Technologie numérique 2

La révolution?
Oui, mais avec quels instruments?

Par David Wood

David Wood, responsable des nouvelles technologies à l’Union européenne de radio-télévision (UER), à Genève, spécialiste de la télévision numérique et de la physique perceptive, est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur la télévision.

Le Temps stratégique, No 66Il est plus difficile, aujourd’hui, de déterminer les désirs et besoins du public que de développer des technologies nouvelles! Les technologies progressent de manière fantastique. Grâce à elles, tout devient possible – ou presque. Mais les radiodiffuseurs, eux, ne savent pas très bien où se tourner. Voici pourquoi.

Pour la télévision, le remplacement de l’analogique par le numérique , c’est la bougie détrônée par l’électricité. Comme dit ailleurs dans ce numéro, la télévision est la dernière à tomber dans les filets du numérique. C’est pourquoi, en dépit du fait que la plupart des programmes télévisés sont fabriqués depuis longtemps de manière numérique, il y a seulement cinq ans, il semblait impossible de les diffuser selon le même mode.

Cela tient à l’extrême complexité de l’image télévisée. Elle a en effet besoin, pour être diffusée sous la forme de signal numérique non traité, d’une importante largeur d’ondes. Ce qui est parfaitement antiéconomique. Pendant dix ans, tous les laboratoires de radiodiffusion du monde ont donc cherché comment l’on pourrait transmettre des images en utilisant une largeur d’ondes moins importante. Le pont aux ânes fut franchi lorsque le charmant professeur K.R. Rao élabora , avec son équipe texane, des outils appelés DCT permettant en théorie de diffuser numériquement des images « comprimées ». Plusieurs équipes de jeunes ingénieurs européens prirent le relais et mirent au point les premiers systèmes opérationnels, que l’industrie mondiale des médias, aujourd’hui enthousiaste, s’efforce désormais de commercialiser: la télévision numérique par satellite, qui fonctionne déjà aux États-Unis, sera lancée en Europe avant la fin de 1995.

Les techniques permettant de comprimer les signaux numériques dans un petit espace sont appelées, sans grande originalité, « techniques de compression numérique ». Elles ne peuvent être appliquées aux signaux analogiques, ce qui donne un avantage comparatif majeur à la diffusion numérique.

Pour avoir une idée de ce que cette « compression » signifie, il suffit d’imaginer que l’on veuille faire apprécier à des amis habitant très loin un gâteau tout juste cuisiné. On peut emballer le gâteau et l’envoyer par la poste, mais ce sera peu pratique, coûteux et le cadeau risque d’arriver en miettes. On peut aussi envoyer aux amis lointains la recette du gâteau, à charge pour eux de trouver les ingrédients sur place et de faire la cuisson eux-mêmes; si la recette est assez précise, le gâteau confectionné de la sorte aura le même goût que celui qui aurait pu leur être envoyé. La deuxième méthode présente sur la première l’avantage de « consommer » moins d’espace.

Tel est le principe général de la compression numérique. On envoie dans le poste du téléspectateur des instructions sur la manière de fabriquer des images animées complètes. Pour autant que le poste soit doté de « l’intelligence » adéquate, il reconstituera sans peine les images dont il aura reçu les éléments essentiels.

La diffusion numérique n’est pas qu’un exercice d’esthétique mathématique. Elle permet non seulement d’être plus flexible dans ce que l’on offre au public, mais aussi de loger dans un espace donné beaucoup plus de canaux de télévision qu’auparavant. Le passage à la technologie numérique multipliera la capacité des satellites ou des câbles par 6 ou 10, et celle des émetteurs hertziens terrestres par 4 environ.

Mais il y a plus. La diffusion numérique est comme une boîte vide dans laquelle vous pouvez mettre tout ce que vous voulez – télévision, radio en son panoramique, journaux électroniques, vidéo, photographies, que sais-je encore – et que vous pouvez envoyer alors à des milliers ou à des millions de personnes.

La diffusion numérique donne aussi au radiodiffuseur la liberté de choisir le degré de détails de l’image émise et son format (le rapport entre sa largeur et sa hauteur). A l’heure actuelle, l’écran est légèrement plus large que haut (un rapport largeur/hauteur de 4/3). Le cinéma des années 50 a pris un coup de jeune lorsqu’il est passé du format 4/3 au format cinémascope, près de deux fois plus large que haut. Il n’y aura jamais de télévision en cinémascope, les salons sont trop petits! Mais un écran plus large que 4/3 pourrait séduire néanmoins le public. Au cours des années 1980, nombre de comités se sont penchés sur la question. Un consensus mondial s’est finalement dégagé pour le format 16/9, proposé par Kerns Powers, un ingénieur de RCA, sur la base non de je ne sais quel nombre d’or, mais de la moyenne arithmétique des exigences des uns et des autres!

On peut d’ores et déjà acheter des téléviseurs 16/9 – ils sont encore chers – et regarder de temps en temps des émissions en format large (en Suisse, avec le système PALplus). Lorsque la diffusion numérique sera généralisée, les diffuseurs pourront passer d’un format à l’autre à leur gré.

Que demander de mieux?

La réponse est: des services « en direct » (« on-line »).

Le mot « radiodiffusion » dit bien ce qu’il veut dire: dispersion d’un signal dans le monde entier, à savoir fourniture d’un même service à tout le monde au même moment. L’art des chaînes de télévision, qui offrent des programmes en continu, consiste non seulement à faire de bonnes émissions, mais aussi à les diffuser dans des grilles horaires astucieusement conçues. A partir de quoi, nous, téléspectateurs, n’avons qu’à allumer le poste pour baigner dans l’univers de la radiodiffusion.

Il est pourtant un autre univers de diffusion électronique, l’univers des services en direct (« on-line »), dans lequel on dialogue individuellement avec un ordinateur éloigné, par ligne téléphonique ou câble. Les services en direct peuvent mettre en oeuvre les mêmes « trucs » numériques que la radiodiffusion numérique: compression, qualité et formats d’image. Ils mélangent en quelque sorte l’ordinateur, la télévision et le téléphone.

Le téléspectateur qui entretient une liaison personnelle directe avec un radiodiffuseur pourra ainsi choisir dans les stocks de ce dernier l’émission qu’il a envie de voir, au moment où il veut la voir – acte volontaire, décision active.

Pour l’heure, les usagers connectés au réseau informatique mondial Internet ne peuvent se transmettre les uns aux autres des films ou des programmes de télévision. En recourant aux meilleures technique de compression numérique existantes, ils n’échangent que des messages écrits, des photos, quelques rares clips sonores et, parfois, des clips vidéo de mauvaise qualité. Mais on pourra faire mieux.

Les réseaux câblés (dans une version améliorée, étendue par rapport à leur fonctionnement normal) ou une nouvelle technique téléphonique, permettront aussi de transmettre des signaux télévisuels par téléphone, et d’offrir aux usagers des services tels que la Vidéo à la demande, les Services à la carte, le courrier électronique, les journaux à domicile, etc., etc. Des essais sont en cours en Europe (en Suisse, à Nyon et à Granges) et dans le reste du monde.

Il est probable que, dans un avenir encore incertain il est vrai, les services d’Internet et de la Vidéo à la demande fusionneront, ou deviendront en tout cas indissociables. De ce mariage naîtront les Autoroutes de l’Information, qui auront des « sorties » dans chaque foyer, d’où débouleront, à choix, je l’ai dit, films, programmes de télé, etc.

Pourtant, les services directs offriront davantage, dans la mesure où ils permettent l’interactivité. L’interactivité donne la possibilité à l’usager de commander un film ou une émission, mais aussi de faire des achats, de voter, de jouer, de choisir la chute de son feuilleton préféré, de participer personnellement à la fiction en train de se dérouler sur son écran, avec des lunettes stéréoscopiques si cela se trouve, qui lui permettront de plonger dans l’univers virtuel en trois dimensions surgi de son poste de télé.

Les télévisions numériques auront, elles aussi, par définition, un certaine capacité interactive, qui devrait leur permettre de se défendre, quelques années durant, contre la déferlante des services en direct. Cette capacité sera restreinte, cependant: si une télévision opère des changements dans son programme suite à des demandes « on-line » , elle oblige en effet tous les téléspectateurs à « avaler » la nouvelle programmation. On est très loin du sur mesure.

Les chaînes de télé auront-elles un avenir en ne proposant que des programmes non-interactifs ou à interactivité limitée? Et les téléspectateurs, auront-ils envie d’être passifs ou actifs? La télévision linéaire (où l’usager n’a d’autre choix que de prendre le programme proposé, ou de ne pas le prendre, mais sans rien modifier) a-t-elle un avenir? Peut-on imaginer qu’elle se marie un jour avec les services en direct? Ce jour-là, le public fera-t-il son propre programme? Tout le temps, de temps en temps, jamais? Ou préférera-t-il qu’une chaîne choisisse ses programmes pour lui?

Personne, aujourd’hui, ne peut répondre à ces questions.

© Le Temps stratégique, No 66, Genève, octobre 1995.

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