Contrepoint

La télé ou
l’évacuation des événements

Par Christophe Gallaz

Christophe Gallaz est écrivain et journaliste. Il signe des chroniques dans Le Nouveau Quotidien, Le Matin,tous deux à Lausanne, et dans Libération, à Paris). Il avait publié, dans Le Temps stratégique No 39, d’avril 1991, consacré à l’automobile, un article en une seule (et longue) phrase: « Je veux dire le pourquoi de cette rage prodigieuse… ». Le texte qui suit est extrait de son dernier ouvrage, La parole détruite. Médias et violence(Genève, Zoé, 1995).

Le Temps stratégique, No 66Volatilisation télévisuelle. Même la chair du sport n’y résiste pas. Fluidifiés par le nombre et la mobilité des caméras, hachés par la mitraille des incrustations électroniques, propulsés hors champ puis ressuscités sur l’écran selon leur classement final avant d’être ralentis, accélérés, estompés, surimpressionnés, chronométrés et décomposés par les réalisateurs, les athlètes qu’ils prétendent nous montrer sont méticuleusement abolis. Plus aucun pouvoir d’attirer sur eux le regard du téléspectateur, et moins encore celui de marquer son souvenir. Les Prométhée d’aujourd’hui sont bel et bien ceux du paraître.

La télévision comme machine antidémocratique. Un: de façon toujours plus insistante depuis quelques années (prenez les émissions françaises sur le « Contrat d’Insertion Professionnelle » ou le Sida), elle s’autodéfinit comme le nouvel espace compassionnel et démocratique des sociétés occidentales – celui-là même que leurs appareils politiques ne parviennent plus à ménager ni garantir: c’est sur ses plateaux qu’on tient « table ouverte », qu’on se confesse, qu’on redevient badaud de quartier (les reality-shows) et qu’on se forge une opinion de citoyen (« La Marche du siècle »).

Deux. Tout cela serait vrai si la télévision ne soumettait ses invités à deux manières de terrorisme. Par le premier, elle réclame d’eux des compétences d’apparition: pour bien remplir l’écran, il faut incarner soit l’exception pittoresque susceptible d’accrocher le regard du téléspectateur, soit la normalité statistiquement correcte susceptible de le rassurer. Et par le second, elle réclame d’eux des compétences de tension: pour bien passer à l’écran, il faut savoir y faire irruption avec un maximum de rapidité, l’occuper avec un maximum de densité puis le quitter avec un maximum de charme.

Trois. Ces normes-là font que jamais l’épicier villageois dont les affaires ne sont ni vraiment florissantes ni tout à fait périclitantes ne sera convié sur un plateau de télévision, ni la ménagère semi-délaissée par son époux presque alcoolique, ni le paysan légèrement bègue, ni l’ouvrier fatigué le soir: insensiblement répudié par ces lois de représentation télévisuelle, le simple citoyen des sociétés modernes perd progressivement la sensation d’être acteur de son propre destin et se confine bientôt dans une fonction d’observation, puis d’abstention et finalement d’indolence.

Quatre. La télévision organise évidemment d’innombrables trucages pour dissimuler, aux yeux du téléspectateur, sa propre exclusion du système. La procédure du rire préenregistré qu’on fait entendre à chaque rebondissement d’un sitcom, ou la présence d’un public anonyme sur les plateaux d’émissions comme le « Cercle de minuit » et « L’Heure de vérité », ne visent qu’à faire croire au téléspectateur qu’il est personnellement représenté sur les lieux du rituel.

Cinq. Ces escroqueries télévisuelles entraînent des conséquences de grande ampleur et de grande gravité – au nombre desquelles on peut ranger l’avènement diffus mais généralisé, en Europe, d’un populisme mâtiné d’aspirations réactionnaires: c’est l’impuissance de la machine télévisuelle à médiatiser véridiquement les sentiments du peuple qui déclenche, chez celui-ci, le besoin de relais plus favorables et plus efficaces.

Les émissions dites interactives (sur le plateau, un échantillon du public donne son avis sur le déroulement d’un film et choisit, entre deux ou trois possibilités, la conclusion qu’il souhaite lui voir) raffinent singulièrement le faux-semblant démocratique de la télévision.

Elles sont l’aboutissement d’une évolution quadragénaire. Première phase: l’appareil télévisuel engage des animateurs capables de pratiquer, sur le matériau des émissions, une sorte de respiration artificielle. Conséquences inouïes. De simples agents transmetteurs, les présentateurs du journal télévisé deviennent les majordomes de l’actualité mondiale, puis ses régisseurs, puis ses producteurs et finalement la condition de son avènement.

Deuxième phase: l’appareil télévisuel montre le public à lui-même. C’est l’ère de la participation télévisuelle, par degrés et contenus successifs. D’abord des séries familiales à la « Dallas », susceptibles de faire miroir au plus grand nombre. Puis des reality-shows, destinés à signaler aux téléspectateurs que leur existence quotidienne advient encore bel et bien. Puis des sitcoms, qui leur permet de greffer quelques fragments de leur réel sur le fictif des narrations filmées. Puis des séquences fondées sur leurs interventions téléphoniques, pour les muer en co-protagonistes des débats qu’ils sont en train de regarder. Enfin, aujourd’hui, donc, eux-mêmes à l’écran.

En sont-ils pour autant devenus souverains? Bien sûr que non. Leur incorporation dans l’instrument télévisuel est trompeuse. Elle se borne au maximum démagogique que celui-ci puisse concéder. Elle les enferme dans un statut de figurants. Elle les engage au surplus dans une perspective abjecte, où les oeuvres sélectionnées pour faire prétexte à leur prestation ne sont plus guère qu’un moyen de racolage. Trottoirs de l’audimat instaurés pour qu’on y baise sans amour – tant règne, en résultat de cette logique-là, la terreur de l’Autre.

Certains résistent pourtant au processus de l’écrasement télévisuel. Saddam Hussein sut mettre à profit la Guerre du Golfe pour exalter les figurations naïves et puissantes de l’agresseur et de l’agressé, du déluge incendiaire et des sables désertiques, de la modernité perverse et de la légitimité archaïque. Magnifique exposition d’antagonismes, parfaitement apte à séduire un Occident gavé de narrations audiovisuelles américaines typiques – pareillement manichéennes. Voilà pourquoi cet Occident, distinguant en Saddam un partenaire en matière de spectacle plutôt qu’un adversaire en matière de guerre, l’applaudit en secret.

Plus tard, en août 1991, lors du putsch entrepris par les conservateurs soviétiques contre Mikhaïl Gorbatchev, Boris Eltsine s’était lui-même produit au sens cinématographique du terme, selon la typologie la plus conforme au septième art américain. A la fois héros pionnier (« je grimpe sur les tanks comme vos aïeux se battaient sur les wagons du Western Express ou posaient leur botte sur le cadavre des bisons ») et protagoniste de thriller économico-politique (« dans ma jungle peuplée d’ex-communistes revanchards, je suis frère de vos héros qui font justice aux requins de Wall Street »), il rendait une figure aux archétypes occidentaux du courage, de la morale et de l’énergie – et l’Occident, lui sachant gré de pareil rappel, l’acclama sans retenue.

Seuls résistent à la télévision ceux qui possèdent un pouvoir dramaturgique supérieur à son pouvoir banalisant. Devenez autocrate, ou si possible dictateur, et vous n’en serez pas victime.

© Le Temps stratégique, No 66, Genève, octobre 1995.

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