Traversée en islam

INTERPRÉTATIONS

Humble voyage d’un Occidental
vers l’Islam

Le récit d’un journaliste suisse
Par Roger Du Pasquier

Roger Du Pasquier, licencié en histoire et géographie, journaliste, a écrit Découverte de l’Islam (Paris, Seuil, 1984). L’Islam entre la tradition et la révolution (Paris, Tougui, 1987) et prépare, pour les Éditions du Cerf, à Paris, un ouvrage sur les réalités et illusions du réveil islamique. Il a traduit également plusieurs ouvrages sur l’islam, le soufisme et les spiritualités orientales.

Aux yeux des Occidentaux, dont, en général, l’ignorance du monde musulman se combine avec d’énormes préjugés, peu de choses suffisent pour se faire regarder comme « expert » en islam ou, plus grave, comme sympathisant et même converti. Il y a maintenant trente-six ans qu’un tournant de ma vie professionnelle m’a brusquement placé en présence de l’humanité musulmane puis d’autres peuples de tradition non chrétienne.

Une curiosité d’esprit sans doute en accord avec le métier de journaliste me donna dès lors le besoin irrépressible de chercher à comprendre la nature véritable de ce qui différencie ces peuples orientaux de notre Occident moderne. Cela devait forcément me conduire à des investigations sur leurs croyances religieuses, auxquelles ils restaient manifestement beaucoup plus attachés que nous autres Européens.

D’ailleurs un homme d’expérience avait averti le jeune reporter que j’étais: « Si vous voulez vraiment comprendre quelque chose à l’Orient, il vous faut en étudier les religions. » Je m’y efforçai effectivement, ce qui me fit découvrir des horizons insoupçonnés et souvent éblouissants pour l’esprit.

Pareilles découvertes, qui s’échelonnèrent sur de longues années, devaient évidemment exercer leur influence sur ce que j’écrivais en tant que journaliste, avant de me fournir la matière de quelques autres publications, celles-ci concernant plus spécialement l’islam. La sympathie et la compréhension que y j’ai depuis lors témoignées à cette religion ont manifestement suscité bien des étonnements, lesquels m’ont déjà valu des questions plus ou moins indiscrètes sur ma position envers elle et sur ce que certains pensent avoir été une « conversion ». Mais il m’a toujours paru inopportun d’y répondre dans la mesure où il ne se serait agi que de considérations personnelles sans portée générale. Cependant, avec le recul des années et puisque la sollicitation m’en est faite à nouveau, j’admets qu’il peut y avoir un intérêt réel à relater la manière dont certains intellectuels sortis de l’université à l’époque de la Seconde Guerre mondiale ont pu être amenés à se désolidariser de la modernité occidentale dont la faillite cataclysmique bouleversait le monde entier, et à chercher des certitudes et des raisons de vivre dans des doctrines et valeurs traditionnelles dont l’Orient semblait le refuge. A cet égard je dois au cheminement imprévu de mon activité journalistique d’avoir vécu une expérience peut-être significative.

La guerre était encore loin d’être terminée lorsque je parvins à me faire envoyer à Stockholm comme correspondant de l’Agence télégraphique suisse et de La Tribune de Genève. La Suède m’inspirait alors une sorte d’enthousiasme, paraissant à mes yeux comme le pays modèle qui, réconciliant progrès et traditions, proposait les meilleures solutions aux grands problèmes, sociaux notamment, se posant avec tant d’urgence dans un monde à reconstruire.

Comment certains intellectuels européens
ont été amenés
à se désolidariser
de la modernité occidentale

Pendant mes années suédoises je vis l’État-providence se renforcer et gagner en efficacité, alors que les conditions de vie et le pouvoir d’achat de la population ne cessaient de progresser. Cependant, il était impossible de ne pas remarquer en même temps que, sur un plan non quantitatif, la vie elle-même ne paraissait pas s’améliorer; on aurait dit au contraire qu’elle tendait à perdre sa saveur. La satisfaction des revendications ouvrières semblait sans effet positif sur la qualité proprement humaine de ceux qui en bénéficiaient, aiguisant plutôt leurs exigences matérialistes et les enfermant dans leur rôle de producteurs-consommateurs. En même temps commençait à se manifester une certaine démoralisation qui se combinait curieusement avec une liberté de moeurs toujours plus poussée. Partout on voyait des visages désabusés et renfrognés; n’importe qui se plaignait de tout et de n’importe quoi, et même les premiers rayons du soleil printanier n’étaient plus accueillis comme les promesses de bonheur qu’ils avaient toujours représentées au sortir de l’hiver nordique.

Peut-être étaient-ce là des signes avant-coureurs de la crise de civilisation qui, plus tard, devait aboutir à mai 68 et à la contestation tumultueuse de la »société de consommation » . Quoi qu’il en soit, ma foi dans les vertus du « modèle suédois » était désormais sérieusement ébranlée. Pourtant j’en pris aisément mon parti, car, à la suite de nouveaux maîtres, j’avais maintenant renoncé à donner des réponses aux grandes questions posées par ce monde « absurde ». C’était, en effet, la belle époque des Sartre et des Camus. Ils avaient un prestige et une influence auxquels un jeune journaliste attentif aux modes intellectuelles pouvait difficilement échapper.

Changeant complètement de cap, je partis faire une série de reportages, d’abord en Indonésie puis dans d’autres régions de l’Asie, l’Inde principalement, sur laquelle je fus chargé d’enquêter au lendemain de son indépendance. Après cinq ans de Scandinavie, rien ne me préparait à aborder un monde aussi différent, ce qui ne m’empêchait d’ailleurs nullement d’y débarquer avec la certitude de représenter une civilisation peut-être absurde mais tout de même supérieure et plus avancée. Il me paraissait hors de doute que ces peuples encore empêtrés dans leurs croyances primitives et leurs superstitions vivaient dans la plus déplorable « arriération ».

Cependant je ne pouvais manquer d’être séduit par la gentillesse, le charme, les sourires et l’humeur sereine de toute cette humanité orientale, même si elle vivait dans la pauvreté et l’ignorance de notre progrès. Je me fis des amis en Indonésie puis en Inde et pus comparer leur mentalité à la nôtre. J’en retirai bientôt la conviction qu’ils possédaient généralement une tournure d’esprit, peut-être une sagesse, que nous avions perdue et qui leur donnait la capacité de supporter des situations de « sous-développement », comme on se mettait à dire, qui nous auraient paru intolérables. Après la Suède, pays au niveau de vie alors le plus élevé d’Europe mais où les gens n’arrêtaient pas de se plaindre, j’étais tombé dans les régions où il était parmi les plus bas du monde, mais où, néanmoins, personne ne semblait douter que la vie fût encore digne d’être vécue. Il est évident que, par souci de clarté, je schématise un peu. La réalité ne s’est probablement pas présentée de façon aussi tranchée, mais il n’empêche qu’il s’est agi d’une expérience directe de ce problème majeur de notre temps qu’est la confrontation entre l’Orient et l’Occident, entre deux tranches de l’humanité, l’une statique et encore largement fidèle aux valeurs de son passé, l’autre dynamique, tournée vers l’avenir et vouée à l’acquisition du bien-être matériel devenu le seul critère du progrès.

Dans une première phase de réflexion, l’idée ne me serait pas venue de me désolidariser de l’Occident dont, malgré mes déceptions suédoises, je ne mettais toujours pas en doute la supériorité. Et sans y voir de contradiction avec les idées existentialistes auxquelles je prétendais adhérer, je persistais à considérer le christianisme comme préférable aux religions orientales, islam inclus, parce qu’il me paraissait plus apte à faire le bonheur des peuples, plus ouvert au progrès. C’était d’ailleurs l’opinion à peu près unanime des milieux européens de ces pays orientaux même des plus éloignés de toute préoccupation religieuse.

Sceptique je découvris
la sérénité de ce continent
et, chez René Guénon,
la clé d’un aussi éblouissant mystère

Telles étaient mes dispositions d’esprit lorsque, de Delhi, je partis en train pour Bénarès, ville sainte de l’hindouisme, qui valait bien un reportage. J’avais alors dans mon bagage, seule expression de la culture occidentale, un exemplaire du Mythe de Sisyphe, de Camus; mais un autre livre, dont le destin me réservait la lecture précisément au bord du Gange, allait me faire passer définitivement le goût de la littérature existentialiste: l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, de René Guénon, m’apporta une sorte d’illumination et fut comme le déchirement d’un voile devant des horizons illimités.

Il était sans doute question d’hindouisme dans cet ouvrage décisif qu’Alain Daniélou, qui résidait alors à Bénarès, m’avait mis entre les mains. Mais j’y découvris encore beaucoup plus que la simple introduction annoncée par le titre: une vision du monde et de la vie totalement différente de celle de l’Europe occidentale qui m’avait élevé et formé. Toute l’Inde, tout l’Orient m’apparurent désormais sous un jour nouveau. Ce que j’avais pris jusque là pour arriération, superstition ou refus du progrès prenait, à la lumière de la démonstration éblouissante de Guénon, une toute autre signification: il s’agissait plutôt d’expressions, même amoindries et décadentes, d’un ordre de choses procédant de la tradition universelle, laquelle, jusqu’aux bouleversements issus de ce que nous appelons la Renaissance, avait été, sous des formes diverses, l’inspiratrice de toutes les grandes civilisations, y compris celle de notre Moyen Age chrétien, et les avait sacralisées. Malgré l’évolution cosmique descendante, dont les Hindous sont particulièrement conscients lorsqu’ils désignent notre temps comme celui du « Kali Yuga », l’âge sombre, l’Orient était généralement demeuré fidèle à cette tradition, alors que l’Occident, adonné aux révolutions et aux illusions entretenues par l’idée de « progrès », avait perdu la dimension verticale du monde et de la nature humaine pour développer une civilisation horizontale, matérielle et quantitative, abolissant les valeurs sacrées au profit d’une totale sécularisation.

Depuis cette époque, l’oeuvre de Guénon, disparu en 1951, s’est considérablement répandue dans un public très divers mais généralement étranger aux milieux universitaires dont elle critique vivement la mentalité. Elle a certes suscité de fortes oppositions en Occident, ce qui était inévitable dès le moment où elle faisant le procès de la modernité qui en est issue, mais son influence a tout de même contribué à créer une nouvelle approche, plus bienveillante, de l’Orient et de ses civilisations. Pour ma part je m’efforçais de compléter ma connaissance de cette oeuvre, qui renouvelait mon regard sur la réalité indienne objet de mes enquêtes. Mes « papiers »en témoignaient et des réactions de lecteurs m’apprirent qu’ils en appréciaient le ton nouveau et l’attitude plus compréhensive. On ne saurait nier en effet que Guénon, mieux que maints orientalistes patentés, fournit des « clés » pour une compréhension en profondeur de l’Orient.

Cependant, il n’y avait pas que l’aspect professionnel de choses. Je portais déjà une vive reconnaissance à Guénon qui m’avait promptement guéri du nihilisme absurde de l’existentialisme en dénonçant l’agnosticisme moderne comme une forme élaborée et volontiers agressive de l’ignorance; mais il a toujours insisté aussi sur le fait que la théorie est peu de chose si elle ne s’accompagne pas d’un engagement personnel dans le cadre d’une véritable tradition ou de l’enseignement d’un authentique maître spirituel. En conséquence, et comme je me trouvais en Inde, pays privilégié à cet égard, je me mis en devoir de trouver un gourou.

Mes investigations furent intéressantes mais souvent aussi déconcertantes et décevantes. Je pus, dans divers ashrams, rencontrer des personnalités remarquables dont la plus éminente fut peut-être le swami Sivananda, à Rishikesh, sur les pentes de l’Himalaya, mais ailleurs je fus plusieurs fois rebuté par l’empressement exagéré mis pas le maître de céans et ses disciples à retenir le visiteur européen. Tel fut le cas au célèbre ashram de Pondichéry que je visitai en compagnie de ma femme et où Shri Aurobindo vivait les derniers mois de son existence terrestre. La « Mère », célèbre elle aussi, qui gouvernait la communauté, nous accorda un long entretien au cours duquel elle développa toute une argumentation pour nous décider à rester et à nous joindre aux disciples. Mais plusieurs points de son discours ne correspondaient pas aux critères guénoniens et notre réaction sans doute bien inspirée, fut de lui témoigner nos respects et de prendre congé.

De retour en Suisse après une nouvelle série de reportages jusque dans des régions de l’Orient aussi extrêmes que la Corée en guerre, je n’avais toujours trouvé ni voie spirituelle ni gourou. Ce fut alors que Jean Herbert, dont me rapprochait un intérêt commun pour l’Inde, m’apprit que Guénon avait adhéré à l’islam depuis de longues années et pratiquait la voie contemplative des soufis. J’en fus d’autant plus surpris que, à Bénarès, j’avais entendu de la bouche d’un respectable pandit très orthodoxe l’opinion que Guénon, de tous les auteurs occidentaux ayant traité de l’hindouisme, était le seul qui en eût pleinement saisi le sens et la portée. Il me parut d’abord difficile de comprendre qu’il pût pratiquer une autre religion.

Sa sobre discipline,
si elle tient le croyant
un peu à l’écart du monde moderne,
lui donne à tout le moins la paix de l’âme

Quelques semaines plus tard, d’ailleurs, parvenait du Caire la nouvelle que l’écrivain français venait de mourir. Le premier porte-parole européen de la pensée « traditionnelle » n’était plus, mais le courant intellectuel dont il avait été l’initiateur restait bien vivant et tendait même à s’amplifier. Aux éditions Gallimard se poursuivait la parution de la collection intitulée précisément « Tradition » où, après Guénon, se signalaient deux auteurs encore inconnus des lecteurs de langue française, Ananda Coomaraswamy, l’éminent critique d’art anglo-indien qui faisait autorité aux États-Unis, et Frithjof Schuon dont paraissaient les premiers titres (De l’unité transcendante des religions et L’Oeil du coeur) d’une oeuvre considérable. En outre continuaient de paraître à Paris les Études traditionnelles, « publication exclusivement consacrée aux doctrines métaphysiques et ésotériques d’Orient et d’Occident », ainsi qu’elle se définissait elle-même, dont Guénon avait été l’animateur pendant plus de vingt ans.

La revue publiait des articles, généralement de bonne tenue, se rapportant en principe à toutes les traditions sacrées et traitant, par exemple, aussi bien du shintoïsme japonais que du culte du Grand Esprit chez les Peaux-Rouges d’Amérique. L’islam et sa spiritualité ne semblaient pas y occuper de place privilégiée et pourtant diverses études sur le soufisme permettaient de pressentir que leurs auteurs en parlaient comme d’une réalité vécue.

Ainsi que maints exemples l’ont montré en effet, l’oeuvre de Guénon a conduit bon nombre de ses lecteurs à l’islam et à la voie soufique où lui-même les avait précédés. D’autres, assurément, lui doivent d’avoir retrouvé la foi dans le cadre de leur religion d’origine, christianisme surtout, mais parfois aussi judaïsme ou même bouddhisme. Et cette diversité de voies est importante à noter pour situer le courant « traditionnel » par rapport aux autres mouvements intellectuels, religieux et spirituels de notre temps. Il est parfaitement évident que, par son universalisme, il est aux antipodes de la mentalité qui préside au foisonnement des sectes.

L’adhésion à la pensée « traditionnelle »illustrée par Guénon puis par d’autres auteurs comme Schuon, Titus Burckhardt ou Seyyed Hossein Nasr, a généralement suscité une double réaction: la première, négative, pousse à se désolidariser d’une modernité apparaissant désormais comme révolte contre tout ordre d’institution divine, comme ennemie des valeurs de l’esprit et comme source des illusions menant l’humanité à sa perte; la seconde, positive, impose l’urgence de retrouver une voie authentique, donc traditionnelle, de salut et de réalisation spirituelle. Or, à cet égard, les maîtres de ce courant intellectuel n’ont jamais rien écrit qui, de près ou de loin, ait pu ressembler à de la propagande. Ce qu’ils proclament, c’est la nécessité de revenir non à telle religion, mais à la religion comme telle.

Ceux qui ont suivi un tel cheminement n’ont donc pas passé par ce qu’on appelle couramment une . Il serait plus juste de leur appliquer cette formule fréquemment entendue en Inde: ce n’est pas l’homme qui choisit la voie, mais la voie qui choisit l’homme.

Maintenant, si c’est vers l’islam et sa spiritualité qu’ils se sont souvent dirigés, il y a diverses raisons à cela. D’abord, dans la perspective universaliste de la pensée traditionnelle, l’islam apparaît comme ce qu’il est selon sa propre doctrine: la conclusion et la synthèse de la Révélation universelle. Dès lors, le fait d’y adhérer n’implique pas la rupture qu’on pourrait croire avec sa religion d’origine, dont la vérité fondamentale n’est pas mise en question. On relèvera ensuite que l’islam, troisième tradition issue de la souche abrahamique après le judaïsme et le christianisme, appartient au même univers spirituel « monothéiste », de sorte qu’un Occidental ne saurait s’y sentir trop dépaysé.

Enfin, en dépit de toutes les apparences contraires, l’islam demeure le dépositaire d’immenses trésors d’intellectualité traditionnelle et de sagesse, et l’héritage des grands maîtres spirituels du passé, comme Junayd, Ghazâlî, Jîlânî, Ibn Arabî, Rûmî et tant d’autres, n’a pas fini de porter des fruits. Mais il s’agit là, à des degrés divers, d’un ésotérisme, lequel, par définition, échappe plus ou moins aux regards extérieurs. On peut affirmer pourtant que sa tradition se perpétue dans le cadre du taçawwuf, le soufisme, ou « mystique musulmane » comme on dit couramment, et des confréries qui en émanent. Et il existe encore, parmi les cheikhs qui les dirigent, quelques maîtres authentiques se situant sans doute au niveau des plus éminents gourous de l’Inde.

Cet aspect de l’islam ne correspond assurément guère à l’image qu’il donne de lui-même dans le monde. Mais peut-être est-ce là précisément une raison de plus de signaler cette face cachée.

Même dans les milieux cultivés, on conçoit à grand-peine aujourd’hui que des Européens d’apparence à peu près normale puissent pousser l’extravagance jusqu’à pratiquer l’islam et à s’en imposer les devoirs et contraintes. Les Occidentaux s’en étonneraient moins sans doute s’ils étaient un peu mieux renseignés sur cette religion qui, après tout, n’est pas aussi étrangère à notre continent qu’on estime ordinairement. Sans parler des foules de musulmans venus récemment en Europe avec le choc en retour du colonialisme, l’Espagne, autrefois, fut terre d’islam pendant plus de sept siècles; la Sicile le fut aussi, bien que moins longtemps et, à l’heure actuelle, des millions de musulmans vivent dans les Balkans où, incontestablement, ils sont chez eux.

Les rites islamiques ne peuvent assurément pas se comparer à ceux du christianisme et pourtant ils ne présentent rien de plus extraordinaire, au contraire puisqu’ils n’exigent pas du fidèle qu’il croie en des « mystères » mais lui imposent simplement une attitude d’adoration et de soumission au Dieu unique. La différence fondamentale entre un Occidental moyen et un musulman pratiquant ne se situe probablement pas au niveau des héritages culturels, mais correspond plutôt à la contradiction qui oppose inévitablement à la civilisation sécularisée actuelle tout homme attaché à une tradition sacrée. A cet égard le musulman fidèle à sa foi reste toujours plus ou moins étranger au monde moderne.

Pareille situation lui pose forcément des problèmes et l’astreint à une discipline fort peut conforme à l’esprit du siècle, mais elle lui apporte maintes compensations dont la moindre n’est pas la paix de l’âme. Car, en acceptant cette discipline, non seulement il a le sentiment d’être réconcilié avec son Créateur, à qui il fait acte d’obéissance dans l’accomplissement de chacune de ses obligations religieuses, mais il retrouve un état d’harmonie avec la création. En effet, les rites islamiques ont un lien évident avec les grands rythmes cosmiques, en particulier avec le mouvement du soleil qui détermine les heures des prières quotidiennes, ainsi qu’avec celui de la lune qui demeure la base du calendrier musulman. Leur symbolisme rappelle à l’homme qu’il occupe une place centrale dans l’univers où il a été fait « vicaire de Dieu », ce qui le rend solidaire de la nature et de tout l’ordre des choses créées, mais le désolidarise d’une civilisation responsable de la crise écologique et autres cataclysmes menaçants.

Peut-être y a-t-il lieu d’ajouter que la pratique de l’islam ne favorise nullement l’exaltation religieuse, mais s’accompagne plutôt de sobriété et de sérénité. Car la foi qui en est la motivation est faite de certitude et de sagesse, certitude de l’Absolu, de la Toute-Réalité divine, et sagesse reconnaissant que tout le reste, tout ce qui constitue l’ici-bas, est relatif et contingent, « divertissement et jeu » selon les termes du Coran.

Il est trop évident qu’à notre époque toutes les religions sont plus ou moins en déclin ou en crise. L’islam n’échappe pas à la règle, mais en dépit de sa décadence, de ses turbulences et des excès injustifiables commis en son nom, il est, dans sa réalité vécue par des centaines de millions de croyants, très différent de ce que l’actualité fait apparaître de lui, et demeure un extraordinaire réservoir de foi et de prière. Et s’il est toujours capable d’attirer des Occidentaux en quête de l’essentiel, de « la seule chose nécessaire », que leur refuse leur propre civilisation, il ne le doit évidemment pas au khomeinisme ni à d’autres formes plus ou moins aberrantes d’intégrisme et d’étroitesse d’esprit, mais à sa spiritualité toujours vivante et au fait fondamental qu’il reste expression directe de la Vérité transcendante, sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable religion.

 

Le Temps stratégique, No 22, Genève, automne1987.

 

Le soufisme ou l’ivresse de Dieu

On entend par soufisme la mystique musulmane, soit l’expérience spirituelle qui, dans le cadre de l’islam, permet à celui qui la pratique de s’unir avec Dieu. Les soufis – de l’arabe sûf, laine, à cause de la pauvreté et du détachement du monde professés par les premiers adhérents – s’organisèrent dès les débuts de l’hégire (VIIe siècle) dans les villes d’Irak. Le soufisme fut tantôt toléré, tantôt proscrit par l’islam officiel qui doute qu’un croyant orthodoxe puisse rechercher l’extase – la communion avec Dieu – par des prières ou une ascèse spéciales.

La doctrine musulmane traditionnelle enseigne que la qualité de musulman comprend trois éléments fondamentaux: islam, la soumission, l’abandon à la Volonté divine; imân, la foi en Dieu et en son Messager,ihsân, la vertu, la sincérité, l’excellence. C’est sur cette troisième qualité que les maîtres soufis ont mis un accent particulier en instituant une méthode de méditation – fiqr – qui permet de pénétrer la vérité la plus profonde de l’islam. En pratique, cette méditation se réduit souvent à la technique de la litanie, qui consiste à invoquer et à répéter inlassablement le nom de Dieu (dhikr). Suivant les confréries, ces oraisons s’accompagnent de battements de tambours, d’inspirations et d’expirations, de gestes rythmés, voire de danse dans le cas des derviches tourneurs, qui aident à atteindre l’extase. Mais elles peuvent très bien être individuelles et silencieuses.

La voie soufique a inspiré un nombre considérable de penseurs, de poètes et de théologiens musulmans qui devinrent des saints et furent révérés comme tels. Parmi les plus célèbres, on peut citer Mansûr al-Hallâj (858-922), figure christique du soufisme, supplicié pour avoir dit: « Je suis la Vérité », soit « Je suis Dieu », pour signifier que Dieu parlait par sa bouche: Muhammad al-Ghezâlî (1058-1111), qui essaya de réconcilier la tradition, la raison et la mystique, ce qui lui valut le nom de « Preuve de l’Islam »; Abd al-Qâdir al-Jîlânî (1077-1166), appelé le « Sultan des Saints », fondateur de l’ordre Qâdîri: Muhy’id-Dîn Ibn Arabî (1165-1240), initiateur de la doctrine de l’unicité de l’Être suivant laquelle Dieu est omniprésent, tout émanant de lui et tout y retournant; Jalal ad-Dîn Rûmî (1207-1273), fondateur de l’ordre Mawlâwi, des derviches-tourneurs, et qui a dit: « Tous les chemins mènent à Dieu: j’ai choisi celui de la danse et de la musique. »

« Une extase dont le feu ne s’éteint jamais… »
« Louable est mon ivresse licite est le nectar
Dont la vigne et son fruit n’ont pas eu de part.
A la coupe divine où je portai mes lèvres,
L’unique goutte bue, en mon âme soulève
Une extase dont le feu ne s’éteindra jamais. .
L’Amour! Lorsqu’il atteint le Coeur d’un amoureux
Fait que la nuit obscure pour lui devient clarté… »

(Al-Jîlânî) Roger Du Pasquier, Découverte de l’Islam Paris, Seuil, 1984.

 

De quelques noms cités

Alain Daniélou (né en 1907)
Après diverses études artistiques à Paris et aux États-Unis, Alain Daniélou partit pour l’Orient où il visita de nombreux pays avant de se fixer en Inde, à Bénarès, il y étudia la musique, la philosophie, les langues et les traditions religieuses, sur lesquelles il publia de nombreux ouvrages, dont Histoire de l’Inde (Paris, Fayard, 1983) et Les quatre sens de la vie et les structures sociales de l’Inde traditionnelle (Paris, Buchet-Chastel, 1984) sont peut-être les plus marquants. Il signera un article sur l’Inde dans le prochain « Temps stratégique » (No 23).

Swami Sivananda (1887-1963)
Médecin indien qui se retira de la vie séculière pour mener une vie d’ascète et de sage. Son message: « Servez, aimez, donnez, purifiez, méditez, réalisez. »

Shri Aurobindo (1872-1950)
Ancien militant nationaliste bengali, Aurobindo fuit les Anglais et se réfugia dans l’enclave française de Pondichéry, où il redécouvrit l’hindouisme et les traditions de l’Inde. Son ashram, qui attira de nombreux Européens, et ses écrits, qui cherchaient à faire la synthèse des religions et des valeurs orientales et occidentales, eurent un retentissement dans le monde entier.

Ananda Coomaraswamy (1877-1947)
Historien de l’art cinghalais qui milita activement en faveur de l’éducation en Inde avant de se spécialiser dans l’étude des arts et de la philosophie indiens, mettant notamment en lumière le sens symbolique des sculptures et de l’imagerie sacrée. Hindouisme et bouddhisme a paru chez NRF/Gallimard en 1948.

Jean Herbert (mort en 1980)
Interprète aux Nations-Unies à Genève, Jean Herbert, devenu hindouiste dans les années 1930, a écrit et traduit de nombreux ouvrages sur la spiritualité hindoue, chez Albin Michel, dont il était directeur de collection.

Frithjof Schuon (né en 1907)
Né à Bâle de parents allemands mais de nationalité française avant de devenir Suisse, Frithjof Schuon a d’abord fait des études de dessinateur avant d’apprendre l’arabe et d’étudier l’islam et les religions traditionnelles, à propos desquels il a écrit d’innombrables ouvrages.

Titus Burckhardt (1908-1984)
Écrivain et historien de l’art bâlois, spécialiste de l’art islamique. A côté de ses livres sur l’art et l’architecture islamiques, on peut signaler son Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam (soufisme) et Alchimie – sa signification et son image du monde.

Seyyed Hossein Nasr (né en 1933)
Professeur d’histoire des sciences et de philosophie à l’Université de Téhéran, dont il fut vice-recteur, Hossein Nasr vit aujourd’hui à Washington, où il enseigne. Il a également publié de nombreux ouvrages sur l’islam et la pensée traditionnelle.

Peut-être, un jour, trouverez-vous
René Guénon sur votre chemin…

René-Jean-Marie-Joseph Guénon est né en 1886 à Blois en France. Après des études de mathématiques, il entreprend la recherche de la « parole perdue », d’abord en fréquentant les cercles occultistes, spiristes, maçonniques et autres pseudo-écoles d’initiation afin de combattre leurs théories, puis en se frottant aux maîtres des grandes religions traditionnelles – hindouisme, taoïsme et islam notamment. En 1930, il quitte Paris pour Le Caire, où il finit par s’installer. Il épouse une Cairote en secondes noces, s’arabise tout à fait et mène une existence entièrement musulmane entre l’Université El-Azhar, la revue El-Marifaah et la poursuite de son oeuvre sur la tradition universelle. Il meurt en 1951.

Pourquoi restez-vous en dehors de ce que vous êtes?
Selon René Guenon, le but de tout homme est de parvenir à la réalisation spirituelle (ou réalisation métaphysique), laquelle consiste à s’identifier avec sa propre essence, ou, en d’autres termes, à devenir réellement ce que l’on est (étant entendu que l’homme actuel se tient « en dehors » de son essence, ce que signifie très précisément le mot existence – du latin ex-sistere se tenir hors de).

Cette réalisation, qui s’opère par la prise de conscience de la réalité de l’Esprit, transforme radicalement l’être humain et n’est possible que par la grâce d’une influence spirituelle venue d’En-Haut et communiquée par un rite d’origine non-humaine: seules l’adhésion à une religion authentique et la pratique de ses rites peuvent déboucher sur un résultat spirituel.

Pouvez-vous être initié?
Pour l’homme, deux fins sont concevables: la perfection de l’état humain et la perfection de l’état divin, puisqu’il y a en lui quelque chose de Dieu. Toutes les religions se proposent la première, que Guénon désigne par le terme de salut. Elles s’adressent a tous les hommes pour sauver tout l’homme.

Pour atteindre la seconde fin, que l’Inde appelle « délivrance », il faut un rite spécial, donné seulement à ceux qui sont « qualifiés », prêts à le recevoir, et que Guénon appelle un rite initiatique (de initium commencement) parce qu’il inaugure le début de la voie spirituelle et qu’il confère le germe de la déification. Cette initiation n’a donc rien à voir avec les rites ésotériques vulgaires.

Changez vos repères mentaux!
Les chemins qui conduisent à cette réalisation spirituelle sont triples, ils passent par la métaphysique, la tradition et le symbolisme. La métaphysique – le supraphysique et donc, le surnaturel – n’est pas un exercice profane de la raison spéculant sur des données empiriques, mais une doctrine revue – révélée – intrinsèquement sacrée et toujours encadrée par la forme traditionnelle (une des religions authentiques, qu’elle soit hindoue, chinoise, islamique ou chrétienne). L’accès à cette doctrine sacrée exige une véritable réforme de l’homme moderne, un changement radical de ses repères mentaux qui lui fassent oublier les erreurs et les illusions du monde profane (idéologie du progrès qui fait condamner tout ce qui a précédé au nom de la supériorité de ce qui suit: superstition ce la science qui prétend constituer la seule forme de savoir authentique: illusion de la vie ordinaire qui survalorise le travail, la production, la consommation, le plaisir et écarte la religion) et les séductions des impostures religieuses et des parodies de l’ésotérisme (spiritisme, théosophisme, satanisme et autres charlatanismes provoqués par le refus de la tradition et l’ignorance de la doctrine métaphysique en Occident).

Tout n’est pas à refaire…
Quant à la tradition (du latin tradere, livrer, transmettre), elle comprend tout ce que l’homme n’a pas inventé mais reçu à l’origine des temps. Elle trouve donc son point de départ dans l’origine suprahumaine de toutes choses dans le « Paradis terrestre », avant de prendre des formes multiples au cours des âges, selon les mentalités, formes qui correspondent à toutes les religions du monde résultant d’une révélation divine, chacune d’elles se trouvant donc sur un pied d’égalité quant à son but qui est de délivrer la vérité essentielle. La tradition est donc la marque distinctive de toutes les civilisations non modernes. Mais elle n’est pas fixe ni rigide pour autant: elle évolue en fonction des cycles cosmiques qui régissent l’histoire humaine. Les cycles se suivent mais ne se répètent pas à l’identique, si bien que la tradition est en somme ce qui reste à travers ce qui se passe et se perd au cours des cycles. Selon ce point de vue et les traditions révélées, nous serions en ce moment à la fin de l’âge de fer – ou des conflits, selon les Hindous – où l’obscurcissement spirituel atteint sa limite.

Le mystère a sa force aussi
Les symboles enfin sont un moyen de connaissance et de réalisation spirituelle. Fondés sur la nature des choses, ils mettent réellement en relation l’être sensible et corporel avec les états supérieurs et donc avec Dieu L’existence du symbolisme sacré – à travers les arts, les textes, les rites traditionnels – est à l’origine de la distinction entre ce qu’il y a de relativement extérieur, de public, d’évident pour tous dans une tradition, et ce qu’il y a de plus intérieur, de plus caché sous les apparences, et que seul un enseignement ésotérique permet de saisir.

D’après J. Borella. Connaissance des religions, N° 3, décembre 1986.

Un échantillon du style de René Guénon

[…] En entourant constamment l’homme des produits de l’industrie moderne, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples « curiosités » n’ayant aucun rapport avec les circonstances « réelles » de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la « vie ordinaire » comme dans une prison sans issue. Dans une civilisation traditionnelle, au contraire, chaque objet, en même temps qu’il était aussi parfaitement approprié que possible à l’usage auquel il était immédiatement destiné, était fait de telle façon qu’il pouvait à chaque instant et du fait même qu’on en faisait réellement usage (au lieu de le traiter en quelque sorte comme une chose morte ainsi que le font les modernes pour tout ce qu’ils considèrent comme des ), servir de « support » de méditation reliant l’individu à quelque chose d’autre que la simple modalité corporelle et aidant ainsi chacun à s’élever à un état supérieur selon la mesure de ses capacités: quel abîme entre ces deux conceptions de l’existence humaine !

René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps. Paris, NRF/Gallimard, 1972.

De quelques titres guénoniens

Introduction à l’étude des doctrines hindoues. Paris et Grenoble, L’Anneau d’or/Ed. Didier et Bichard, 1930.

La crise du monde moderne. Paris, NRF/Gallimard, 1946.

Orient et Occident. Paris, Ed Vega, 1947.

Le règne de la quantité et les signes des temps. Paris, NRF/Gallimard, 1945.

L’homme et son devenir selon le Vedanta. Paris, les Éditions traditionnelles, 1947.

« René Guénon. Repères essentiels », par Jean Borella. In: Connaissance des religions, vol 11, No 3, décembre 1986.

Pour remonter aux sources de la tradition et de l’islam

Comprendre l’islam, par Frithjof Schuon. Paris, Seuil, 1976.

Regards sur le monde ancien, par Frithjof Schuon. Paris, Villain et Belhomme/Éditions traditionnelles, 1968.

Qu’est-ce que le soufisme? Par Martin Lings. Paris, Seuil 1977.

Principes et méthodes de l’art sacré, par Titus Burckhardt. Paris, Dervy-Livres, 1976.

Islam. Perspectives et réalités, par Seyyed Hossein Nasr. Paris, Buchet/Chastel, 1978.

Knowledge and the Sacred, par Seyyed Hossein Nasr. Édimbourg, Edinburgh University Press, 1981.

De l’unité transcendante des religions, par Frithjof Schuon. Paris, NRF/Gallimard, 1948.

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