Ombre et lumière, énergie et perception, par Khadija Nekrouf

L’ombre révélatrice de la lumière, mobilisatrice d’énergie et de perception
par Khadija Nekrouf

nekrouf


Dieu est Lumière des Cieux et de la Terre.
Sa Lumière est semblable à un Tabernacle où se trouve une Lampe;
la Lampe est dans un Verre;
Le Verre est comme un Astre brillant;
elle est allumée grâce à un Arbre béni,
un olivier, ni d’orient ni d’occident,
dont l’Huile éclairerait, ou peu s’en faut, même si nul feu ne la touchait.
Lumière sur lumière.
Dieu guide vers Sa Lumière ceux qu’il veut.
Dieu propose des paraboles aux hommes.
Et Dieu est de toute chose Savant.

Coran, XXIV, 35.


Qui ne connaît ce malaise violent face à une surface à remplir à partir de l’imaginaire, ce monde intérieur nourri de mémoire et de chaos, de lumière et d’obscurité, de réalités et d’invention, de vécu et de non vécu, bref le monde d’une liberté qui jaillit de l’ombre ?

C’est à partir de cette banale expérience, perpétuellement renouvelée, que j’ai tenté une réflexion autour du thème de l’ombre et la lumière. Car la démarche de la peinture, suivant mon vécu, est une composition de plusieurs stades de l’ombre pour parvenir à une expression de la lumière ou de la clarté (moins aveuglante, plus uniforme, plus rassurante). C’est dans un état d’ombre, je dirai même d’obscurité, que l’on se rapproche de la toile ou de la page à remplir. Et c’est ainsi chargé d’obscur que l’on scrute à la fois l’intérieur de soi, ce magma de visions, et la fameuse surface blanche, où, semble-t-il, ruent d’invisibles élans.

nekrouf2L’obscure surface blanche et l’obscure intériorité, se rencontreront-elles ? C’est cette double inintelligibilité qui crée la terrible tension du peintre ou de l’écrivain. Tension faite d’écoute suraiguë, de concentration autour d’un mystère où l’on ne discerne plus entre des zébrures de mémoire et des soifs d’inconnu, entre la raison qui organise une idée et l’intuition qui s’engouffre dans le non encore vécu. Et en même temps il y a cette parcelle limitée sur laquelle on cherche à capturer ces franges d’ombre et de non-dit, tout en buttant sur la propre existence de ce vide à remplir! De cette apparence de vide à remplir… Se réunir dans sa propre obscurité, se tenir tantôt aux aguets de la mémoire lancinante, tantôt des gouffres brefs de la prémonition, s’aiguiser au mutisme fécond de la toile, au silence du blanc de la toile frémissante comme un rideau qu’on s’apprête à lever, puis revenir en soi, amoindri-grandi par le pressentiment de l’infiniment extérieur, et se rassembler dans un flash de lumière au bout des doigts pour un geste – le premier – qui tentera l’esquisse de la rencontre, c’est cela le parcours solitaire du peintre. Ses buts conscients sont souvent mis à bas ou dilués par un télescopage avec le hasard et de cela d’informe peut naître une clarté, une ligne, du signifiant. Par bribes, la lumière s’installe dans le tableau et par delà le tableau, cette lumière qui est lien entre tous les éléments de l’oeuvre, c’est-à-dire le sens qui se dégage du tout. Et ce sens, c’est à dire cette lumière, est toujours étranger à celui que la conscience porte en elle avant le parcours vers la toile. Comme si la traversée de l’ombre en état d’acuité prédisposait enfin à d’autres visions.

Et lorsque l’ombre s’évanouit, la lumière qui s’attarde derrière elle
devient l’ombre d’une autre lumière.

Khalil Gibran

nekrouf3N’est-il pas évident qu’une telle attitude ou démarche est d’essence profondément métaphysique? Basculer d’ombre en ombre, de nuit en nuit, vigilant et en alerte, effrayé et plein d’espoir pour saisir à chaque fois un peu plus de mystère, et l’habiller à chaque fois de bribes de réponses, non pour l’identifier, mais pour habiter soi-même l’axe d’un signifiant inaccessible ? Et c’est là, au stade du répit, que s’invente la lumière. Car si l’ombre et la lumière ont, de manière évidente, leurs significations au premier degré c’est à dire l’ombre en tant que monde de la négation, de la peur, de l’ignorance, du mal, etc., et la lumière en tant que monde révélé à la perception ou à l’entendement, on peut aussi aisément dénoncer ces significations immédiates.

Et la première question à se poser est: qu’en est-il de ces significations pour un aveugle ? à l’aide de quoi se dirige-t-il ? Comment est « sa » lumière ? Que contient « son » obscurité ?

Deuxièmement la lumière a aussi la capacité d’aveugler, c’est-à-dire de jeter hors de la vue une grande partie du monde; comme fixer le coeur d’un soleil ou d’une lampe n’apporte rien, sinon la cruauté d’une lumière aussi aveugle et aveuglante que la pire des ténèbres Et même si l’on observe ce qui est révélé alentour par cette lumière, ce qui surgit hors des creux d’ombre, ne peut-on se demander quel est cet univers que la nuit efface régulièrement?

Le monde expose à ta vue pendant le jour tout ce qu’il contient, mais la nuit soustrait tout.

Faridûdin Attar, Le Livre Divin

Sans nous attarder sur cet aspect métaphysique que l’on peut développer indéfiniment tant il reste sans réponse, on peut aussi remarquer comment l’habitude de la lumière érode le comportement et comment l’ennui peut naître de ce que l’on croit bien connaître. Ainsi suivons-nous chaque jour des routes si connues grâce à la lumière du jour que nous ne voyons plus rien. De même combien d’entre nous remettent-ils en question des explications ou informations censées éclairer ? L’habitude de lumière distrait ainsi de ce qu’elle expose aux sens et à l’intelligence, et bien souvent fait assoupir l’acuité de jugement. Ce dernier trait nous conduit à réfléchir sur notre siècle et à nous demander s’il est réellement celui de la Lumière, et pour qui ?

Si nous prenons l’exemple, très brièvement, de ce que sont devenues les connaissances et le savoir, il est évident que leur avancée phénoménale est un éclairage de domaines de plus en plus spécialisés mais constitue un tel éloignement par rapport à la notion de globalité -ce Tout que l’on retrouve au bout de toute démarche si l’on reste vigilant et attentif- que l’on peut imputer à ce processus bien des échecs et bien des malaises à côté de ses indéniables succès. On peut citer des exemples à l’infini ….

nekrouf4A ce sujet, le livre du philosophe Michel Henry, La Barbarie, conduit à un constat terrible: notre siècle (et évidement il parle de la civilisation occidentale du savoir, de la prouesse technique, du confort, des découvertes ou de la démocratie) notre siècle est celui de la barbarie. Cela peut choquer bien des esprits mais lorsqu’on vient d’ailleurs, imbibé d’une autre trajectoire, d’une autre mémoire, d’une autre configuration, on peut comprendre les manques et les erreurs dénoncés par Michel Henry, non pas que l’on vienne d’une civilisation plus accomplie mais peut-être que d’être sur le seuil seulement de cette spectaculaire manière de vivre vous laisse voir les ombres sculptées par les oublis vitaux de cette civilisation à l’éclairage violent et qu’Henry nomme la Barbarie. Parmi ces oublis, donc dans une obscurité, notre énergie est dominée, mise au pas et domestiquée, alors que nous la recevons pour fonctionner dans notre auto-développement, dans la souffrance bien souvent, car c’est la traversée de l’inconnu, et surtout dans la notion de notre globalité au sein d’autres globalités. Ce qui fait dire à Henry: « La Barbarie est une énergie inemployée ».

Pour faire pendant à ce monde de la science classique, il y a heureusement le domaine de l’art qui permet le fonctionnement et le déploiement de cette Énergie primordiale et ce, dans le respect de l’obscurité, du non-codifié, du non-dit. L’art en créant une « composition » permet ce lien lumineux entre des éléments obscurs car partiels et comme le dit encore Henry : « Toute oeuvre esthétique se propose comme une totalité et n’est intelligible que comme telle. »

Autre exemple criant dans cette notion de civilisation de la Lumière: le domaine de l’information: C’est peut-être là qu’apparaît l’immensité de l’échec (parallèlement bien sûr à des succès). En 1990, l’information, dans tous les domaines, n’est-elle pas éclairage orienté tel un spot sur telle ou telle partie du monde ou des êtres, à partir d’un besoin précis, d’intérêts évidents socio-politico-culturels ?

L’information aujourd’hui braque son faisceau bref et grossier parfois sur des univers inconnus, différents, mystérieux et tente – en y réussissant la plupart du temps – une interprétation, d’une part hâtive et partielle, d’autre part à partir d’un regard qui s’est pré-posé un but. La médiatisation aidant, nous assistons, effarés lorsque conscients, à cette énorme faillite morale et éthique. Éclairer ce que l’on veut, maintenir dans l’ombre ce qui gêne ou peut gêner: on peut, en une phrase lapidaire, résumer ce qui a suivi l’ère des croisades d’un certain orientalisme, de la colonisation, et aujourd’hui de l’asservissement des trois-quarts de l’humanité par le quart restant. Lumière crue, parfois vulgaire, sur soi-même, avec un discours lénifiant, faisceau ramenant vers soi par bribes et telle une proie à sa propre angoisse, des lambeaux de réalités muettes et lointaines, que l’on habille d’explications aberrantes, voici la démarche grandissante et échevelée d’une civilisation qui, en laissant « l’autre » dans l’obscurité, éclaire sans le savoir sa propre brutalité, sa propre ignorance, sa propre lâcheté. L’irruption de la télévision dans ce monde de l’éclairage n’a fait qu’aggraver le processus de non-connaissance profonde, l’image ne laissant par le temps à l’esprit de se ressaisir, et constituant aux yeux d’une société passive une sorte de « preuve ». Cette passivité qui souvent a tué en occident la capacité de « s’engager », c’est-à-dire de se livrer corps et âme à une démarche vers l’autre, au risque de perdre.

Que se soit sur le plan politique – rapport d’un pouvoir à son peuple, ou d’un groupe de nations à un autre (Nord-Sud) – ou sur le plan individuel, les relations qui découlent du schéma lumière/obscurantisme sont des relations de force, de domination et de féroce impartialité qui ne peuvent que provoquer en réaction, un enchaînement de révoltes parfois jusqu’à l’excès, d’où les extrémismes. D’autant plus qu’il est méconnu, plongé dans l’obscurité négative, l' »autre » se trouve sans reconnaissance possible, sans secours bien souvent et acculé donc à la misère ou à la violence. C’est cela qui fut à l’origine de la gestation du Tiers puis du Quart-Monde.

Salah Stetié, dans La Unième Nuit parle d’une « … mise en contact de deux aliénations […] l’une sous-estimant l’autre, l’autre surestimant l’une Formule instable et explosive – et qui explosera; algèbre et valeur dont on ne saurait certifier qu’elles furent, qu’elles soient toujours morales ».

nekrouf5La lumière de la connaissance et de la révélation ne peut être si elle est provoquée par une intention. Elle ne peut être que si elle surgit d’elle-même au détour d’un apparent chaos, d’une complexité, reconnus comme tels, d’un hasard humblement assumé. L’ombre encore. C’est parce que certains physiciens pensaient que la science était dans une impasse que la sensation de l’existence d’un chaos leur parut ouvrir une issue à cette science. Depuis une trentaine d’années, on assiste à la plongée dans cette théorie du chaos à travers le monde des phénomènes de la physique. Le livre de James Gleick nous donne à ce niveau quelques idées pour cerner cette notion de chaos: « Nouvelle conception d’un ordre surgi du chaos … une révolution en vue […] science de la nature globale des systèmes, abolition des frontières entre disciplines scientifiques […] Forme née au sein de l’informe. »

Si nous ne voulons et ne pouvons (faute de spécialisation) parler de cette théorie scientifique du chaos, nous pouvons du moins transposer sur d’autres plans ce vocabulaire du chaos et réaliser une fois de plus que nous nous retrouvons encore dans la nécessité de cette démarche unique, qui a toujours été celle des mystiques, des philosophes, des artistes, poètes, musiciens, écrivains, créateurs de toutes sortes, c’est-à-dire la traversée de l’ombre où l’on se concentre pour recevoir des hachures de lumière qui fouettent l’espoir, éveillent l’amour, sculptent des solidarités, baignent des solitudes, conduisent vers l’irréductible notion de Lumière Divine; que des scientifiques rejoignent de nouveau et enfin cette démarche-là, voilà qui pourrait ramener l’univers vers sa propre totalité, grâce à l’admission de l’obscur dans la recherche, du désordre, de l’inconnu et même de l’inaccessible.

Cela nous conduit à une notion de la lumière qui n’appartiendrait qu’à Dieu. Nous ne pourrions percevoir cette signification-là qu’à l’aide de notre sensibilité, en nous méfiant de la signification intellectuelle de la lumière.

Je pense à ces vers de Claude Michel Cluny:

Verbe venu de la profonde nuit , lampe sur la route.
ou
La voie se trace dans l’ombre du coeur. Ne compte pas que l’esprit
l’éclaire parfaitement.

Cette lumière nous est promise; la fréquence du thème de la lumière dans la symbolique coranique est remarquable à cet égard. Mais il semble que nous devons habiter plusieurs sphères d’ombre avant de la connaître. Accepter l’énigme, le mystère tout en restant tendu vers leur fin. La Révélation est un constant rappel de la lumière et elle exige de nous cette tension perpétuelle faite d’angoisses et d’espoirs autour d’une certitude: l’existence de Dieu et de sa lumière. Par-delà nos sens, par-delà notre intelligence et grâce à une recherche incessante dont on sait qu’elle n’aura pas, ici-bas, de satisfaction; mains et coeurs tendus, regard écartelé dans l’obscur, livrés à la solitude du parcours, ne nous faut-il pas de plus nous vêtir d’ignorance ?

Et Pierre Jean Jouve écrira:

J’ignore. Et tellement j’ignore que je sais.

Omar Khayyam:

Quand le rideau se lèvera, tu verras que nous ne savions rien,
ni toi, ni moi.

C’est au sein de l’émotion que s’étiolent les certitudes de la perception sensitive et intellectuelle, lorsque l’ombre modulée de lueurs nous contient, que se taisent les intentions nées de l’illusion de la lumière, et que s’affine l’attente. C’est dans la chair obscure du regard de « l’autre » que sourdent les éclats d’une Réalité silencieuse comme la nuit.

Préparer son regard interne à l’obscurité de l’ignorance, c’est se préparer à une lumière progressive dans laquelle, dit Ghazali, dans le Tabernacle des Lumières : apparaissent le monde caché et les choses que la raison n’atteint pas.

Élaborer son ignorance, celle qui relie ce qui semble être à ce qui est; se multiplier dans une notion grandissante de cette ignorance afin qu’elle devienne une Lumière sur la Lumière, forêt de noms inconnus hissant vers le gouffre de l’éblouissement.

Khadija Nekrouf
Séminaire Femmes d’ombre et de lumière,
Grenoble, 26 Octobre 1990.


Extrait d’un documentaire de Guy Dussaule consacré au peintre marocain Khadija Nekrouf. Lumifilm 1988.


Bio

Née à Oujda (Maroc). Etudes de psychologie, séjourne en France, aux Etats-Unis, en Algérie, au Liban. Activités entre l’écriture et la peinture. Vit et travaille entre Genève (Suisse) et Rabat (Maroc).

Principales expositions

1973  Théâtre d’Oran, Algérie
1976  Galerie S.M.A., Genève
1977 Maison du Maroc, Paris
1977 Collective « Autoportrait », Musée Rath, Genève
1978 Abbaye de Tournus, salle capitulaire, France
1978 Galerie « Au Cavalier », Saint-Georges, Vaud (Suisse)
1979 Palais des Nations, « Quatre artistes arabes », ONU, Genève
1980 Galerie nationale Bab-Rouah, Rabat
1980 Galerie du Café-Théâtre, Casablanca
1981 Club du livre arabe, Palais des Nations, ONU, Genève
1984  « Huit artistes africains », OMPI, Genève
1986  Hôtel Intercontinental, Genève
1987 Galerie « L’Embellie », Montreux
1988  « Mois culturel marocain », EPFL, Lausanne
1990 « Semaine culturelle marocaine », Lausanne
1991  Club du livre arabe, Palais des Nations, ONU, Genève
1993  Galerie Aurum, Montreux
1994  Galerie Aurum, Nyon
1996  Galerie Bassamat, Casablanca
2001 Galerie d’art de l’hôtel Mansour Eddahbi / Palais des Congrès de Marrakech
2002 Forum de Meyrin, Genève
2006 Galerie Les Atlassides, Marrakech

Les tableaux de Khadija Nekrouf nous invitent à une fête somptueuse de la couleur – éclatante, la couleur, mais diaprée ; profonde mais irisée dans la superposition des transparences fondues ; vivante et matérialisée dans l’épaisseur de ce que supporte la toile : peinture, métaux, pierres, tissus dont on ne peut discerner s’ils sont bien là, ou seulement représentés tant ils se trouvent totalement intégrés dans la composition savante de la toile.

La couleur vibre dans la lumière qu’elle révèle. Marines turquoises, villages de sable rosé, maisons ouvertes sur leurs chamarrures, entrelacs de lianes et de fleurs, tout surgit dans la fluidité d’un air incandescent et le miroitement soyeux des eaux tranquilles, ailleurs, tout près !

Hourya Sinaceur

 

 

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