Nanot robot

Et le nanot robot créa le monde en 6 minutes…

… ce qui nous permit de nous reposer le reste de l’année. C’est vrai, à la fin! Scier, coller, souder, fondre, mouler, polir … au diable ces vieilleries! Puisque les scientifiques nous prédisent l’ouvrier de rêve, invisible à l’oeil nu, construit molécule après molécule.

Nicolas Henchoz est journaliste scientifique au « Journal de Genève et Gazette de Lausanne », à Genève. Ingénieur EPFL, il est également diplômé en science des matériaux. Peut-on rêver meilleure formation pour vulgariser l’univers si complexe des technologies nouvelles ou à venir? « Très chers et fidèles collègues,

Vous qui m’avez suivi tout au long de ces fascinantes décennies, vous qui avez eu foi en mon message à l’époque où l’on se gaussait de moi, je vous ai réunis ici pour célébrer une percée technologique décisive. Nous avons en effet vécu un bouleversement aussi puissant que l’avènement simultané de la révolution industrielle, des antibiotiques, de l’énergie atomique et de l’outil informatique. Je fais évidemment allusion à la nanotechnologie. Souvenez-vous! Il y a si longtemps, j’avais été le premier et le seul à m’enthousiasmer pour cette nouvelle technologie et à prédire ses possibilités.

Je suis bien âgé. Mais je me souviens fort bien des techniques de production utilisées à la fin du vingtième siècle. Elles ne constituent plus aujourd’hui, fort heureusement, qu’un éprouvant cauchemar enfoui au plus profond de nos bibliothèques informatiques de poche. Les chercheurs et les industriels développaient certes des procédés automatiques mais encore tellement barbares: découpage, soudage, réactions chimiques massives, bref des manipulations grossières, violentes et qui généraient d’incroyables quantités de déchets et de résidus. La consommation d’énergie fossile et de matières premières suivait une inquiétante courbe ascendante. Et je ne mentionne que pour mémoire les objets affligés de défaut de construction qu’il fallait jeter ou qui ne résistaient que peu de temps à l’usage. Quel gaspillage! Quelle entreprise de destruction!

Depuis, la révolution industrielle de l’assemblage moléculaire a touché tous les domaines: l’informatique, la médecine, la production d’énergie, les moyens de transports et j’en passe. L’idée en était simple mais il a fallu beaucoup de temps pour la concrétiser. Je vous la rappelle brièvement: et si, au lieu de détruire pour produire, on construisait les objets à partir de l’unité la plus élémentaire constituant tout matériau, l’atome? Autrement dit, il suffisait de mettre au point les robots capables d’installer un à un chaque atome – ou du moins chaque molécule – à la bonne place. Cette technique de fabrication, à l’échelle du nanomètre (millionième de millimètre), porte un nom que vous connaissez bien aujourd’hui: la nanofabrication.

Un calcul relativement simple en résume bien le principe. Prenons un diamant d’un carat. Il contient dix milliards de trillions d’atomes. Un robot très rapide, capable par exemple de manipuler dix millions d’atomes par seconde, mettrait trente-deux millions d’années pour construire un tel diamant. Bien trop long pour un usage industriel! Mais il y a moyen d’obtenir un résultat convaincant. Il suffit que le robot puisse se dupliquer tout seul, molécule par molécule. En admettant qu’il le fasse en une quinzaine de minutes et que chaque nouveau robot reproduise le processus, nous avons, au bout de quatorze heures, un million de milliards de robots. Ensemble, ils peuvent alors construire le diamant en dix secondes! Tout simplement en prenant chaque atome de carbone à leur disposition et en le déposant à la place adéquate. Un tel procédé de fabrication par construction – et non par destruction – élimine la presque totalité des pertes et des défauts. »

Clic, réveil, fondu-enchaîné sur le dormeur en train de s’extirper de son discours juste avant que n’éclatent les applaudissements tant attendus. Et mérités? Nombre de scientifiques rangent l’Américain Eric Drexler dans la catégorie des pseudo-savants plus attirés par la fumisterie, la science-fiction et le discours théorique que par la concrétisation de ses intuitions. A 39 ans, Eric Drexler vient de décrocher un doctorat en nanotechnologie moléculaire au célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology), entre autre pour river leur clou à ses détracteurs. Mais cela fait bien quinze ans déjà qu’il bat la campagne en faveur de sa discipline préférée. Et qu’il publie ouvrage sur ouvrage, article après article, organisant des séminaires, des rencontres, des conférences, discourant, discutant à en perdre haleine. En 1986, il a même fondé leForesight Institute, à Palo Alto (Californie), regroupant aujourd’hui quelque mille membres. Ce centre de nanotechnologie rassemble toute la documentation imaginable sur le sujet, la met à disposition de ses membres et, contre paiement, procure du matériel d’information aux non membres.

En outre, Eric Drexler mène quelques activités de recherche au MIT. Mais la communauté scientifique continue à faire la moue devant ce grand communicateur médiatique. Tout en lui reconnaissant au moins le mérite de faire progresser la cause de la nanotechnologie par l’immense battage qu’il entretient auprès du public et des décideurs. C’est donc à lui qu’un bienfaiteur anonyme a versé, il y a deux ans, la somme de 175’000 dollars qui a servi à la création d’une fondation, l’Institute for Molecular Manufacturing (IMM). But de la fondation: trouver les sommes nécessaires pour sponsoriser l’avancement de la nanotechnologie et de la production moléculaire.

L’apôtre de la nanotechnologie – titre un peu perfide décerné par la revue « Science » – n’est pas naïf au point de ne pas reconnaître les pièges de la prédiction scientifique. Il veille donc à respecter les principes posés par Steven Schnaars (dans « Megamistakes: Forecasting and the Myth of Rapid Technological Change ») pour éviter les erreurs en prophéties. Voulez-vous la recette de la prévision technique parfaitement fausse et fumeuse? Alors, 1) ignorez les faits scientifiques; 2) oubliez de vous demander si quelqu’un désire le produit imaginé (en termes classiquement économiques: s’il y a une demande pour ce produit); 3) ignorez l’importante question des coûts; 4) tentez de prédire quelle firme ou quelle technique va l’emporter. Ce faisant, vous vous ridiculiserez aussi sûr que deux et deux font quatre. Très peu pour Eric Drexler.

Dans son livre le plus récent, intitulé « Unbounding the Future: the Nanotechnology Revolution », il dissèque donc la question des coûts. D’après lui, la nanofabrication permettra de mettre sur le marché non seulement des objets à peine imaginables aujourd’hui et parfaitement respectueux de l’environnement; mais ces objets seront, en plus, extrêmement bon marché. Très schématiquement décrites, les raisons pourraient en être les suivantes:

Premièrement, économie sur les matières premières. La production moléculaire (ou nanofabrication) n’exige aucun composant rare (donc cher). Elle se contente de dérivés du pétrole et de la biomasse: gaz, méthane, ammoniaque, hydrogène. Quelques dizaines de centimes par kilogramme au prix des années 90. Dans l’usine, les robots assembleront directement ces substances de base pour, si c’est nécessaire, constituer des matières particulières.

Deuxièmement, économie sur l’élimination des déchets. La masse des résidus diminue en effet drastiquement, ce qui entraîne une chute considérable de la consommation de matières premières (renforce le premier effet). Les quelques déchets inévitables sont recyclés dans le processus de fabrication ou transformés en substances pures utilisables dans d’autres productions.

Troisièmement, économie de main-d’oeuvre. L’automation devient quasiment totale puisque, beaucoup trop petits, les processus de production n’autorisent plus l’intervention humaine. L’usine ne fonctionne donc plus qu’avec de rares surveillants.

Quatrièmement, économie sur les primes d’assurances. Par la réduction sensible du personnel et l’élimination presque totale des défauts de fabrication. Ce dernier stade étant acquis parce que les robots producteurs sont intelligents: ils sont pourvus de senseurs et de systèmes d’alerte.

Toutefois, il faut nuancer les effets de cette liste d’arguments sur les prix. Le progrès technologique engendre en effet méfiance et incertitude, deux puissants freins à son adoption généralisée, deux barrières tenaces aux avantages économiques que l’on peut en retirer. Reste aussi que les investissements nécessaires pour mettre la nanotechnologie au point seront substantiellement élevés et qu’il est difficile de prévoir certains autres coûts (frais de conception, de design, administratifs, juridiques, etc.). D’autant que l’évolution des mentalités joue, là, un rôle prépondérant.

Pour en revenir aux aspects positifs, il faut remarquer que les évaluations précédentes se basent sur un prix constant de l’énergie et des matières premières. Toutefois, d’après Eric Drexler, la nanotechnologie entraîne inévitablement une spirale de baisse des prix. Exemple: la nanofabrication d’un kilogramme de peinture contenant des cellules solaires (photovoltaïques) nanoscopiques coûte un dollar de matière première et quatre dollars d’énergie. Supposons que les autres coûts s’avèrent négligeables. On peut alors recouvrir les routes avec une couche de peinture épaisse de quelques millièmes de millimètre au prix d’une dizaine de centimes par mètre carré. Chaque mètre carré peut transformer suffisamment d’énergie solaire en électricité pour fabriquer un autre mètre carré de peinture en moins d’une semaine. La production d’énergie augmente ainsi rapidement, engendrant une forte diminution de son prix.

L’abondance énergétique permet alors d’exploiter de nouvelles ressources de matières premières. Il devient économiquement possible d’extraire du carbone, élément de base des produits nanofabriqués, directement de l’atmosphère. Dont tout le monde sait qu’elle contient justement un excédent de gaz carbonique. A son tour, la réduction du prix de la matière première engendre une baisse du coût des nanoproduits, etc. « On peut difficilement estimer jusqu’où peut aller cette spirale mais elle peut aller loin », conclut Eric Drexler. Qui ajoute encore: « La fabrication moléculaire réalisera pour le travail des matériaux ce que l’informatique a fait pour le traitement de l’information. »

Et venons-en aux racines concrètement scientifiques qui fondent les espoirs d’Eric Drexler. De nombreuses recherches tendent vers la nanotechnologie, vers la miniaturisation ultime. Celle d’un David Blair, de l’Université d’Utah aux États-Unis, en biologie moléculaire par exemple. Ce chercheur étudie les bactéries qui se propulsent au moyen d’un flagelle (filament faisant office d’hélice). Les bestioles possèdent un moteur moléculaire de 25 nanomètres (25 millionièmes de millimètre) qui fait tourner le flagelle à 18’000 tours/minute. Moyennant quoi, une bactérie de taille moyenne se déplace de 30’000 nanomètres par seconde. Pour l’instant, David Blair n’a pas réussi à décortiquer la totalité des processus motorisés mais a mis à jour le système d’injection du carburant (il s’agit d’un canal à protons).

En ce moment, au nombre des voies qui tendent vers la nanotechnologie, les microscopes à sonde locale détiennent incontestablement la vedette. Ils ont permis aux chercheurs de visualiser des atomes isolés et même d’en déplacer. Ils sont, là, droit dans le sujet.

Ces instruments sont devenus médiatiquement célèbres lorsque leurs « pères », Heinrich Rohrer et Gerd Binnig, du laboratoire de recherche IBM de Rüschlikon près de Zurich, furent récompensés du prix Nobel (1986). Le principe théorique qui les régit – l’effet tunnel – date pourtant des années trente. Brièvement résumé, l’effet tunnel tourne autour du fait qu’un matériau ne lâche pas ses électrons car ils sont solidement retenus par les atomes. La surface du matériau officie comme une barrière électrique. Si l’on approche une très fine pointe (qui fait office de microscope en l’occurrence) à moins de quelques nanomètres de la surface du matériau, quelques électrons ont pourtant une mince chance de passer la barrière et de se diriger vers la pointe. En appliquant une tension électrique de quelques volts entre la pointe et la surface, on augmente le nombre d’électrons fugitifs. Il se crée alors un courant électrique qui varie très sensiblement en fonction de la distance qui sépare la pointe du microscope de la surface du matériau. De cette manière, le microscope fournit une représentation topographique de la surface explorée avec une résolution de l’ordre d’un atome (les accidents topographiques de la taille d’un atome deviennent détectables).

Dans la foulée, les scientifiques ont mis au point un microscope à force atomique qui détient l’avantage sur le microscope à effet tunnel de pouvoir observer les matériaux non conducteurs d’électricité, y compris les échantillons biologiques.

Combinés, les deux microscopes – à effet tunnel et à force atomique – deviennent microscope à sonde locale, l’actuel dernier cri de cette technologie. Avec lui, une équipe américaine (Donald Eigler du laboratoire IBM à San José en Californie) et un team japonais (Masaku Aono de l’Institut de recherche de physique et de chimie de Tokyo) ont réussi à manipuler des atomes isolés. Ils ont écrit le nom de leur société et créé des petites – vraiment petites! – figurines constituées de quelques dizaines d’atomes de xénon.

Mais nous sommes encore loin des rêves d’Eric Drexler. D’autres chercheurs tentent, par exemple, de transporter du monoxyde de carbone vers des atomes d’oxygène en vue de créer une molécule de dioxyde de carbone (CO2). Sans succès pour l’instant. En fait, le monde scientifique n’en est pas encore à construire des objets, atome après atome. Il tente d’abord – logique et nécessaire – de découvrir et comprendre les principes physiques si particuliers qui régissent l’univers de la miniaturisation ultime.

Mais les perspectives sont bel et bien là. Et le Japon semble investir massivement en direction de la nanotechnologie. Difficile d’articuler un chiffre précis car les sources de financement sont diverses et, surtout, on sépare peu, sur le terrain, la nanotechnologie de la microtechnologie et de la recherche sur les semi-conducteurs. Tout cela appartient au monde de l’archi-petit. Pour le béotien du moins. Car le scientifique sait bien, lui, que la nanotechnologie relève du millionième de millimètre tandis que la microtechnologie relève du millième de millimètre. Entre un nanomoteur (25 nanomètres ou 25 millionièmes de millimètres), qu’ils ne savent pas encore construire mais qu’ils ont décelé chez certaines bactéries, et un micromoteur (50 millièmes de millimètre de diamètre) qu’ils savent construire et intégrer dans les puces électroniques, il y a la même différence de taille qu’entre un moteur de montre et le diesel marin propulsant le paquebot Queen Elizabeth. Mais ces mêmes scientifiques mélangent parfois volontairement les termes. Que voulez-vous? Servie à toutes les sauces, l’appellation microtechnologie ne fait plus assez high tech et n’en jette plus suffisamment. Tandis que nanotech, excusez du peu!

Quoi qu’il en soit, il semblerait que le MITI (Ministère japonais du commerce extérieur et de l’industrie) injectera quelque 150 millions de dollars en nanotechnologie ces dix prochaines années. Dans des projets qui ont noms « Yoshida Nanomechanism Project », « Hotani Molecular Dynamic Assembly Project » et « Nagayama Protein Array Project » (utilisations de protéines pour créer de nouveaux dispositifs moléculaires) ou encore « Aono Atomcraft Project » pour la manipulation des atomes via microscopes à sonde locale.

Dans l’hémisphère occidental, l’OTAN nourrit, elle aussi, quelques projets en nanotechnologie car – le saviez-vous? – cette organisation militaire possède une dimension scientifique. Quant à la Suisse, elle a son temple de la nanotechnologie: le laboratoire de recherche IBM de Rüschlikon évidemment, chez les pères du microscope à effet tunnel. Prix Nobel oblige. Mais la plupart des universités du pays abritent maintenant au moins un groupe de recherche ès nanotechnologie. L’institut fédéral Paul Scherrer définit actuellement un projet de recherche destiné à accroître considérablement sa compétence en ce domaine. A l’École polytechnique fédérale de Zurich, le professeur Jürg Duval recrute une équipe en vue de se lancer dans le nanorobot.

Entre-temps, les maîtres de la disciplines que sont Iotaro Hatamura et Hiroshi Morishita de l’Université de Tokyo ont franchi une étape supplémentaire. Ils ont inventé un appareillage qui fait mieux que simplement « voir » à l’échelle du nanomètre. Leur « nanomanipulateur » permet à l’être humain, comme son nom l’indique, d’intervenir à cette échelle avec sa propre sensibilité. Le chercheur peut ainsi « voir » la pièce nanoscopique, la tenir d’une main et travailler dessus avec l’autre main.

Pour ce faire, un double écran vidéo donne au manipulateur une vision stéréoscopique (tridimensionnelle) de la pièce en travail. Deux joysticks (leviers) permettent l’un de déplacer et d’incliner la table où la pièce est fixée, l’autre de manipuler un bras robot pourvu d’un outil. L’ensemble joystick-bras robot est conçu de telle manière qu’un déplacement du joystick de 10 centimètres (grandeur maîtrisable pour une main humaine) correspond à un déplacement de l’outil de dix millièmes de millimètre. Ce qui permet à la main du chercheur de travailler sur une pièce dont il ne peut maîtriser la dimension en direct. De plus, des capteurs de force situés sur l’outil modifient la résistance des joysticks aux mouvements imposés par l’utilisateur. Ce dernier a dès lors réellement l’impression de toucher l’objet en travail.

La mise au point du nanomanipulateur a un but: obtenir à terme un outil de production extrêmement précis aux échelles de l’ultraminiaturisation et satisfaire ainsi des demandes pressantes et croissantes émanant de la biotechnologie, de la médecine et de l’industrie des semi-conducteurs.

Nous voyageons donc bien sur la route qui mène à la révolution industrielle prédite par Eric Drexler. Mais nous sommes encore infiniment loin du but. Car, malgré leur nom, les nanomanipulateurs ne parviennent pas à déplacer les atomes un par un pour construire des objets nanoscopiques. Si la précision de leurs gestes relève de la nanométrie, les produits qu’ils exécutent ne relèvent que de la micrométrie (souvenez-vous: la différence entre un moteur de montre et celui du Queen Elizabeth!). Ils représentent donc la suite logique de la tendance à la miniaturisation que l’on observe depuis longtemps mais n’ont pas encore basculé dans le nouveau monde de la miniaturisation ultime.

© Le Temps stratégique, No 51, Genève, mai-juin 1998.
ADDENDA

Entre micros et nanos 
Microtechnologie, nanotechnologie, mais où donc se situe exactement la grandeur frontière au-dessous de laquelle on appartient au monde nano et au-dessus de laquelle on fait l’éléphant dans le monde micro? Conventionnellement, les scientifiques l’ont fixée à 100 nanomètres, soit à 100 millionièmes de millimètres. Pourquoi pas? Il y bien un endroit où, conventionnellement, les géographes nous font quitter l’Europe et nous disent que nous pénétrons en Asie. Mais essayez de déceler l’Oural qui détermine la cote 100 nanomètres. Sans microscope à sonde locale, on vous souhaite bien du plaisir.

 Les microscopes à « sondes locales »

A l’aise dans l’univers micrométrique, l’industrie commence à se rapprocher bellement du monde nanométrique, de l’ultime miniaturisation. Pensez aux éléments qui constituent les puces électroniques, aux sources lasers de faible puissance, à tous ces dispositifs réalisés en matériaux semi-conducteurs. Le nanomonde n’est plus très loin.

Les industriels ont ainsi un solide problème à résoudre. A cette échelle, le moindre défaut devient dévastateur. Mais comment le repérer? Les fabricants commencent donc à s’équiper à tour de bras en microscopes à sonde locale (microscopes à effet tunnel + à force atomique). Ces espions dans l’infiniment petit leur permettent d’inspecter les produits dont la qualité de surface revêt une importance primordiale (matrices servant à fabriquer les disques compacts par exemple).

 

Des dizaines d’entreprises se lancent

C’est ainsi que, en 1992, les ventes mondiales de microscopes à sonde locale ont atteint 50 millions de dollars. C’est encore nanoscopique mais déjà quelque chose. En Europe, quelque deux cents appareils ont été vendus l’an dernier pour un total de 15 millions de dollars. Trois fabricants se partagent pour l’instant ce début de marché: Digital Instruments, incontestablement le numéro un, Park Scientific Instruments et Topometrix. Curieusement, alors qu’il faut entre une année et demi et deux ans de travail pour fabriquer un seul microscope de ce type, ces trois fabricants relèvent de la catégorie des petites et moyennes entreprises. Le géant IBM en fabrique de son côté mais ne les commercialise pas. Probablement parce que d’autres terrains, encore plus fertiles (les mémoires informatiques à très haute capacité), pointent à l’horizon grâce aux nouveaux microscopes. En attendant, alléchées par le marché, des dizaines et des dizaines d’entreprises s’y lancent. Trop semble-t-il pour qu’elles puissent toutes survivre.

Un mot encore sur ces nouveaux engins. Dans un proche avenir, ils pourraient également servir à stocker des informations. Les spécialistes parlent déjà d’un système constitué d’une centaine de pointes de microscope à effet tunnel, mues par des moteurs piézoélectriques. L’appareil permettrait d’engranger un milliard d’informations par centimètre carré et aurait l’avantage non dédaignable de beaucoup mieux résister aux chocs que les disques durs conventionnels pour ordinateurs.

Réalité virtuelle, dites-vous?

Au regard de son statut actuel (technologie essentiellement de laboratoire), l’univers nanoscopique d’Eric Drexler paraît flotter sur un petit nuage rose. Dans les rêves de ce futurologue, les nanorobots parviennent à réaliser, molécule par molécule, une navette spatiale aussi fiable qu’une voiture. En médecine, les interventions chirurgicales manuelles au bistouri sont, dans la plupart des cas, remplacées par une injection de nanorobots qui mènent l’opération par voie interne, en se déplaçant via le réseau sanguin.

Chez Drexler, les énergies renouvelables connaissent enfin un franc succès. Des cellules solaires (photovoltaïques) nanoscopiques, capables de se dupliquer avec très peu d’énergie, remplacent les centrales électriques classiques. En matière d’enseignement, la « réalité virtuelle » fait un tabac chez les étudiants. Un casque recrée un environnement tridimensionnel par le moyen d’images de synthèse; et une combinaison, pourvue de nombreux petits moteurs et capteurs, transmet au corps des sensations et des réactions particulièrement réalistes. Les étudiants peuvent ainsi – ce n’est qu’un exemple – se déplacer « virtuellement » dans un monde nanoscopique, voir, sentir et comprendre des phénomènes normalement impalpables pour l’homme.

Avec quelques bases scientifiques et de l’imagination, la liste des applications s’allonge très rapidement. N’a-t-on pas dit que la nanotechnologie vaincrait la mort? Mais l’auteur de cette déclaration n’a rien à voir avec Eric Drexler. Et puis, c’est une vieille histoire. Depuis la révolution industrielle de la vapeur, ne dit-on pas la même chose à chaque fois qu’une technique nouvelle se met à balbutier?

Bibliographie

Unbounding the Future, the Nanotechnology Revolution, par E. Drexler, C. Peterson, G. Pergamit. New York, William Morrow & Company Inc., 1991.

« The Apostle of Nanotechnology », par Ivan Amato, in: Science, vol. 254, p. 1310-1311. Washington, 29 novembre 1991. (Ce volume de la revue « Science » contient en fait un dossier entièrement dédié à l’ultime miniaturisation et intitulé « Engineering a Small World: From Atomic Manipulation to Microfabrication », p. 1300 – 1341. Avec des articles de David H. Freedman, Robert Crawford, Gordon Graff, George M. Whitesides et al., Joseph A. Stroscio et Donald M. Eigler, Mani Sundaram et al., K. D. Wise et K. Najafi.)

Molecular Magic, par S. Cobb. Washington D.C., Ad Astra, juin 1990.

Local Probe Methods, Research Report, par Heinrich Rohrer. Rüschlikon, IBM Research Division, Zurich Research Laboratory, 1991.

« Le microscope à effet tunnel: clé de la nanotechnologie », par Martin Hug, in: Panorama IBM No 21. Zurich, mai 1992.

« Les microscopes à sonde locale », par Kumar Wickramasinghe, in: Pour la Science No 146, p. 42-49. Paris, décembre 1989.

« Le petit monde de la nanotechnologie », par A. Dewdney, in: Pour la Science No 125, p. 108-111. Paris, mars 1988.

« Japan will fund Major Nanotechnology Project », par D. Swinbanks, in: Nature, vol. 352. Londres, août 1991.

Direct Coupling System between Nanometer World and Human World, par I. Hatamura et H. Morishita. Tokyo, Department of Mechanical Engineering for Production, The University of Tokyo, 1990.

« Des moteurs dans les puces », par Nicolas Henchoz, in: Journal de Genève et Gazette de Lausanne, p. 16. Genève, 23 octobre 1991.

« Une sonde qui voit les atomes », par Nicolas Henchoz, in: Journal de Genève et Gazette de Lausanne, p. 20. Genève, 9 novembre 1991.

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