anglais en français que parce que les deux langues ont des concepts identiques, qu’elles sont d’accord par exemple que chaise et chair sont des termes désignant tous deux un meuble à quatre pieds sur lequel les gens s’assoient. Sans cette connivence de base, aucune traduction, aussi sophistiquée fût-elle, ne permettrait aux Anglophones et aux Francophones de se comprendre – tout simplement parce qu’il n’y aurait alors rien à comprendre.

La tarte à la crème de la convivialité. Mais le grand changement, celui qui nous occupera une bonne partie du XXIe siècle, viendra cependant, j’en suis convaincu, d’un dessin complètement neuf des ordinateurs, qui nous permettra de les utiliser plus aisément qu’aujourd’hui.

Ces dernières années, quiconque prononçait devant moi l’expression user friendly (convivial) courait le risque de recevoir mon poing dans la figure. Ces deux mots, en effet, ont été utilisés tant de fois et sans la moindre vergogne, pour vanter une facilité d’emploi rarement vérifiée dans la réalité…

Imaginez-vous à la fin des années 1980. Un ami vous aborde, surexcité parce qu’il a appris à utiliser un tableur (un tableau permettant des calculs). Vous lui demandez comment ça marche. Il vous montre une grande grille et vous dit: « Si tu mets un paquet de chiffres dans une colonne, et dessous tu mets la commande Additionner, la somme de ces chiffres apparaîtra dans une cellule au bas de la colonne. Si tu changes alors un des chiffres, le total sera automatiquement modifié. » Votre ami, incapable de contrôler son enthousiasme, continue à toute vitesse: « Et si tu veux augmenter l’un des nombres de 10%, tu tapes juste dans la cellule voisine l’instruction de le multiplier par 1.1. » A ce point du discours, son regard devient carrément lubrique, avant qu’il n’ajoute: « Et si tu veux que augmenter tous les nombres de 10%, tu tires ta souris comme ça, et tous obéissent. »

Votre ami inspire profondément, prêt à exploser encore, quand vous l’arrêtez net: « Merci, mon vieux, mais tu peux me laisser maintenant, j’en sais assez pour faire toute ma comptabilité. » Et, en vérité, c’est à quoi des millions de gens à travers le monde utilisent aujourd’hui leurs tableurs Microsoft Excel ou Lotus 1-2-3. Ils connaissent à peine dix pour cents des possibilités que leur offrent ces logiciels, bien assez toutefois pour augmenter leur productivité de façon notable.

Puis un jour arrive où vous vous rendez compte que vous avez besoin de faire quelque chose de plus ambitieux, de dupliquer par exemple les instructions compliquées qui vous ont permis jusque là de faire vos additions, pour un jeu complètement différent de chiffres initiaux. Perplexe, vous retournez chez votre ami. Il sourit avec la condescendance de celui qui sait et vous informe que vous allez devoir vous initier aux macros. Ses explications ne sont plus aussi simples que la première fois, et vous découvrez, déconfit, que vous n’arrivez pas à faire tout ce que vous voulez avec votre tableur. C’est à ce point que l’immense majorité des millions de gens qui utilisent des tableurs rendent les armes.

Mais comme vous, vous êtes un vaillant, vous continuez à vous battre et finissez par maîtriser les mystères des macros, lesquelles ne sont rien d’autre, au fond, que des programmes informatiques écrits dans un langage compliqué, qui donnent à votre place au tableur l’ordre de faire des choses qu’en d’autres circonstances vous eussiez dû faire manuellement. Pendant six mois tout va bien, mais arrive à nouveau un jour où vous voulez faire quelque chose de plus ambitieux encore, qui vous obligerait à créer une interface homme-machine. Retour chez votre ami, qui vous annonce que vous êtes devenu trop bon pour les capacités limitées de votre tableur, et que le temps est venu pour vous d’apprendre un vrai langage de programmation, le C++ par exemple.

C++: ignorant de ce qui se cache derrière ces trois signes innocents, vous décidez de vous lancer. Cela vous coûte votre emploi, parce que l’apprentissage du C++ vous prend désormais tout votre temps. Mais la passion vous dévore et ce détail ne vous arrête pas. Deux ans plus tard, ayant maîtrisé le C++ et quelques autres langages de programmation, vous commencez une brillante carrière de vendeur de logiciels et devenez enfin riche.

Happy end, d’accord, mais quel parcours! Tracez une ligne qui note les efforts consentis et les compétences acquises: le tracé monte lentement sur un bon bout du chemin, puis, lorsque vous commencez à apprendre des choses difficiles, devient très raide, et ainsi de suite, une chaîne de montagne dont les sommets sont de plus en plus élevés. C’est alors que vous vous dites qu’il eût mieux valu que la pente fût plus douce et plus régulière jusqu’au dernier sommet, ce qui vous aurait permis d’améliorer vos gains de productivité à mesure que vous faisiez l’effort d’apprendre, sans être bloqué à tout bout de champ par de vertigineuses falaises.

Je suis prêt à parier que de tels « systèmes en pente douce », comme je les appelle, vont apparaître et marquer un point tournant dans notre Age de l’Information. Ils nous permettront d’automatiser n’importe laquelle de nos activités répétitives. Ils auront l’élégance de ne dégrader nos performances que de manière modérée, lorsque nous commettons une erreur ou un oubli, au lieu de provoquer d’irrémédiables catastrophes. Et ils ne seront pas plus difficiles à comprendre que des recettes de cuisine.

La ringardise de nos conceptions XXe siècle. L’une des raisons pour lesquelles le commun des mortels a de la peine à donner des ordres à un logiciel est que ce dernier n’a pas la moindre idée de ce que nous essayons de lui faire faire.

Il me faut 17 secondes pour dire à un programmateur: « S’il vous plaît, écrivez-moi un programme qui me permettre d’enregistrer dans mon ordinateur les chèques que je libelle, avec la catégorie de dépense concernée: alimentation, loisirs, etc., de telle manière que je puisse demander à tout moment un rapport sur les chèques que j’ai émis à ce jour, ordonnés par dates et par catégories. »

Cette demande, je l’ai faite plusieurs fois à des programmeurs différents. Les programmeurs de haut vol ont tous décliné ma proposition, en me signalant que des programmes de ce genre sont disponibles en magasin. Les bons programmeurs me disent qu’ils peuvent me faire ça en quelques heures – et passent alors un ou deux jours à me fabriquer un prototype bancal. Les programmeurs inexpérimentés, enfin, me répondent non sans suffisance qu’ils vont m’arranger ça en quelques minutes sous la forme d’une macro pour tableurs – et finissent par ne rien me livrer du tout. En vérité, Intuit, la compagnie proposant l’excellent programme Quicken, qui remplit cette tâche et quelques d’autres, a eu besoin de deux ans et d’un paquet de millions de dollars pour le développer, le tester et le mettre sur le marché avec les manuels nécessaires.

Voyez le mystère: comment est-il possible que moi je puisse programmer un être humain pour qu’il comprenne mes instructions en 17 secondes, alors qu’il faut un temps des millions de fois plus long pour programmer un ordinateur de manière à ce qu’il les comprenne également? La réponse tient à nouveau au fait que les humains ont en commun des concepts comme « chèque », « catégorie », « rapport », « ordre chronologique », etc., mais pas les ordinateurs. C’est pourquoi les programmeurs passent le plus clair de leur temps à leur apprendre ce que ces concepts veulent dire. Si, en revanche, je disposais d’un ordinateur qui comprennent ces concepts, quelques secondes me suffiraient à le programmer.

Les informaticiens, s’ils veulent vraiment construire des ordinateurs faciles à utiliser, vont donc devoir rompre avec notre ringarde fascination XXe siècle pour la structure d’outils tels que les bases de données, les tableurs, les navigateurs, les langages, etc. A l’origine, cette obsession de la structure unique a certes été leur force, puisqu’elle leur a permis que les ordinateurs servent à des milliers d’usages différents, de la comptabilité aux calculs d’ingénieur, en passant par les beaux-arts. Cependant, cette polyvalence même leur fait ignorer les services particuliers qu’ils doivent rendre, et réduit donc considérablement leur efficacité potentielle – « celui qui sait tout faire ne sait rien faire ».

Pour accroître notre productivité, nous avons besoin, désormais, d’une nouvelle race de logiciels, tels des tableurs « comprenant » dès l’origine la nature de certaines tâches répétitives de haut niveau, et donc programmables aisément par n’importe quel comptable.

Des ordinateurs sur mesure. Le défi ultime de notre Age de l’Information devrait être cependant de construire des logiciels sur mesure. Les logiciels actuels sont des habits de confection: « une taille pour toutes les tailles ». La plupart d’entre eux sont mal coupés, et nous sommes obligés de nous contorsionner pour y trouver un peu nos aises. Aujourd’hui, cela peut encore aller. Mais le siècle prochain, cela n’ira plus. Pour que les individus et les entreprises réalisent de nouveaux et formidables gains de productivité, il faudra que leurs ordinateurs se plient à leurs humaines exigences, alors qu’aujourd’hui ce sont eux qui doivent se plier aux exigences d’ordinateur.

Cette quête d’outils d’information sur mesure, dotés de connaissances spécialisées, s’inscrit dans la tendance actuelle à fabriquer des biens industriels sur mesure. [On lira à ce propos: « Les grosses usines bêtes et méchantes, c’est fini », par John Bessant, dans « Le Temps stratégique » No 43 de décembre 1991]. Je n’exclus donc point qu’à la fin du XXIe siècle, chacun ait naturellement accès à une forme facile de programmation, de la même manière que chacun, aujourd’hui, a accès l’écriture qui en d’autre temps était l’affaire exclusive des scribes. Les spécialistes continueront certes à faire le gros du travail de programmation. Mais chacun de nous en viendra à programmer tout naturellement, sans même y prêter attention, le 1 % du code qui donnera aux logiciel ses caractéristiques uniques – et donc les plus précieuses.

ADDENDA

Pour comprendre la révolution numérique

 

Data Smog: Surviving the Information Glut, par David Shenk. San Francisco, Harper Edge, 1997.

Trapped in the Net: The Unanticipated Consequences of Computerization, par Gene I. Rochlin. Princeton, N.J., Princeton University Press, 1997.

Interface Culture: How New Technology Transforms the Way We Create and Communicate, par Steven Johnson. San Francisco, HarperEdge, 1997.

Cyberculture, par Pierre Lévy. Paris, Odile Jacob, 1998.

Les commentaires sont fermés